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Après moi, et avant que le Seigneur des lieux ne répondit, seule la dernière venue, cette jeune humaine blonde d’origine humble, prit la parole pour s’adresser à notre commanditaire d’un ton hésitant. Le sens de ses paroles n’était pas des plus fiers, et dénotait un certain manque de confiance en elle. Ainsi, là où j’avais moi-même considéré ces êtres étrangers comme retardés par rapport à nous sur les deux valeurs majeures de nos civilisations que sont l’art et la magie, elle préféra se montrer inférieure et prétendre ne pas pouvoir comprendre leur monde à cause de notre retard probant, n’hésitant pas à nous traiter tous d’arriérés pour faire mouche de ses propos dépréciateurs. Je secouai la tête d’un air exaspéré. Quelle jeunesse. Porteuse de tous les rêves et espoirs, mais tellement pessimiste et maussade. J’avais toujours considéré une certaine faiblesse psychique dans l’espèce humaine. J’en avais une preuve de plus, ici et aujourd’hui.
Enfin, donc, le Seigneur Valaï consentit à répondre à nos nombreuses et pertinentes interrogations. Il introduisit son discours par le thème de Yumiko, cette jeune femme qui avait pu étaler un géant d’un simple coup de pommeau, et porter celui-ci sans le moindre effort apparent. Le maître des lieux nia toute implication dans la nature de cette exceptionnelle puissance, n’hésitant pas à l’évoquer comme une aberration mutante à demi-mot, et reléguant nos questions à un certain Professeur Hynt, éminent maître es technologie du Palais d’Izurith. Un scientifique, comme il l’appela. Ce terme ne me disait rien, mais je l’associai volontiers à un savant, au vu des termes employés pour l’évoquer. Bien qu’ils parlent notre langue, nous aurions à faire quelques efforts pour nous comprendre mutuellement, sans aucun doute. Le jargon des uns n’était pas celui des autres. Valaï promit nous faire rencontrer ce Sire Hynt avant notre sortie du palais, nous donnant la seule véritable révélation de sa réponse : Yumiko était la fille de Shizune. Après un regard, il congédia celle-ci sans plus attendre, et sans se faire prier, la militaire sèche qui semblait plus jeune que l’âge réel qu’elle devait avoir rompit sans demander son reste, reléguant à son sergent indiscipliné la responsabilité de l’adolescente humaine qui ne savait sans doute toujours pas ce qu’elle fichait là.
Il poursuivit, après le départ de la colonelle, sur les différences entre nos mondes. La technologie contre la magie, quasiment inexistante ici, alors que la première n’était présente que sous forme de technomagie sur le lointain Naora, par chez nous. Il nous promit un apprentissage par le vécu de cette technologie, en parcourant ce monde.
Il continua en évoquant la question du petit gobelin d’un air triste. Intrigué par cette expression, je me fis plus attentif encore aux mots qui sortirent de sa bouche. Si d’une part, il affirma que tout n’était pas comme son palais, il nota avec peine que le monde d’Izurith n’avait rien de coloré, et ne possédait plus aucune nature digne de ce nom : animaux, couleurs, plantes. Ceux qui persistaient n’étaient plus qu’artificiels. De pâles copies décoratives des originaux, cernées de métal grisâtre et sans vie. Je me frottai la barbe du revers de la main, à la fois désolé pour cette idée fort maussade de la vie d’une planète, et persuadé de leur responsabilité, ou du moins de celle de leurs ancêtres, dans cette réalité. Ce qu’ils appelaient technologie avait été, à fortement parier, à l’origine de tous ces maux. Ils avaient voulu dompter leur monde, et l’avaient ainsi détruit, là où nous vivions en communion avec. Un esprit fort humain, à nouveau, porté sur le progrès et la facilité, au lieu d’un respect éternel fort présent chez les peuplades elfiques de l’Anorfain, mais également chez des peuplades dites plus primitives comme les Garzoks et Sektegs, et même les souterrains shaakts et nains. Ils se fondaient dans leur environnement, et ne changeaient pas celui-ci pour le dominer, à la manière des humains ou des sindeldi. Une leçon à tirer qu’il était de notre devoir de rapatrier chez nous, une fois tout ceci terminé.
Mais pour l’heure, nous devions continuer à écouter ce sire triste faire le constat de ce monde déchu. Il se tourna vers moi en retrouvant le sourire, s’adressant pour la première fois à quelqu’un de manière plus personnelle, faisant mine de s’intéresser à moi. Il s’interrogea sur mon érudition, qualifiant mon interrogation de précise scientifiquement parlant. Encore ce terme, qui semblait souvent revenir dans son vocabulaire. Je lui répondis brièvement, et humblement :
« Je me vois plus comme un chercheur que comme un érudit. Quant à la précision de mes questions, elle est inhérente, sans doute, à ma curiosité. Mon intérêt pour votre monde est réel. »
Il poursuivit en insultant à moitié mes origines garzoks. Je ne pouvais pas lui en vouloir, ils n’avaient pas une bonne réputation. Je nuançai néanmoins son propos.
« D’orque, je n’en suis qu’un demi. Et ce n’est pas parmi eux que j’ai été élevé. »
Ainsi, je pus en toute quiétude l’écouter répondre à mes propos, indiquant que la ville comme le monde entièrement s’appelaient Izurith, et que nous étions présentement dans son palais personnel, sa demeure. Il précisa, comme il l’avait évoqué avec la question de Fenouil, qu’il n’y avait ici rien d’autre que cette immense cité, et que ceux qui vivaient en dehors devaient se nourrir de la désolation. Des sauvages, des survivants. Il estima la population de la cité à vingt millions de résidants. Un nombre sans commune mesure, sur Yuimen. Tellement élevé que j’en eus le vertige. Comment pouvaient-ils vivre tous au même endroit sans se marcher dessus ? La réponse à cette question ne tarda pas : ils n’y parvenaient pas. Tout était, dehors, sans dessus dessous, chaotique et incontrôlable. Ce n’était pas pour rien que nous étions présents : son pouvoir était fantoche, et ne représentait plus grand-chose pour le commun des mortels de l’endroit. Eux aussi étaient des survivants, des sauvages se pensant sages. Car il n’était plus possible de parler de vie, dans ces conditions.
Il poursuivit en rebondissant sur les propos de Phyress, arborant un ton modeste dont je lui sus gré. Il admit les limites de la technologie pour régler son problème, n’hésitant pas à la qualifier d’indirectement responsable de la situation, et précisa que l’appel aux nôtres s’était fait justement pour avoir un regard neuf et non biaisé par cette technologie, quand bien même nous serons sans doute amenés à l’utiliser en parcourant Izurith. Là où je ne le rejoignis pas, ce fut lorsqu’il évoqua la technologie comme moyen de récompense inégalable. Je fronçai les sourcils, perplexe. Je n’étais pas certain que munir les peuplades de Yuimen de cette technologie autodestructrice soit la meilleure idée qui fut, quand on voyait où ça les avait amenés. Une assurance un peu vite admise de la part de ce seigneur, qui pensait que nous n’étions que des mercenaires sans foi ni loi, sans honneur ni idéaux. Je gardai, pour l’instant, pour moi toute remarque concernant ce fait, et poursuivis l’écoute de son récit, qui dériva sur l’historique de la planète, et les raisons de leur situation actuelle. Il parla ainsi d’un monde divisé, dont Izurith n’était qu’une petite partie, probablement. Les humains, divisés et se querellant sans cesse, ne purent contrer l’arrivée massive et technologiquement avancée de peuplades shaakts et sindeldi venues d’un autre monde. Ils transformèrent ces peuplades barbares indisciplinées en nombreux esclaves qui construisirent la cité telle qu’elle était aujourd’hui. Une main d’œuvre si nombreuse qu’il leur fut loisible de faire de puissantes avancées technologiques.
Il évoqua une arme, le Canon, créée par les elfes, pouvant supprimer des pans entiers de civilisation d’un seul tir. Les dernières poches de résistance cédèrent à ce pouvoir, et nul ne s’aventura plus hors des murs de la cité jusqu’à ce qu’après plusieurs milliers d’années, un soulèvement humain fut à l’origine d’un changement majeur : quatre héros donnèrent à ce peuple des armes technologiques, dont ils se servirent pour gagner leur liberté et retourner la situation, éradiquant sans aucune pitié leurs anciens maîtres elfes. Ils prirent le pouvoir à Izurith, et seuls quelques rares elfes purent prendre la fuite, hors de la cité, dans les plaines extérieures, tentant depuis de fomenter de rares et peu efficaces coups d’état pour renverser le pouvoir et récupérer leur bien. Et c’était présentement ce qui nous amenait à présent : certains humains auraient pardonné les années d’esclavagisme et seraient prêts à s’allier aux elfes pour accéder, ensemble, au pouvoir. Une fois encore, je me frottai la barbe, alors que Valaï concluait ses paroles en affirmant que nous pourrions voir les détails techniques avec le sergent Colline, et que nous avions désormais le choix de suivre ce militaire vers l’extérieur, ou de nous rendre chez le chercheur Hynt pour de plus amples informations… scientifiques.
Je restai muet un instant, ne sachant que penser de cette situation. Les autres prirent rapidement leur décision, à l’image de la voluptueuse Tina, qui soumit sa volonté d’aller voir Hynt, et posa une question d’ordre politique à ce seigneur, s’inquiétant de savoir si la passation du pouvoir était filiale, comme dans la plupart des royaumes de Yuimen, ou autre. Fenouil, lui, se demanda ce qu’étaient devenus ces héros humains, ou leurs descendants. Le jeune gobelin s’étonna également de la volonté elfique à reconquérir Izurith, au lieu de s’en aller sur un autre monde. Une question pertinente, mais dont je pensais détenir la réponse. Je m’avançai sans doute un peu pour lui dire :
« Sans doute n’ont-ils pas envie de repartir de rien, alors qu’ils ont tout ici. Par fierté, peut-être aussi. Par esprit de vengeance, peut-être. Sans doute aussi parce que les technologies favorisant leur exode sont présente ici, à l’intérieur de la cité, uniquement. »
Quelques hypothèses qui feraient quelques possibilités de réponse. Fenouil en donna une autre : l’appât du gain. Izurith cachait peut-être quelque ressource précieuse trouvable nulle part ailleurs, qui était à l’origine de toute cette technologie, de toute cette science. Et pour laquelle ils étaient venus d’ailleurs, voici de nombreuses années. Yuélia, abandonnant ma main, prit confiance et affirma son envie de rencontrer Hynt également, posant à son tour plusieurs questions : s’il existait des humains hors d’Izurith, si les elfes étaient mal perçus à l’intérieur de la cité – auquel cas il faudrait qu’elle cache ses attributs trop visibles - et si elle pouvait avoir des habits plus passe-partout pour ce monde où nous serons déjà lorgnés étrangement, pour ceux de notre compagnie qui n’étaient pas humains. Comme moi, par exemple. La crainte d’être associé à mes aïeux shaakts ne me plut guère, et j’attendis également la réponse à cette question, histoire de me prémunir d’un racisme probable à mon égard. Car si mes traits se rapprochaient de ceux d’un garzok, ceux qui ne connaissaient pas cette race verraient surtout le teint sombre de ma peau, et mes traits elfiques, bien que fort bourrus par rapport à la norme noire. Elle demanda l’accès à la bibliothèque de la cité, ce à quoi je lui répondis :
« Je crois que nous n’aurons guère le temps de nous plonger dans de longues lectures. Le problème sévissant ici a l’air urgent. »
Et à mon tour, je me tournai vers Valaï.
« J’ai juste une remarque à vous faire, Seigneur. Tout d’abord merci de votre temps, et de vos explications. Ainsi que de votre confiance. Ma remarque, cependant, la concerne directement : vous nous dites incorruptibles. Je vous suggère la prudence. Tous ici ne sont pas là pour l’argent ou la gloire. Certains ont des valeurs, et pourraient trouver, de ce regard extérieur que vous indiquez, qu’une union clémente entre des espèces autrefois ennemies pourrait être la solution à votre problème. Ce que vous semblez vouloir éviter, de toute évidence. Ainsi, outre l’aspect purement matériel ou technologique, sur lequel je ne crache pas, mais qui n’est pas fondamentalement mon intérêt premier, pourriez-vous me dire quelle raison, en prenant votre parti, nous défendrions, hormis la rancœur d’actes passés ? Vous pensez que les elfes ne pourraient pas reconnaître votre équivalence, et s’unir à vous ? Vous les croyez eux-aussi revanchards du massacre perpétré contre eux ? En d’autres termes, sire, et sans offense : qu’est-ce qui fait de vous le camp des « gentils » ? »
Une question qui pouvait sembler impertinente, mais que Valaï comprendrait peut-être. J’étais une personne foncièrement franc et sincère. Je ne voulais pas cacher à notre commanditaire ces pensées qui m’effleuraient déjà. En posant la question, j’aurais peut-être une réponse. Et alors, je pourrais me diriger avec les autres vers ce fameux Hynt, scientifique de renom.
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