Il me faut de longues inspirations pour chasser ce que je ressens. J'ai juste été surpris par son attitude, rien de plus. Malgré moi, mon regard le cherche en contrebas. Et flûte. Quand je l'aperçois, c'est pile au moment où il lève le nez dans ma direction. Regard acéré de ma part. Il n'a pas besoin de tout le temps s'assurer que je suis là, par mes ailes ! Je n'ai rien d'une brebis égarée ni d'une larve nécessitant qu'on soit tout le temps sur son dos !
Souffle nasal mesquin, je romps le contact visuel en m'asseyant sur la branche. Il m'énerve. Le fait que je lui prête autant d'attention aussi, d'ailleurs. Mon corps se pose confortablement, jambe gauche contre mon perchoir, l'autre soutenant mon coude. Pendant que j'avale un peu d'eau, ma balafre s'appuie contre ma paume. En bas, Razar à la bouche pleine questionne Myrimak sur ses lames.
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Un présent. Non, plutôt un héritage.", répond le shaakt d'un ton distant, presque nostalgique, en dégainant partiellement celui de droite. "
Celui qui me les a cédé était ynorien. Un héros."
Depuis la charrette, le shaakt à tresse se redresse et baragouine dans son dialecte. Il a visiblement contrarié l'épéiste. Regard direct vers son interlocuteur. Quelques mots de sa part incitent l'intervenant à se mêler de ses affaires.
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Il lui est arrivé quoi ?", fait le chat bipède en s'essuyant sur son revers de main.
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Peu importe la vaillance d'un guerrier, il est un type d'ennemi qu'une lame, même forgée par le meilleur maître, ne peut vaincre.", lance doucement l'elfe noir en observant le tranchant unique de son épée. "
Tuberculose."
Le nom tombe sur l'assistance comme une chape de plomb. Le petit taurion regarde le bouleau puis Myrimak. Ce dernier, en ramenant sa longue chevelure blanche sur son épaule, explique qu'il s'agit d'une maladie atteignant les poumons. Le guerrier a trop tardé, pensant à un bête coup de froid, et son état s'est aggravé. Mais les ynoriens sont des abrutis. Plutôt que de chialer dans les jupons de sa femme, l'humain est allé se suicider en combattant contre les ennemis de son pays.
L'elfe noir a beau encenser son geste, je n'y vois que la connerie humaine. Il a abandonné femme et enfant pour finir en soldat. Dis plutôt qu'il était infoutu d'assumer ses devoirs. Un rictus me vient peu après. J'avais raison. En plus de ses armes, l'ynorien lui a donné la responsabilité de veiller sur son épouse. Forcément, une veuve éplorée et un elfe pas trop moche malgré ses cicatrices...
Dégoûté, je croise les mains derrière ma tête et m'étends sur la branche. Le ciel est dégagé, tiens. Myrimak poursuit, évoquant son fils de sang-mêlé, avec un nom imprononçable en plus. Déjà que d'Esh Elvohk me ruine la langue, mais alors Ki-yo-hei-ki, c'est interminable ! Et franchement, à quoi ça me sert de savoir ça ? Pas comme si je comptais aller en Ynorie un jour !
La discussion en bas reprend sur d'autres choses. La voie la plus sûre à suivre pour atteindre les marais, puis après coup, pour rallier le royaume d'Anorfain. Je n'écoute que d'une spirale, ne reportant mon attention en bas que quand Dae'ron est sollicité. Les quelques géants qui ont déjà vu des aldrydes sont curieux car il serait rare de voir des membres de ma race bruns. Je tique. Pourquoi j'ai encore la sensation que cela va me retomber dessus ?
Peu après, Dae'ron vient se poser non loin de ma tête, me lançant un regard concerné. Il m'observe. Je ne sais pas ce qui l'amène mais je ferme les yeux, sentant mon irritabilité revenir. Le silence s'installe, que je finis par briser.
"
Je ne l'ai pas.", grondé-je avant qu'il ait prononcé un mot.
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Hein ?"
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Tuberculose."
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Je n'ai pas dis...", commence le protecteur.
"
Bien sûr. Pas pour ça que t'es là non plus.", lâché-je en ramenant ma jambe pour la poser sur mon genou fléchi.
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En fait, non. Je suis venu récupérer le récipient.", m'informe-t-il nonchalamment en pointant la coque non loin. "
Pourquoi ?", demande-t-il en avançant, se penchant un peu pour que son visage s'aligne avec le mien. "
Tu aurais voulu que je sois venu pour ça ?"
Je demeure silencieux, fixant son pendentif en forme de goutte pendant entre nous puis ses yeux sombres. .
"
Récupère donc ton bol.", persifflé-je froidement en me relevant, époussetant mon pagne puis étendant mes ailes.
"
Où v...", commence-t-il brutalement.
"
Dae'ron !", le coupé-je en me tournant vers lui, le découvrant dans une posture de décollage. Si je m'étais envolé, nul doute qu'il aurait suivi. Irritant. "
Cesse d'être sur mon dos, par mes ailes !"
"
Pas la peine de hausser le ton. Cela n'arriverait pas si tu me parlais davantage.", dit-il, sans masquer un air boudeur.
"
Pour te dire quoi ? Je vais voir Lyïl ? Je vais préparer mon couchage ? Je vais manger ? Je vais me laver ? Je vais aux lat..."
"
J'ai compris le principe !", m'interrompt le brun, détournant le regard de façon embarrassée. "
Mais essaie de te mettre à ma place, un peu."
"
Je ne lis pas dans les pensées. Si tu as quelque chose à dire, dis-le.", lancé-je en lui faisant face.
"
Je...", répond-il en finissant par se frotter la nuque. "
Je vois bien que cette situation t'agace. Et j'ai le sentiment que tu profiterais de n'importe quelle occasion pour..."
"
Partir ?", finis-je en haussant légèrement un sourcil à sa phrase écourtée. Il hoche la tête, soutenant mon regard. "
Tu n'as pas tort. Ces géants me tapent sur les nerfs. Leurs voix me vrillent les spirales et j'ai plus important à faire que de traverser la moitié de Nirtim pour eux !", répliqué-je en laissant mon ton gagner en violence. "
Et franchement, ils peuvent tout aussi bien tomber chuter en se brisznt tous les os ou même crever, je n'en ai rien à faire ! Je dirais même bon débarras !"
"
Tu es sérieux ?", s'enquiert le protecteur incrédule.
"
À ton avis ?", demandé-je en percevant une pression incongrue dans mon torse à son expression. "
Seule compte ma liberté."
Dae'ron m'observe. Sa version illusoire pendant mon épreuve au Sanctuaire du Renouveau savait à quel point ce simple mot compte pour moi. Liberté. Le vrai aussi. Il baisse le nez, et même ses ailes s'affaissent.
"
Ce qui m'empêche de pleinement la reprendre, c'est toi.", poursuis-je avant de noter que la formulation a fait se relever brutalement la tête du brun. "
Je voulais dire ma promesse envers toi.", corrigé-je en essayant de chasser un étrange inconfort.
"
Oh. Ta promesse...", fait-il avec un brin de dépit. "
Je croyais... Tu vas trouver ça stupide mais...", commence-t-il en changeant de jambe d'appui et attrapant ses bras. "
Je pensais que nous étions enfin devenus plus... Proches..."
"
Plus proches, hein ?", répété-je amèrement malgré moi. J'y réfléchis brièvement. Pourquoi est-ce que je me sens touché par son malaise ? "
Ce n'est peut-être pas...", commencé-je en sentant mon regard dévier un peu de son visage. "
Totalement faux."
L'expression de Dae'ron me prend au dépourvu, encore une fois. Il a l'air surpris, mais agréablement. Quoi ? J'ai juste dit qu'il n'avait pas tout à fait tort ! C'est vrai quoi ! Aurais-je risqué mes plumes si souvent pour lui sinon ?
Les géants nous interrompent, s'inquiétant d'une possible dispute entre nous. Dae'ron sourit, en vain. Je lâche un sifflement contrarié et lui présente mon profil.
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J'y vais.", fais-je en désignant exagérément le sac de ma monture où se trouve mon couchage.
"
Oh, Nessandro !", m'interpelle le brun. Je prends un instant de réflexion, tiraillé entre envie de continuer et curiosité pour ses paroles. Je m'arrête puis lui tends la spirale sans me retourner pour autant. "
Je euh... Content de te l'avoir entendu dire et hum... Passe... Une bonne nuit ?"
Ma tête fait un signe positif d'elle-même pendant que je m'éloigne. J'en ai marre. C'est la deuxième fois que je me sens déstabilisé par Dae'ron aujourd'hui.