L'entrainementLa peur. Difficile de la décrire, quoique les symptômes soient assez évocateurs. Les sensations qu'elle entraîne me sont désagréables. Mon cœur qui s'emballe, le sang battant mes tempes et mes oreilles, rendant la compréhension du monde extérieur plus ardue, et cette impression de froid constant, alors même que je sens le soleil me baigner de ses rayons... Je n'aime pas avoir peur, mais malheureusement, je n'arrive pas encore à bien la contrôler.
J'inspire un grand coup, immobile, près de la grande porte menant vers l'inconnu. Mes parents se sont libérés pour m'accompagner, le voyage risquant de durer plusieurs jours tout au moins. Malun n'est pas encore là, ou, du moins, je n'ai pas senti sa présence. Pourtant, sa magie rayonne, intense et unique... Je ne sais pas à quoi ma magie ressemble. Je la connais, la maîtrise autant que je le peux, mais les sensations que je ressens quant à moi sont très différentes de ce que je ressens des autres. Il faudrait que je lui demande, si un jour j'en ai l'occasion.
Je serre mon sac contre moi, me repassant sans arrêt les conseils et paroles rassurantes de mes parents et de mon maître, pour essayer de me rassurer. Mais tout autour de moi, tout n'est que brouhaha, craquement et crissement, l'entrée de la ville étant très fréquentée.
Certains sont marchands, épuisés par le voyage et ravis d'être arrivés à destination. D'autres sont pêcheurs, bûcherons ou chasseurs, allant ou revenant d'une session de travail. Leurs odeurs sont vraiment différentes, trahissant leurs outils, le lieu où ils exercent, la fatigue qu'ils traînent avec eux... Quelques-uns partent eux aussi, bien plus réjouis que moi à l'idée de quitter Cuilnen.
Et puis je la sens, d'abord discrète, puis de plus en plus prononcée. Il y a plusieurs personnes aptes à la magie à Cuilnen, beaucoup même. Je suis l'une d'elles. Mais aucune ne possède cette aura, forte et calme à la fois, prête à bondir au moindre clin d’œil de mon maître. J'ai toujours été impressionnée par cette magie, et par l'aisance avec laquelle il la manipule. Il me dit que je serais aussi forte que lui quand mon apprentissage sera terminée, mais j'en doute.
"Désolé du retard, j'avais quelques petites choses à régler avant le départ."Mes parents s'empressent de s'assurer que tout se passera bien, et je reste muette, écoutant vaguement leurs propos. Quelque chose d'autre a attiré mon attention, une odeur, forte mais peu présente, flottant dans l'air, et sur les vêtements de certains passants. Une odeur que j'ai déjà ressentie de nombreuses fois lors de mes excursions en ville, mais dont je n'ai jamais pu approcher la source.
"Maître ?""Oui Diana ?""Va-t-on monter à cheval ?"Il a un instant sans parler, puis je sens sa main se poser sur mon épaule, délicatement.
"Et tu arrive encore à croire que tu es incompétente ? Personne ne peux sentir aussi précisément une odeur, dans cette foule."Je ne sais que répondre. Je n'ai fait que capter l'odeur de ses animaux sur des tuniques, rien d'autre. En quoi cela est-il si impressionnant ?
"Je n'ai que...""Je sais ne t'inquiète pas. Non, nous ne monterons pas à cheval aujourd'hui, j'ai d'autres choses à te montrer avant.""D'accord."Je ne suis jamais montée à cheval, n'en ai même jamais touché un. Mais c'est un animal réputé, très utilisé à Cuilnen et très bien adapté aux voyages de moyenne et courte durée, d'après ce que m'a expliqué mon père.
Les au-revoir se font brefs. Je ne tarderai pas à revenir, et mes parents ont sûrement été prévenus bien avant moi du projet de Malun. C'est au bras de mon maître, et sous les encouragements de mes parents, que je quitte pour la première fois Cuilnen, dans le brouhaha indifférent de la foule qui m'entoure.
Mon maître ne dit pas un seul mot. Je sais qu'il me laisse m'adapter, comprendre, sans parasiter mon ouïe en parlant. Au début, peu de choses changent, le brouhaha et la foule s'étendant de l'autre côté des portes. Cependant, l'ait est plus tourmenté, la brise faisant onduler le tissu de ma robe et virevolter mes cheveux. Elle est différente du vent que l'on peut ressentir en ville, plus libre, plus joueuse.
Ma première réaction est de frissonner, la chair de poule m'envahissant brièvement. Mais plus je la ressens et plus je trouve cette brise agréable. Elle s'engouffre dans les replis de ma robe, caressant ma peau, faisant danser mes cheveux qui chatouillent mon visage. Le plus intriguant est l'ensemble d'odeurs qu'apportent ces mouvements d'air. Certaines me sont connues, comme celles des arbres et de l'herbe, mais elles sont mélangées à beaucoup d'autres odeurs que je n'arrive pas bien à différencier. C'est comme un plat sophistiqué et exotique, empli de saveurs inconnues et dont le résultat est très agréable.
Je sens mon cœur s'accélérer, alors que le brouhaha s'éloigne à mesure que nous avançons. La nature. Même si je ne suis pas en mesure de discerner tout ce qui m'entoure, je suis consciente que tout ce que je ressens lui est propre. Le son aigüe et chantant des oiseaux s'amusant sous le soleil, le bruissement des feuilles des arbres entraînées par cette brise qui me caresse le visage, cette odeur douce mais complexe, pleine de nuance, comme autant d'effluves d'animaux et de plantes la composant. Et ce silence, qui malgré tout le bruit qui l'entoure est prenant, perturbant, presque apeurant.
"Maître ?""Oui Diana ?""Je ne reconnais pas ce qui m'entoure. Il y a... des arbres, des oiseaux, mais... Beaucoup de choses me sont inconnues. Pourrez-vous me les apprendre ?""C'est normal, il y a beaucoup d'animaux qui n'entrent jamais dans Cuilnen, et ici, la nature a tous les droits, et fait ce qu'elle désire. Pour certaines des créatures et plantes ici, je te les ferai découvrir, c'est une partie de ce que j'ai prévu de te faire faire durant le voyage. Mais je ne pourrai malheureusement pas tout te montrer, la nature est trop vaste, et peu de gens sont capable d'en connaitre tous les secrets. Il te faudra découvrir ce qui t’intéresse et nous aviserons par la suite.""Entendu."Ainsi, même les autres, ceux qui possède ce fameux sens qui me fait défaut, ne sont pas capables de discerner tout ce qui les entoure. Étrange. Pourtant, ils possèdent quelque chose qui me manque, alors pourquoi ne l'utilisent-ils pas ? J'ai de nombreuses fois essayer de comprendre ce que la vue procurait, se que ressentait les autres, ce qu'il me manquait pour être entière, mais je n'y suis jamais parvenu. Comme il m'est impossible de décrire ce que j'entends en n'utilisant que mon odorat, je ne parviens pas à mettre en forme ce que m'expliquaient mes parents étant plus jeune. Ces couleurs, sortes de repères pour le vue, comme l'odeur l'est pour l'odorat ou le son pour l'ouïe, me sont tout simplement inaccessibles, inimaginables. Et pourtant, elles ne suffisent pas à combler le manque qui me caractérise afin de comprendre ce qui m'entoure.
Je suis persuadée que ni mes parents ni Malun ne veulent m'effrayer, mais le simple fait de penser qu'avec 5 sens, le monde ne se découvre pas aisément me fait réfléchir à ma propre idée de ce qui m'entoure. Un instant, un bref instant, mon sang se glace, alors que la pensée d'une vision erronée de ce qui fait de mon monde ce qu'il est me traverse l'esprit, et je m'arrête, inquiète.
Mon maître ne force pas et s'immobilise lui aussi, avant de lâcher mon bras. Je le sens tout près, devant moi, sa magie rayonnant comme à son habitude, sa puissance couvrant tout ce qui est autour, et tranchant avec la douceur de ses gestes et de ses pensées. Alors que mes pensées peinent à se remettre en ordre, je sens ses doigts se poser sur ma joue, délicatement.
"Que t'arrive-t-il ? Tu n'as pas à être effrayée, rien ne peut t'arriver ici.""Tout... Tout ça, est-il vrai ?"Une hésitation, un léger soupire, il a comprit ce qu'aucun n'aurait envisager. Il est le seul qui puisse me comprendre à ce point. Je sens une larme couler sur ma joue, rapidement essuyée par son pouce frôlant à peine mon visage.
"Tu es jeune, trop jeune pour te poser cette question. Il est normal qu'elle t'effraie. La réponse est assez simple en réalité. Sens-tu ma main ?""Oui, sur... ma joue.""Et maintenant ?"Sa main se retire de ma joue, y glissant un instant avant que le contact ne soit rompu. Le froid envahit ma peau avant que le sang qui la parcourt n'en reprenne le contrôle. Ses vêtements bruissent, et un bref courant d'air fait onduler ma manche, alors que l'aura de Malun diffère légèrement.
"Elle est... le long de votre flanc ?"Avant même de répondre, il me prend dans ses bras, me serrant doucement contre lui. Sa chaleur m'envahit, réconfortante, et ses lèvres, proches de mon oreille, ne font que murmurer la réponse.
"Tu n'as pas à avoir peur de ce qu'entoure. Quelqu'un d'autre que toi ne m'aurait pas répondu différemment, seulement, il n'aurait pas utiliser les même sens pour y arriver. Il aurait vu ma main, alors que tu l'as ressentie. Que l'on voit ou non, ce n'est jamais que nos sens qui nous disent ce qui nous entoure. Et crois moi, la vue n'est pas le moins trompeur d'entre eux."Je ne répond pas. Que puis-je répondre ? Je profite de sa chaleur un instant encore, puis il recule d'un pas, avant de me reprendre le bras pour se remettre en marche. Je repense à ce qu'il m'a dit, y réfléchissant calmement. Mon cœur a ralenti, revenant à un rythme plus classique, et mes pensées sont plus disciplinées. Je n'ai jamais réfléchi à cela de cette manière. Pour moi, les sens étaient tout, la retranscription directe d'un monde établi, mais se dire que ce ne sont que des outils remet tout en perspective. La vue ne me permettrait finalement que d'avoir une autre manière de ressentir ce qui m'entoure, en espérant qu'elle soit cohérente avec les autres versions apportées par mes autres sens...
"Le sens qu'il te manque est le sens principal de nous autres. Nous n'utilisons que celui-là, du moins, principalement celui-là. N'y ayant pas accès, tu as su développer tous tes autres sens, et, de cette manière, tu détiens un pouvoir sur les autres qui est bien plus important que tu ne le penses. Penses à la nuit, si jamais tu doutes, et tu te rappelleras que n'avoir que 5 sens n'est pas un handicap."La nuit. La fraîcheur, le silence... Il est vrai que mes parents m'ont déjà expliqué que sortir la nuit n'est pas facile, qu'ils n'ont aucune notion de ce qui les entourent, qu'ils n'y "voient" rien, alors que pour moi, il n'y a que peu de changement.
Encore une fois, Malun m'a redonné confiance, m'a rendu le sourire. Mais il me faut autre chose que le sourire. Il faut que j'apprenne, que je comprenne. Il faut que je n’imprègne de ce monde, que j'en connaisse les moindres secrets. Il faut que je sois capable de m'en sortir car, il me l'avait dit lui même, rien n'était éternel, pas même lui.
La forêt