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Tout est trouble, autour de moi, alors que la poussière retombe dans la scierie dévastée par mes maladresses. Mon regard fureteur finit par tomber sur Silhaar, qui me cherche lui aussi dans toute cette pagaille, hélant mon nom pour m’identifier, mais sans que je ne puisse réponde, trop choquée pour avoir ne fut-ce que cette lueur d’esprit. Il s’approche de moi alors que je suis encore au sol, et sa vision, indemne, me rassure. Je suis un peu sonnée par tout ça. J’entends la pagaille s’installer chez les ouvriers et bucherons partout dans le hangar de bois, mais n’en comprends pas le sens, même si la raison est évidente. Je tente juste de me concentrer sur la voix de Silhaar, qui me parle, me propose de me relever, me demande comment je vais. Je fais signe que ça peut aller, que c’aurait pu être bien pire et que, finalement, j’ai eu une grande chance de ne pas avoir été écrasée sous l’un des troncs choyant sur le sol, mais mes lèvres restent closes. Je ne trouve rien à dire, ni n’en ai l’intérêt. Mon frère sait que je vais relativement bien. Physiquement, du moins.
Il m’aide à me relever, et je sens un haut-le-cœur me parcourir lorsque je découvre le désastre que j’ai commis. Les murs éventrés, les poutres structurelles broyées, les troncs éparpillés. Le choc doit aussi y être pour quelque chose. Et ce malaise n’est pas pour s’arranger, quand Jethar, un ouvrier de longue date de père, vient à notre hauteur pour m’accuser ouvertement de ce méfait. Il n’a pas tort : tout est de ma faute. De la faute de mon insouciance, de la faute de mes folies incontrôlables, de mon manque de réflexion, parfois, dans des situations qui me paraissent pourtant claires sur le moment. La colère gronde dans ses mots, dans son ton. Je mérite cette opprobre, j’en suis convaincue, mais je doute soudain de la réelle teneur de ses motivations. Il en vient à nous accuser, Silhaar et moi, d’être par trop gâtés par nos parents. D’être des fainéants qui n’avons rien à faire de nos journées.
Ainsi, la motivation de son ire est davantage une jalousie passive, rongeante, qui a eu le temps de murir dans son esprit hargneux, que l’événement en lui-même, qui ne lui sert que de catalyseur pour nous renvoyer toute cette haine. Je m’accroche au bras de mon frangin, alors qu’il prend des allures de meneur, à scander ses arguments dépréciateurs quant à notre sort. Et la peur m’envahit, lorsque je vois les hommes de pères se retrouver en ses mots. La colère aussi, et je la sens monter dans ma poitrine, prête à éclater en cris sur cette bande de brutes sans cervelle prête à nous lyncher. Ne se rendent-ils pas compte que tout ce qui compte, c’est qu’il n’y ait pas eu de blessés ? Que les dégâts matériels, ils finiront par être réparés, et que cela n’influencera que peu, voire pas du tout, leur paie ? C’est notre père qui sera le plus touché par la catastrophe, et il sera donc le seul à pouvoir me punir de mon méfait. Leurs insultes sont par trop nombreuses, et mon esprit par trop brumeux pour que j’y réponde ou les enregistre pour m’en accabler. D’autant que rapidement, une voix met fin à cette foire honteuse. Celle de père.
S’en prenant au meneur de la troupe, il le recadre en s’attaquant à sa propre progéniture, un malfrat arrêté par la garde il y a peu. Une histoire de racket dans les rues, la nuit, qu’il opérait depuis plusieurs mois avec une petite bande. Des criminels véreux et ratés. Honteux de ce rappel, Jethar fait vite mine basse, et se plie aux ordres de père indiquant que chacun devrait rentrer chez soi prévenir de sa bonne santé. Un à un, les bucherons et menuisiers s’en repartent vers leur habitation, nerveux sans doute, de cet incident, mais heureux, peut-être, de n’en avoir pas davantage été victime.
Nous sommes désormais seuls avec notre père, dans cette scierie ayant retrouvé son calme, mais pas son ordre. L’heure est venue d’affronter la colère de celui qui nous a vus naître sous son toit. Prenant les devants, je tente de justifier ma sottise.
« Père, c’est entièrement ma faute, je n’aurais pas… »
« Silence ! »
Sa voix, rude et forte, m’interrompt dans un cri. Baissant les yeux, je me plie à son autorité et ravale mes paroles hasardeuses, lui laissant son droit le plus formel au crachoir.
« Je me fiche de vos explications, de vos raisons, et de vos excuses. Je vous ai confié une tâche, et elle n’a pas été accomplie. Pire même, vous avez mis en péril toute l’entreprise, et détruit une partie de la scierie. C’est inadmissible. »
Je ne sais que répondre à ses mots. Silhaar non plus ne parle pas, car déjà le père recommence à parler, d’une voix plus déplorée.
« C’est de ma faute, je n’ai que trop pourvu à vos besoins, sans vous laisser de responsabilités. Par ma faute, vous devenez oisifs et insouciants. Incapables de comprendre la valeur et l’importance du travail, et la dureté de la vie. Et bien désormais, c’est terminé ! »
La dernière phrase est plus rude, définitive, et je sens poindre une sanction irrévocable à notre égard. Je tente d’épargner Silhaar, bien innocent dans tout ceci.
« Silhaar n’y est pour rien, je suis seule fautive dans tout ça. »
Mais il ne me laisse pas continuer. De nouveau, il m’interrompt, et de nouveau, mon regard glisse sur le sol, dépité.
« Je n’en ai cure, il ne s’agit pas de cela. Il est grand temps que vous appreniez la vie, tous les deux. Les dégâts de cet accident, vous serez deux pour en financer les réparations. Hors de question que j’y mette un sou. Et c’est hors de cette entreprise que vous le trouverez. »
Jamais il n’a été question, dans ma vie, de me faire de l’argent. Les rentes apportées par nos parents ont toujours suffi à satisfaire pleinement nos besoins. Pas de quoi se soucier de notre logis, de notre nourriture. L’argent de poche n’était que du bonus, du loisir, pour nos plaisirs respectifs. C’est bien simple, je ne sais absolument pas comment je pourrai faire pour trouver de quoi payer les réparations, en dehors de la scierie. Je ne suis encore qu’une piètre chasseuse, en vérité. Et Silhaar, sans doute pourrait-il se lancer dans une fabrique d’arcs, de meuble, ou de sculptures de bois, mais sans investissement de départ, c’est impossible…
« Comment saurons-nous ? »
« Débrouillez-vous. »
Sèche, sa réponse laisse un goût amer dans ma gorge, et mon regard aussi mécontent que décontenancé semble le toucher. Il reprend la parole, d’un ton moins abrupt.
« J’ai entendu dire qu’ils embauchaient de nouvelles recrues, à la milice. Cela vaudrait le coup d’aller voir par là. »
Et c’est là que je comprends que notre père ne fait pas ça pour nous punir, mais pour nous rendre service. Ses propos, bien que blessants, sont raisonnés. Silencieuse, j’accepte les propos en hochant du chef, attendant qu’il tourne les talons… Cette journée a marqué un changement dans mon existence. Définitivement. Plus rien, désormais, ne sera plus comme avant.
_________________ Asterie
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