Emmêlés dans un pitoyable embrouillamini, contorsionnés jusqu’à la rupture devant cette immortelle majesté, les arbres eux-mêmes levaient leurs griffes tremblantes face à la grandeur auguste de la citadelle, préférant souffrir sous le voile de ses ombres plutôt que d’entacher l’écrin froid de la promise d’obsidienne. Enroulés autour de leur lèpre affreuse, ils étaient rares à encore pourvoir frémir devant les remparts de Caix Imoros, fantômes égarés sans autre avenir que les dédales tortueux de leurs propres enveloppes meurtries. Armée en déroute et pétrifiée dans sa fuite, les arbustes étaient condamnés à la torture éternelle, à la merci d'invisibles et implacables ombres sadiques. Oona s’était forcée à lutter contre les éléments pour gravir la falaise menant aux contreforts de la cité de métal avant de s’accorder un peu de repos et cette première vision de forêt torturée ne lui annonça rien de bon. La jeune femme marchait à pas de velours au milieu de ces nains faméliques à tout jamais voutés sous le poids de l’insoutenable majesté qui les toisait sans vergogne et plus elle approchait, plus elle se sentait rapetisser pour finir par flirter avec une insignifiance bien connue. Epouvantails déplumés, privés de feuille et de bourgeon, écorchés de leur écorce qui, trop tendre, s’était faite dévorer par des rongeurs avides laissant alors s’étaler leur tronc d’une pâleur d’os, l’Aldryde aurait pu douter de leur survie, mais elle sentait bien en eux une sourde pulsation de vie. Une pulsation qui irradiait de leur sinistre présence pour les envelopper d’une dépression contagieuse, un éther suffoquant qu'ils n’avaient pas la force de retenir. Partout où elle posait les yeux, l’exilée ne pouvait distinguer autre chose que ces squelettes torves et misérables, ils semblaient encercler la majestueuse cité comme pour renforcer encore sa magnificence, morts-vivants végétal dans lesquels la narcisse de jais pouvait s’enivrer de sa beauté froide.
Oona avançait au ralenti, comme hypnotisée par ces monstres foudroyés conservés dans leur propre larme de cire, elle doutait vraiment de leur immobilité s’attendant à chaque instant à tomber dans en piège, à sentir des griffes crisser dans son dos. Mais rien n’advint et elle sortit des bosquets suppliciés plus inquiète, se demandant qu’elles pouvaient être les créatures capables d’échapper aux cendres du temps.
Désormais s’élevait devant la jeune femme une muraille d’une rigueur impeccable de plusieurs mètres de hauteur. Elle déploya ses magnifiques plumeaux d’ivoire et entama son ascension jusqu’à ce qu’une fatigue inexplicable la frappe en plein vol et la force à se laisser planer au sol. Et même là, le vertige ne passa pas, elle voulut alors boire un peu d’eau dans sa gourde confectionnée dans un long coquillage entortillé et corrodé par le ressac. Mais le fin cône de nacre lui sembla soudain d’une lourdeur extrême et l’idée de devoir en ôter le capuchon d’écorce pour le porter à sa bouche l’épuisa, la guerrière le laissa choir sans s’en rendre compte. Oona leva un instant la tête vers cette noire falaise lisse et elle sut que l’ascension serait impossible, d’ailleurs elle douta que quoique se soit d’autre à part respirer puisse être à la portée de ses forces consumées jusqu’au dernier brandon. L'aventurière devinait à peine qu’une force énorme pesait de tout son poids mort sur ses épaules en s’insinuant dans son crâne pour le remplir d’un épais gruau de langueur jusqu’à en éjecter toute sa matière grise à l'extérieur. L’Aldryde ne pouvait s’expliquer cette pesanteur vicieuse qui s’était emparée de son corps et plus elle cherchait, plus ses pensées ralentissaient, comme s’attardant en une pause mortelle dans la jungle de son esprit pour observer le chemin parcouru et se désespérer de la piste à tracer. La jeune femme se força à faire un pas en avant quand soudain même le maintient de l’équilibre lui sembla vain, lui échappant totalement alors qu’elle chutait les deux genoux en avant, la tête baissée, prête à être libérée par le couperet final.
L’exilée ne sut combien de temps elle resta ainsi. Tout ce qui s’imposait à son cerveau, s’embourbant dans une glaise mortelle, était l’inanité absolue du présent et l’absurdité de toute option future. Elle était perchée dans une absence de réalité brumeuse sans horizon, à l’agonie des temps, qui, fatigués de leur tumulte, s’aggloméraient en un charmant néant méphitique. Plus rien n’avait de sens et le rien était désormais souverain, le piège de léthargie se refermait tout entier sur le frêle oiseau. Mais quelque chose pourtant l’empoigna au fond du trou nihiliste dans lequel elle chutait, attirant son attention neurasthénique par une douce lueur de luciole.
Le petit ange comprit qu’il faisait à nouveau nuit et qu’elle était couchée sur le flanc très proche du mur d’enceinte, sur le bord d’une petite douve, à peine une rigole d’évacuation. Et devant elle, de petits vers, collés à la paroi, scintillaient en zébrant le noir infini de courbes enchanteresses. Le sol ondula. Déplaçant la morne montagne de son esprit pétrifié, Oona parvint, dans un réflexe de survie, à analyser plus profondément la scène. En lieu et place de scolopendres luminescents, elle reconnut de minuscules symboles qui couraient à la base de la muraille pour conter une histoire dont l’exilée commençait à peine à saisir la dangerosité. Les ondes d'une mer de Styx roulaient depuis ces ridicules fanaux magiques pour attirer l'aventurière en perdition droit sur les récifs moux d'écume de pourriture, pénétrant son regard de droguée absente pour donner le cap mortel à l'équipage envouté de son cerveau.
La nuit était lourde de nuages, autant de promesses de pluie, et les faisceaux des runes eurent tout le loisir de charmer mortellement la jeune femme alors que le sol, imperceptiblement vibrait et se contorsionnait dans la petite douve. Ne comprenant même plus la raison pour laquelle elle fixait ces étranges symboles, n’ayant même plus une quelconque idée du mot raison, elle laissa ses yeux se soumettre à la gravité et rouler dans leurs orbites jusqu’au sol que l’exilée contemplait dans la force d’une transe perverse. Les radiations verdâtres des runes déferlèrent alors sur son corps pour le nimber des reflets les plus funestes, pour le couvrir d'un suaire aux angles crus. Les images des foules de cloportes bavant, de vers nécrophages aux courbes alanguies et autres charognards ensommeillés s’extirpant de la douve mit des éternités à atteindre son cerveau. Ce dernier baignait déjà dans une humeur bien trop vaporeuse pour entreprendre quoi que se soit et bientôt la foule de minuscules fossoyeurs eut tout le loisir de grimper jusqu’à l’Aldryde.
Ils cavalaient avec toute la célérité de leur petites pattes grotesques sur le frêle corps immobile, le palpant de leurs antennes encore crottées de leur dernier repas ou bien se contorsionnaient libidineusement le long de ses jambes, humant son parfum de vie directement par les pores suintants de leur peau diaphane. La foule terrifiante enveloppait tout doucement et sans brusquer la proie bien trop fraîche à son goût, pour la faire lentement descendre vers la tombe déjà creusée à l’attention de toutes les vermines trop curieuses. C’était presque une danse, un tango mortel et sensuel où lorsque l’on se faisait emporter c’était vers sa perte, transi d’une léthargie bienheureuse, paralysé par la vaste supercherie du monde.
Et puis la guerrière s’enfonça dans ce doux charnier sans véritablement en avoir conscience, plongeant au milieu des cadavres et des mourants plein de félicité qui mâchonnaient leur langue exsangue en guise de dernier repas alors que déjà la pourriture partait à l’assaut du festin tiède et bientôt à point. Soudain quelque chose se passa, un appel primal, la toute dernière sirène de son alarme vitale retentit en elle au point de faire imploser sa matière grise et la fit réaliser qu’elle était en train d’être mener à l’abattoir.
Oona mit sans doute des heures à comprendre la nature de l’alerte car à chaque fois qu’elle renonçait à s’atteler à la plus naturelle et la plus difficile des tâches, survivre, une entité supérieure hurlait en elle avec toute la puissance de l'imminence de la fin. Alors la jeune femme se forçait à s’intéresser au spectacle si vain qui se déroulait autour d’elle et d'y réagir, n’étant même plus persuadée de sa place sur scène, ayant abandonnée les concepts de l’action elle-même. La guerrière comprit toute l’intensité et toute la puissance qui pouvait résider en un premier geste car au moment où elle l’effectua, la gangue de léthargie qui l’emprisonnait vola en éclats d’un seul coup. Toutes les informations restées bloquées durant ces heures vaporeuses se déversèrent en elle comme si elle n’avait jamais rien contenu et que l’ensemble de l’univers la pénétrait de toutes ses significations les plus cachées, pour emplir ce nouvel espace prometteur de tous ses secrets de polichinelles.
L’Aldryde suffoqua, son cœur s’emballa, elle crut revenir à la vie et pourtant c’était bien sa fin qui l’assaillait de toute part. L’exilée se débattit de toutes ses forces, extrayant la majeure partit de son corps de l’étron mortel avec un immonde bruit de succion y perdant malheureusement une de ses bottes. Puis vinrent les odeurs, les sensations et les douleurs qui propulsèrent son esprit au plus haut de ses capacités, tout proche d’un pinacle de vérité absolue qui étrangement s'évanoui au moment même où elle se libérait. La jeune femme roula sur le flanc, toussant, crachant, trop consciente du tapis d’immondice qu’elle était devenue et de la proximité d’une vieille amie qu’elle n’espérait plus jamais revoir. C’est à quatre pattes presque qu’elle s’éloigna, refusant de se retourner, et qu’elle s’écroula au milieu des arbres rabougris qui l’accueillirent en silence au retour de son ordalie. Epreuve dont ils étaient les gardiens muets, conscients de l’horreur de ce secret létale qui les marquait au plus profond de leur âme chaque jour davantage.
Le lendemain, en proie à une fringale démente, Oona avait dévoré tout ce qui passait à sa portée cherchant avant tout à se remplir de quelque chose, à rembourrer les parois de son armure interne qui peinait de plus en plus à remplir son rôle. Les souvenirs de la veille étaient encore bien trop confus dans son esprit et elle n’était surtout pas encore prête à y faire le tri, préférant les refoulés dans ses recoins les plus secrets malheureusement déjà envahis de visages haineux et autres faces meurtries. N’osant affronter à nouveau l’inquiétante muraille captieuse, l’exilée voulut passer par le port qu’elle avait entrevu lors de son ascension deux jours auparavant. Mais avant de se jeter du haut de la falaise pour aller narguer les flots belliqueux, l'aventurière profita de la beauté inquiétante du panorama que lui offrait le surplomb. De ce perchoir martyrisé par les embruns acides, l’Aldryde pouvait embrasser une grande partie de la cité hautaine et admirer l’entrelacs délicat de ses multiples tours acérées griffant le ciel damasquiné de chrome. La cité fortifiée était la vivante et froide image de ses habitants ayant délaissés les bassesses de la matérialité horizontale propre aux rampants, pour se consacrer exclusivement à l’excellence de la verticalité concupiscente qui, loin de toute considération phallique, était et resterait à jamais la marque de leur supériorité, leur sombre épitaphe gravée de majuscules impériales. Chaque tour écrasait les passants de son implacable rectitude pour ensuite se draper d’un infini lustre miroitant de noirceur et, au final, se couvrir gorge et tête, d’une multitude de roses de pierre parcourues de démons grimaçants. Un jardin suspendu et pétrifié, un Eden gothique à la seule portée des puissants dont les monuments célestes parfois communiquaient par de minces corniches jetées avec réticence dans le vide.
La ville des Shaakts ressemblait ainsi à une immense toile d’araignée âgée s’étendant avec une lenteur calculée entre des troncs de pierre décapités par l’orgueilleuse résidente qui ne pouvait souffrir qu’on la toise davantage et que l’on fasse écran aux regards des dieux envieux de sa grandeur tellement proche de l’immortalité. Oona resta longtemps à observer ce tableau millénaire alors que parfois, sur ces minces chemins de traverse, se dressaient des voiles noires torturées par les embruns larmoyants. Autant d’elfes noirs drapés dans leur ego menaçant, observant avec le plus grand dédain, les faibles mortels défiler en hordes loqueteuses. Ils étaient les terrifiants seigneurs de cet oppressant monde de silence et de convenances où, le petit ange allait vite l’apprendre, chaque pas était une épreuve.
Le manège était bien rôdé et alors que le soleil parvenait enfin à imposer son zénith rayonnant à la région qui se para soudain de tous les camaïeux sombres de sa palette, après plusieurs heures d’observation donc, Oona se décida à passer à l’action. La jeune femme comprit rapidement pourquoi la surveillance était si relâchée et les esclaves si disciplinés, il suffisait qu’un seul garde, sombre héron à l’affût, inonde de son regard perçant les minces terrasses cultivées de ce coté-ci de la falaise pour que les travailleurs frissonnants retrouvent leur âpre ardeur. En effet, il ne semblait pas y avoir d’organisation particulière, aucune chaîne ne sonnait mollement et aucun fouet ne rythmait le labeur, les surveillants régnaient par la simple terreur qu’imposait leur allure de gargouille infernale. L’Aldryde traversa donc les champs où poussait une étrange friche buissonnante à l’odeur si musquée qu’elle dut refaire surface de nombreuses fois pour avaler une goulée saine et ainsi surveiller sa progression. Elle repéra une colonne d’humains à l’âge indescriptible, cassés en deux et en train de cueillir avec une perfection qui paraissait des plus naturelles, des fleurs toutes fraîches écloses aux parfums entêtants. La guerrière les évita le plus discrètement possible et glissa le long d’une vigne épineuse d’un orange malsain pour atterrir sur la terrasse en-dessous. Un tintement sourd la fit sursauter et elle se retourna alors pour recevoir sa première leçon de vie Shaakt.
L’exilée n’avait pas pu voir au milieu des feuilles grasses et encore gluantes de rosée, la véritable nature de ces cordes végétales car à quelques mètres sur sa droite, pendus dans le vide, se trouvaient des dizaines de corps à divers états de putréfaction. Leurs membres mous émergeaient de manière erratique de la peinture ocre et sale comme autant de messages à l’encontre des fuyards et des incapables, car il s’agissait bien de simples travailleurs balancés négligemment dans le vide et éventuellement retenus par les caprices pervers de la nature. En effet, Oona entrevoyait les restes des tenues loqueteuses que portaient les esclaves autour d’elle, distinguant même une besace gonflée dont le contenu avait germé, emplissant les lambeaux tristes d’une cage thoracique pourrie de chatoyantes couleurs obscènes. En revanche pas une seule tête ne venait offrir son sourire, son dernier pied de nez à ses geôliers immortels.
Tout en se faufilant au milieu d’une nouvelle garigue odoriférante, de timides souvenirs des Bois Sombres tentèrent d'attirer la jeune femme vers les horreurs infinies qui peuplaient pareils lieux et s'adonnant aux mêmes genres de débauches barbares. Puis, l'espace d'un instant, se distrayant de l'observation du triste ballet des travailleurs, elle songea au destin du vieil orme qu’elle avait quittée. N'osant espérer qu'il ait survécu, elle préféra envisager une mort plus héroïque que celle que lui réservait la maladie affamée de spleen qui avait déjà emportée tout son peuple. Enfin, le petit oiseau trouva de quoi faire son abri et plongea dans un très gros fagot de bruyère qui ne tarda pas à être hissé sur les épaules décharnées d’un esclave qui emboita bientôt le pas à ses camarades de malheur pour entamer le retour vers leur sinistre prison.
Le silence était total et c’est avec une docilité incompréhensible que tous descendaient de leur terrasse respective pour former une véritable caravane humaine d’une bonne centaine de personnes. Plus ils avançaient, plus le chemin devenait escarpé au point qu’un seul individu pouvait tout juste avancer de front, tanguant dangereusement entre la paroi suintante de la falaise d’un coté et le vide de l’autre mais le plus souvent sur une très mince crête tortue. Et cependant les esclaves devaient faire des cabrioles insensées quand, au milieu du sentier infernal, se tenait un cerbère impassible enroulé dans son cuir impeccable d’où seuls s’échappaient les tisons de son regard méprisant. Oona ne doutait pas que personne n’aurait eut ne serait-ce que l’idée d’aider un imprudent, elle sentait bien que chacune des mules priait en silence pour qu’il n’y ait aucune chute et donc aucune sanction supplémentaire. L’exilée elle-aussi surprit son angoisse grandissante alors qu’à chaque pas de sa monture involontaire, les gravillons chutaient silencieux et résolus droits dans les flots d’encre. Finalement la caravane passa une colonne d’une beauté entêtante où s’emmêlaient, dans des jets d’obsidienne, les terrifiantes figures des divinités Shaakts bénissant une de leur fille qui marchait au milieu d’une armée d’ennemis vaincus, aveuglés par une terreur suppliante et vaine. Ils venaient de pénétrer Caix Imoros, la rose de jais, quintessence du raffinement empoisonné des elfes noirs.
(Des alentours ...)