Crowny se trouvait enfin sur la grande place de Cuilnen il pouvait apercevoir la forge au loin mais même après avoir balayé la place plusieurs fois du regard il ne voyait pas Zenos, peut-être était-il encore au temple ? (Et bien soit), pensait-il, il alla donc vers un petit banc de pierres blanches qu'il ne trouva pas très confortable mais qui lui permettait d'avoir une belle vue sur l'entrée de la ville tout en étant camouflé par un grand arbre adjacent qui ombrageait le banc du luisant clair de lune.
La vue de cette petite place perdue entre civilisation et nature était fort plaisante, les divers bâtiments étaient recouverts d'un lierre alternant entre des teintes d'un vert éclatant et la noirceur des quelques fleurs fanées, contrastant avec les autres fleurs plus fraîches aux mille teintes qui recouvraient la blancheur quasi immaculée de certains murs millénaires qui semblaient pourtant justes avoir été édifiés.
La place était désormais vide, comme elle devait avoir coutume de l'être présumait Crowny, car il lui semblait avoir entendu un jour que les habitants de la région étaient très casaniers. Si vide qu'il se risquait parfois à se découvrir légèrement le visage afin de palper sa cicatrice qui le faisait encore souffrir.
La seule vraie personne que Crowny croisa fut un elfe vert frêle comme un enfant mais qui devait en réalité avoir son âge, ses nippes étaient couvertes de ce qui devait être de l'alcool, il titubait et chantait ces quelques vers:
"Je fais un être pathétique n'est-ce pas ? Au détour d'une ombre mon cœur se brisa Et, noyant le chagrin de l'amour miséreux Dans cette taverne je vous fais mes adieux"
Sa voix n'était pas nécessairement harmonieuse ni même belle à entendre, mais elle retranscrivait à merveille toute la tristesse et la solitude que devait ressentir cet homme, Crowny aurait tant voulu le serrer contre ses bras et chanter à tue-tête avec lui. Mais il n'en fit rien et l'elfe quitta péniblement la place avant de disparaître dans la pénombre.
Le grand moment d'inaction que fut cette fin de nuit permit à Crowny de réfléchir un peu à la direction que commençait à prendre son existence, il n'avait plus touché à une goutte d'alcool depuis des semaines certes, mais il ne savait pas ce qu'il allait faire du temps qu'il lui restait à vivre. Il n'étais pas comme Zenos, lui avait un but à accomplir que semblait lui commander son dieux, mais moi se disait-il, âme hérétique en peine, que pourrais-je faire ? Retourner à Khonfas ? Reformer les foulards rouges ? Enfin enlever ce poids qui ruine ma vie et prendre ma revanche sur les responsables de mon errance solitaire ou plus simplement continuer obstinément de survivre dans ce monde ?
(A quoi bon), conclua t'il dans un soupir désespéré.
Quelques minutes plus tard
La nuit allait probablement se clore dans une ou deux heures, mais déjà la place commençait à se garnir de quelques elfes voulant probablement s'acquitter de leurs besognes avant le lever du jour, mais également des premiers flâneurs marchant plus tranquillement et discutant paisiblement des nouvelles du jour avec leurs amis. Mais le calme apparent de la place fut de courte durée, très vite Crowny vit arriver des bois deux elfes accompagnés d'un Taurion qui devait les guider jusqu'à la ville tout comme il en fut le cas pour lui. Les deux bougres portaient des vêtements rapiécés constitués de diverses pièces de cuir, cousus grossièrement. Ce qui fit vite penser à Crowny qu'ils devaient être deux vagabonds, voire même deux prisonniers en fuite, il se dit qu'il devrait sûrement garder un oeil sur eux.
Ils se firent vite remarquer quand le plus grand des deux alpagua une jeune dame, Crowny ne pouvait pas distinctement décrypter leur discussion notamment les paroles de la fille, mais il lui sembla que le plus grands lui causait du tord par sa manière d'être, il ne devait probablement pas être réellement vicieux mais ses paroles avaient l'air de fortement incommoder la demoiselle qui tentait par divers subterfuges de fuir les lourdes réclamations de l'homme, sans succès malheureusement.
Mais le ton de l'homme monta brusquement lorsque la main qu'il glissa dans les cheveux bruns de l'elfe la fit reculer d'un bon demi-mètre. Alors un flot d'insulte déchira la nuit, Crowny pouvait ainsi mieux comprendre ce qu'il disait, le ton sembla monter crescendo avec son incapacité à être compris tant son éloquence était pitoyable. Ne sachant aligner correctement ses phrases sans y marquer de longs et pénibles temps attentes, ceux-ci demeurant finalement plus agréables à entendre que les pénibles tentatives de menace qui n'eut effrayé même le plus fragile des bambins.
Pendant ce temps, le deuxième conversait, de manière moins ridicule, avec une elfe d'âge mûre, elle faisait de nombreux gestes avec ces mains alors Crowny en déduit qu'il lui avait demandé quelques indications sur la ville. Dès lors que le premier vagabond commença à crier sur la fille, son ami se retourna et, après avoir reluqué la jeune fille, s'approcha d'elle d'une façon nonchalante et d'un ton désinvolte, dit alors:
"Bah ça alors, t'as vu ça Arfie, une jeune d'moizelle en détresse...mais, mais que vois-je là ?"
Il se met à se serrer contre la femme et, d'un tour de main précis, décrocha la bourse qu'elle avait accrochée contre sa ceinture et la lança vers son ami.
Au même moment un bruit attira l'attention de Crowny, une ombre courait dans la nuit et ce n'est que quand elle s'approcha de lui qu'elle prit vie. (Par tous mes dieux, Zenos) Celui-ci semblait l'avoir aussi reconnu dans la pénombre et lança sur le banc son sac, Crowny s'empressa d'y extraire sa dague et la replaça prestement à sa place initiale, pressé contre son flanc droit par sa ceinture.
Le vagabond, à sa vue, s'écria:
"Et voilà son prince, Arfie tu t'en occupes je vais nous faire partir de c'te ville à la con"
Il poussa alors la pauvre fille qui se retrouva entre les bras de l'affreux Arfie qui ne semblait pas vraiment comprendre la situation, se contentant d'afficher un sourire béat à la vue d'un donzelle bien plus belle que lui)
"Dac' Drejden, j'vais lui péter sa gueule"
Pendant que Zenos s'approchait d'Arfur, le regard de Crowny se porta sur ce Drejden, il se dirigeait vers un arbre robuste, deux cordages en faisaient le tour et servaient à atteler deux grands chevaux, l'un noir orné de pattes blanches et l'autre marron avec une queue blanche. Drejden sortit alors un canif rouillé et commença à couper le cordage, à cette vue Crowny bondit de son banc et, alors qu'il apercevait en contrebas Zenos et le brigand au long cou dangereusement s'approcher, s'accroupit, se faufila, filant comme une étoile, furtif comme une vipère vers celui qui allait goûter le premier à son tout nouveau venin.
Il sembla à Crowny qu'un pesant silence reprit le dessus sur l'agitation des quelques dernières minutes, ainsi chacun de ses pas résonnaient dans ses oreilles comme autant de bruits assourdissants pouvant réveiller un mort. Mais le vagabond était d'un comportement des plus extatiques et ne fit pas attention à l'ombre qui se dirigeait vers lui d'une démarche hésitante, cela faisait tant de temps qu'il n'avait pratiqué sa discrétion. Il senti quelques instants son cœur battre si fort qu'il s'en serait arraché de son abdomen si cela avait continué, alors que de moins de moins de distance le séparait du bandit, il sortit son arme de son "fourreaux" et plaça sa lame entre ses dents pendant qu'il retroussait ses manches.
(Il me faut être efficace, un coup pas plus, auquel cas il en sera fini de moi), se dit-il.
Ses manches retroussées, il remit nerveusement son arme dans sa main gauche et la positionna lame pointant vers le sol. Drejden semblait avoir énormément de mal à sectionner les cordages, il ne cessait de jurer et de taper du pied. Crowny ne pût réellement voir ce qui se tramait du côté de Zenos mais il entendit un son de lame tranchant de la chair suivit d'un cri d’effroi provenant des citoyens qui s'attroupaient autour d'eux, personne ne semblait se préoccuper de l'autre brigand, et cela ne pouvait que convenir à Crowny qui ne comptait pas s'éterniser en ville une fois le criminel face contre terre.
C'est donc d'un geste net que Crowny planta la lame de sa dague dans le dos du brigand, un cri strident déchira un fois de plus le calme nocturne. Crowny ne pus porter son coup vers sa jugulaire car celui-ci ne cessait de se contorsionner dans tous les sens, rendant la manœuvre approximative. Il ne laissa pas la lame plantée plus de deux ou trois secondes et se précipita d'asséner un autre coup vers son adversaire, mais malheur, celui-ci était certes mal en point, mais il était déjà retourné et ne demandait qu'à planter Crowny de son canif. Le brigand élança son arme vers Crowny mais elle ne fit qu'entailler un peu plus sa cape violette, Crowny répliqua en s'agrippant à Drejden de son bras droit avant de planter sa lame dans son ventre, il lui sembla alors que Drejden cracha une gerbe de sang contre son épaule dans ce qui lui paraissait être un ultime râle, au même moment le canif du brigand tomba contre les pierres grossières et mal agencées du pavé.
(Le bougre aurait-il enfin passé l'arme à gauche ?), se demanda alors Crowny tout en retenant son souffle
Mais c'est alors que l'homme poussa Crowny qui bascula contre l'arbre, alors qu'il avait une main contre sa dernière blessure encore ruisselante de sang, il prit la dague de Crowny, découpa le cordage partiellement sectionné et jeta la lame sur le sol avant de s'enfuir tant bien que mal sur le dos du cheval noir qui, ne reconnaissant pas là son maître, ne se mit à galoper que lorsque les coups de talons de Drejden commencèrent à faire souffrir ses côtes. Pendant que le cheval s'avançait vers la forêt, une flèche traversa soudainement les cieux qui d'un mouvement mélant grâce de l'objet flottant et barbarie de son essence, faucha le fugitif qui sembla flotter ne serait-ce qu'un instant, sans un bruit, avant de conclure son vol par une chute concluant non sans brio toute la nature pathétique de cette fuite
Ayant alors une atroce douleur au dos durant une quinzaine de secondes, Crowny mit un certain temps avant de se lever et de rejoindre son compagnon qui avait récupéré entre temps son paquetage. Et c'est non sans stupeur qu'il aperçut Arfur, dos contre le pavé, se tortillant comme un vers que l'on regarde se débattre avec lui même avant de lui gratifier ses efforts de notre semelle. Il fut un certain temps à Crowny pour s'apercevoir que son œil droit semblait s'être renfoncé dans son orbite, son regard oscillait ainsi entre le vide méprisant de son œil encore valide ne transcrivant que la bêtise de l'homme et le magnétisme que provoquait pour Crowny le deuxième, il ne voyait plus rien mais donnait un drôle de sentiment, comme s'il pouvait pénétrer jusqu'aux tréfonds de votre âme et en extraire tous ses vices les plus cachés.
Mais alors que Crowny était plongé dans ses pensées, Zenos, qui se trouvaient à ses côtés, le rappela à l'ordre en le chahutant avec son coude et en chuchotant:
"Ta capuche s'est enlevée"
Crowny n'avait même pas remarqué qu'il se baladait depuis sa chute la peau à découvert et alors qu'il replaçait sa capuche il se rendit compte avec effroi que la foule entière portait son regard non vers les malfrats mais vers sa personne, un long silence traversa la place durant une poignée seconde avant qu'une grasse villageoise le brise en clamant:
"Hérésie, une saleté de Shaakt souillant les pavés jadis immaculés de sa crasse, un elfe de cendre profanant la terre de nos ancêtres Hiniön"
Un autre conclua alors:
"Qu'on le pende haut et court pour cet affront", suivit par une grande partie de la foule.
Nos deux compagnons commencèrent alors à reculer, se dirigeant vers la forêt profonde, mais certains tentaient de se rapprocher de Crowny tandis que Zenos protégeait Crowny, l'un d'eux réussit néanmoins à s’accrocher quelques instants à la cape de Crowny la tirant avec une telle haine qu'elle envoya sa tête s'écraser contre le dos dégoulinant de sueur de Zenos, celui-ci ne tarda pas à répliquer en explosant son poing sur la figure du villageois. Crowny tentait de se ressaisir et, tout en continuant à reculer, sembla comme espérer que les divins lui viennent en aide.
Mais soudainement un cri fit s'arrêter le troupeau, en se retournant, Crowny pouvait entrevoir et s'aperçut qu'il s'agissait d'un vieillard, probablement un prêtre du temple, après avoir calmé la foule il dit avec toute la sagesse qu'imposait sa voix:
"A quoi vous abaissez-vous mes chers compatriotes ? Il ne vous semble pas honteux de vouloir pendre un pauvre jeune homme qui vient peut-être de sauver votre vie d'une bande de vagabonds assoiffées de sang sous le seul prétexte que sa couleur de peau ne vous convient, il a risqué la sienne pour défendre une ville qui ne lui voulait que du mal et cela sans pensées aucune, n'est-ce pas mon ami ?"
Crowny, comme tétanisé, que pus qu’acquiescer d'un timide mouvement de la tête.
"Comment-vous nommez-vous mon cher ? Qu'êtes-vous venir quérir dans notre cité ?"
"Mon nom est Crowny Irondagger, je suis originaire de Khonfas et je me trouve dans votre splendide ville afin d'aider mon ami ici présent à accomplir son...pèlerinage divin dirais-je" Crowny tentait tant bien que mal de cacher le fait qu'il ne pouvait à peine respirer tellement il avait le trac de s'exprimer.
(Eh bien, on est encore pas passé loin de la corde), pensa-il pour se détendre, tout en avalant sa salive.
"Sa cause est juste certes, mais il est de fait qu'il n'a rien à faire ici et qu'il doit partir" ajouta alors une ombre dans la foule.
"Et bien...(Crowny se racle la gorge et tente de prendre un ton solennel mais qui demeurait plus lyrique qu'autre chose)...qu'à cela ne tienne, je partirai, je partirai et plus jamais vous verrai ne serait-ce que ma silhouette dans votre humble royaume. Zenos partons..."
Tout en se dirigeant vers la forêt, Crowny fit signe à l'un des Taurions, encore abasourdi de la scène dont il venait d'être témoins, de les suivre. Le bloc qui constituait la foule ne semblait pas s'être dissipés et Crowny ne les vit reprendre leurs occupations que lorsqu'il se retourna furtivement, une fois la forêt pénétrée, il aperçut également près de Arfur une forme immobile, il comprit vite par ses vêtements qu'il s'agissait de la pauvre fille, cette vision lui arracha le cœur. Tous ces gens ne se préoccupaient que de son sort alors de la fille était peut-être encore dans ses ultimes sanglots. Sur la place les gens vaquaient à leurs occupations sans même se préoccuper d'elle, comme si rien de s'était passé en cette nuit. Un peu plus tard un ultime cri déchira l'aurore naissante, peut-être les parents de la fille ou même l'homme avec qui elle vivait, nous ne le sauront jamais.
_________________ Crowny, l'enfant errant
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