Suite à mon discours, notre hôte parut quelque peu courroucée et agacée. Elle ne s’attendait sans doute pas à ce qu’un visiteur de sa demeure grimpe sur sa table pour la sermonner et lui affirmer des propos qu’elle ne souhaitait pas entendre. Apparemment, elle ne connaissait pas l’existence du journal que je tenais en mains. C’était un bon point pour moi, à n’en pas douter. D’autant qu’elle manifesta son vif intérêt pour en apprendre davantage sur celui-ci.
Elle affirma que personne n’était prisonnier de la maison, mais je restai dubitatif. Elle pouvait très bien me mentir. Ou totalement ignorer ce qui se tramait dans sa propre demeure, même si cette dernière solution me paraissait particulièrement tirée par les cheveux. Elle parla d’héritage, et je me figeai. La description de ce qu’elle venait de nommer comme son héritier collait à la perfection avec l’attitude que j’avais montrée depuis mon arrivée dans la pièce. Voire même dans la maisonnée. Cette remarque me visait-elle personnellement ?
Je continuai à la regarder alors qu’un gobelin ridicule terminait son repas en se léchant goulument les doigts, satisfait d’avoir rassasié son appétit de goret. Il remercia avec ambages Ema. Avec surprise, je constatai que cela parut déplaire à la propriétaire des lieux, et qu’elle expulsa le gobelin sans lui laisser la moindre chance de s’expliquer.
S’ensuivirent alors une série d’événements plus navrants les uns que les autres. Nombre d’aventuriers présents se plièrent à un rôle de soumission exagérée à cette contrainte qui offrait, apparemment, le libre accès à la liberté. Cette hypocrisie généralisée me heurta, mais je demeurai de marbre. De nombreux personnages qui semblaient réfléchis craquaient au petit manège que leur servait la maison. Ils entraient tous dans un moule préconçu, une voie ferrée de laquelle ils ne sortiraient sans doute plus. Ils venaient de prouver les limites de leur libre-arbitre.
À l’opposé, Amarante se montra revêche et rebelle. Et s’autoproclama propriétaire de l’habitation, et fut bien vite expulsée par son véritable possesseur : Dame Ema, qui semblait voir rouge, pour le coup. Elle n’envoya pas la jeune femme hors de chez elle, mais bien dans une autre pièce, en compagnie du gobelin asservi, qui revint quelques instants plus tard.
Lila aussi se démarqua, en posant mille et cent questions sur le sens de tout ceci, et le but de l’existence de cette maison. Elle semblait particulièrement curieuse d’apprendre la généalogie d’Ema. Information pour le moins inutile. Pendant tout ce temps, je n’avais pas bougé, scrutant la vieille femme, plongé dans mes réflexions. Quelques pensées parasites avaient même tenté de me distraire, mais je les avais mises de côté assez vite. Je ne répondis à sa prime interrogation que lorsque le gobelin revint de sa petite escapade dans les profondeurs de la maison, sans Amarante… J’agitai le livre devant moi pour attirer une nouvelle fois l’attention de la maîtresse de la maison. Je n’avais aucune envie de m’asseoir pour manger, ni de me plier aux mêmes simagrées que les autres. Je resterais moi-même, possesseur de mon libre-arbitre.
« Dame Ema, vous semblez dotée d’un caractère quelque peu versatile, et contradictoire. Je ne peux que vous être reconnaissant de vous soucier de mon estomac, mais je ne saurais m’asseoir à la table d’une personne avec qui je ne partage aucune relation. Votre offre généreuse rattrape pour moi les mauvais traitements que j’ai pu subir dans les autres pièces de l’habitation. Nos comptes sont donc à zéro. Je vous demande donc de bien vouloir accepter mon retrait de cette réunion, et de cette maison qui, au demeurant, reste vôtre. »
Je consentis à descendre de la table, tout en restant proche de la Dame âgée. Je poursuivis alors, sur le même ton détaché, alors qu’une jeune guerrière entrait dans la pièce en baragouinant des paroles insensées.
« Comme gage de votre bonne fois, et plus par reconnaissance que par suspicion, je vous laisserai le présent journal sur le seuil de votre porte. Vous pourrez venir le quérir quand bon vous semblera. Celui-ci contient les dernières pensées de votre grand-père avant sa funeste disparition… Je suis persuadé que du haut de votre grand âge, vous pourrez aisément compléter celui-ci avec vos mémoires, afin que votre successeur respecte la tradition de l’accueil au sein de cette maisonnée… »
Le sarcasme était palpable, sauf si elle était totalement absente de tout ce qui se passait dans cette maison. Dans ce cas, elle ne pouvait que bien prendre ce que je venais de dire. Dans l’autre… elle comprendrait qu’elle ne m’aurait pas aussi aisément qu’elle l’aurait initialement pensé, à son petit jeu de dupes.
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- Selen Adhenor -
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