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Une rue calme. Une ruelle insalubre, d'où s'égoutte doucement l'humidité des gouttières branlantes trônant haut dans les maisons encastrées l'une à l'autre. A l'occasion, un voleur passe en courant, tourne la tête pour constater que personne ne le traque et reprend calmement son chemin en sifflotant un air guilleret, son larcin en main.
Entre les pavés humides, un verre se risque à une longue traversée, rampant à travers les butées de pierre, glissant entre les sillons parfois creusés. Soudain, quelque chose vient perturber sa grande épopée. D'abord un léger grondement, puis quelques grattements. Peu à peu, le pavé qu'il franchissait alors se met à bouger. Le ver se roule sur lui même, cherche un échappatoire, mais rien n'y fait. D'un coup puissant, il se retrouve soulevé de quelques centimètres. L'eau croupie et la terre molle s'engouffrent dans le trou, tandis que les pavé adjacents se font peu à peu repousser par une force invisible, souterraine.
Dans la ruelle tranquille, une main surgit du sol : écorchée, les ongles cassés, couverte de terre et de sang. Méthodiquement, elle creuse, bouscule, jusqu'à ce que les pavés semblent aspirés uns à uns plus bas : peu à peu, ce qui n'était qu'un petit creu dans le sol s'élargit pour révéler une arche et la silhouette d'une robe crasseuse et humide.
Peu à peu, à l'abri des regards, les phalanges lézardées de coupures, endolories, Vilglas se hisse tant bien que mal, prenant appui avec ses pieds sur les restes d'une ancienne fenêtre, d'une ancienne maison. Après avoir franchi le bon mètre le séparant de la route désormais enfoncée, il se laisse glisser sur le dos, ignorant l'humidité et la terre qui le recouvre, reprenant doucement son souffle, fermant lentement les yeux.
Il était dans le noir. Ses derniers mots résonnaient dans sa tête depuis quelques minutes déjà. Consumer, un terme qui lui était venu naturellement. Maintenant que le maître nécromant était parti, il revoyait dans sa tête la conversation en boucle. Il s'imaginait quelques réparties cinglantes, bien placées, des rebondissements de situation. Mais il ne se voyait pas faire grand chose de plus : il ne maîtrisait pas l'Ombre.
Le craquement de ses genoux lui rappelait combien de temps il était resté dans sa position de réflexion, et la nuit devait déjà être tombée sur la surface. Il lui fallait désormais partir.
Il entendait toujours les claquements osseux de l'aberration qui claudiquait plus loin, mais la pièce se trouvait être si vaste qu'aucun des deux ne semblait voué à se croiser si l'invocation poursuivait ses mouvements erratiques. Faisant route arrière à tâton, il s'approcha de la lueur d'une torche qu'il décrocha du mur, la dernière restante.
Ses premières avancées furent difficiles, car les embûches au sol lui apparaissaient maintenant clairement, et les dédales n'étaient guère plus qu'un immense charnier, mêlant carcasses animales et humanoïdes, même les rats morts tapissant la litière funèbre des lieux.
Par trois fois, il se perdit. L'obscurité était telle que sa torche n'éclairait pas à plus de quelques mètres, et les bas-plafonds avaient une fâcheuse tendance à l'enfumer, lui arrachant de violentes quintes de toux. Etrangement, les cliquetis cadavériques du squelette boîteux semblaient le suivre en tout lieu et pourtant rien ne se présentait jamais à lui. Son esprit devait commencer à lui jouer des tours.
Plusieurs fois, il se retrouva dans une alcôve illuminée, mais chaque fois, la voûte centrale avait cédé à une hauteur bien trop grande pour lui. Il avait déjà oublié l'idée d'appréhender les dédales souterrains et se contentait de reconnaître les rues et les lieux qu'il explorait. Il ne marchait pas vite, et la soirée tombait rapidement sur la ville qui s'assombrissait de plus belle. Bientôt il dû compter sur une approximation totale, et une chance maladive pour découvrir d'autres puits de lumière, toujours plus proches.
Enfin, l'occasion se présenta. Le tunnel était effondré, face à lui. Quelques timides racines pendaient au dessus de sa tête et, peu à peu, il avançait courbé, jusqu'à devoir échouer à quatre pattes pour attaquer le sol. Il pouvait entendre quelques bruits de course par moment, et chaque espoir l'enrageait de plus belle. Il creusait, creusait et creusait encore malgré la pression de l'obscurité totale et les cliquetis incessants qui semblaient se rapprocher.
D'abord, une poignée de terre s'effondra d'elle même, perçant l'obscurité d'un fin filet de lumière. Puis, alors qu'un ver se risquait au dessus de lui, ses doigts vinrent frotter avec frénésie sur la couche qui le séparait de l'air frais de l'extérieur. Il se faisait recouvrir en même temps qu'il approchait de son but, et toujours le danger semblait se rapprocher. Alors qu'une main squelettique se dessinait peu à peu derrière lui, la fragile structure céda enfin et la ruelle s'affaissa dans un bruit de roulis de pavé et de mouvement de terre. Les fondations des maisons branlantes étaient en partie apparentes, et l'âme torturée qui le poursuivait lentement se voyait enfin enterrée.
Il rouvrit les yeux, épuisé, les mains ensanglantées par l'effort et le souffle court. Le roulis des pavés lui avait heurté la jambe et le crâne, faisant gonfler la première et saigner abondamment le deuxième. L'arcade était touchée. Doucement, il se redressa, s'adossant au mur décrépi suintant, observant sa robe terreuse déchirée que la pluie commençait doucement à laver. Une silhouette se dessina doucement au bout de la ruelle. Au point où il en était, il n'avait plus qu'à se faire dépouiller. D'un sifflement, elle en alerta une autre, qui en alerta une autre. Cependant, il ne pouvait voir que cette silhouette là. Large, ample, vêtue d'une robe noire. Par sa démarche et l'esclave qui l'accompagnait les bras chargés de grimoire, il s'agissait de l'acolyte. L'apprenti nécromant ne devrait pas être trop loin.
On le hissa doucement sur ses pieds, mais le fanatique fut vite contraint de se caler contre le mur, la jambe encore endolorie. L'acolyte l'examina un instant avant de récupérer les livres que son esclave transportait.
- "Il ne t'as pas fait de cadeau, hm ? Tu l'as cherché." lui infligea-t-elle, presque hautaine.
Vilglas se contenta d'observer l'esclave démuni, fixement. Sa rage bouillonnait toujours intérieurement, et cet individu dans un si piteux état lui renvoyait peu à peu sa propre image.
- "Il avait raison. Tu devrais poser un peu les livres et te mettre à exécution, on l'a tous fait." poursuivit l'acolyte.
L'esclave leva doucement les yeux vers lui alors que le fanatique se redressait doucement. Sa main se tendit pour rencontrer l'épaule de l'homme fébrile qui se posa immédiatement en soutien. Il pouvait sentir l'homme bien plus qu'un simple toucher. Il pouvait sentir le fluide vital qui coulait en lui, du simple pouls sous ses doigts jusqu'aux plus petites ramifications de son être. L'enchaîné le regarda alors avec une certaine inquiétude. Lui ne détachait pas son regard de l'être chétif.
- "Tu m'écoutes ? Bah, allons donc aux thermes, on n'aura pas tout à fait perdu notre journée." soupira sa compagnonne.
Il sentait, dans son propre corps, deux fluides distincts. Son énergie vitale battait en lui comme un torrent, et s'écoulait sur son visage depuis son arcade sourcilière. Sa chaleur lui permettait de le distinguer de l'autre fluide, plus sombre, plus froid, qu'il sentait aussi naturellement en lui. Son usage était pour lui comme une respiration : une habitude non réfléchie qu'il ne contrôlait pas plus que cela. Et ce n'était qu'en se rendant compte de cette sensation qu'il parvenait à la maîtriser.
- "Je vais le consumer." souffla-t-il alors, tandis que sa poigne se faisait plus ferme sur l'épaule de son porteur terrorisé.
L'apprenti nécromant s'approcha alors de quelques pas, visiblement intrigué par le comportement de son camarade, bousculant presque l'acolyte de côté, elle qui s'apprêtait à rétorquer.
Doucement, la sensation de son fluide sombre se mélangea à celle de son fluide vital. Les pulsions se mélangeaient, le flot se fit égal. Comme une expiration forcée, celui-ci vient s'insuffler soudainement dans le corps du pauvre esclave qui n'eut pour réaction qu'une violente contraction de ses muscles et un gémissement plaintif avant de s'effondrer au sol, tremblant.
Si l'expérience avait été douloureuse, elle n'était absolument pas concluante. Il n'avait pas consumé l'homme, et ne l'avait même pas blessé. La marque froide de sa main avait laissé sur l'épaule nue une véritable gerçure à la forme de chacune de ses phalanges, impregnée dans la chair martyrisé de son cobaye.
- "Echec cuisant." fit l'une. - "Poursuis." fit l'autre.
La dernière voix l'emportant, Vilglas se saisit de son ouvrage de prédilection pour commencer à le feuilleter, revenant sur les chapitres traitant des mouvements de fluide. De longues minutes de silence s'abattirent sur le groupe tandis que l'esclave malmené se hissait à genoux pour implorer tout le panthéon des dieux, suppliant chaque divinité de le tirer d'affaire. A genoux, torturé, affamé, il paraissait terriblement vieux. Il ne devait pas être plus vieux qu'une quarantaine d'années.
Lorsque la main de Vilglas s'apposa sur lui, une certaine douceur en émanait. Son coeur qui battait jusque là la chamade s'apaisa doucement, tandis que chaque pulsation propageait dans son corps une certaine fraîcheur, le calmant doucement. Fermant les yeux, il céda à la prière, implorant plus calmement, récitant des litanies entières tandis que l'ombre de son bourreau semblait le recouvrir. Le soleil, rasant, éclairait pourtant la mauvaise direction.
Vilglas était satisfait. Il en avait oublié l'ombre, et de nombreux passages de son ouvrage soulignait son importance. Tout juste émergé des ténèbres, il avait oublié de les adopter. Alors qu'il se concentrait intensément, son bras commença à trembler doucement, le Traité semblant peu à peu lui peser une tonne. L'apprenti nécromant, passionné par la découverte de la magie noire, vola alors à son secours, récupérant à demain l'ouvrage qu'il maintint alors à vue du fanatique.
Cette fois, Vilglas suivit soigneusement les grandes lignes. Son fluide obscur s'accordait à nouveau à son fluide vital, et maintenant que son ombre magique recouvrait l'homme agenouillé, il se sentait naturellement versé dans ce dernier, de la même manière que son sang coulait le long de sa tempe. Mais cette fois, le flux arriva également en sens inverse. Il lâcha doucement prise tandis que les prières se transformaient en grands cris, en suppliques puis en plaintes laconiques. Vu de l'extérieur, l'ombre semblait enserrer d'une large embrassade leur martyr, à la façon d'une pieuvre éthérée. Pour les plus sensibles à la magie, un véritable canal s'était formé entre les deux, le fluide sombre circulant dans l'esclave et s'en extirpant avec son fluide vital. Ainsi drainé, la vie quittait peu à peu le corps déjà fébrile pour revigorer le fanatique.
Lorsque l'ombre se rétracta et qu'il fallut l'aide des deux mages obscurs pour soutenir le poids mort de Vilglas, l'ancien serviteur ne ressemblait guère plus qu'à une carcasse vide, le regard pâle, la carcasse squelettique, recroquevillé en d'ultimes soubresauts dans une position foetale, presque momifié.
Vilglas, lui, mit un petit temps à encaisser le contrecoup, n'ayant jamais expérimenté la fuite de sa magie. Une fois ses esprits retrouvés, il se sentit tout simplement mieux. Plus éveillé, la jambe dégonflée n'ayant gardé que son aspect bleuté par l'impact. Son arcade ne saignait plus, et quelques revers de manche révélèrent une résorption qui n'aurait aucunement besoin de sutures.
L'acolyte ne dit mot, le nécromant se fendit d'un grand sourire et, après restitution des ouvrages à leur propriétaire, tout trois s'en allèrent se relaxer aux thermes fêter le début d'un long apprentissage.
((Tentative d'apprentissage du sort évolutif "Ombre Vampirique"))
_________________ Vilglas Putrescent, Fanatique.
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