Étonnamment, la salle où j’arrivai en sortant du passage dans l’ombre n’était pas du tout la chambre d’où nous étions partis. Cette maison avait moult secrets, qui ne seraient sans doute jamais dévoilés. Hormis peut-être pour ceux qui, pour leur plus grand malheur, restaient les prisonniers éternels de l’habitation magique.
La pièce était assez vaste, toute en longueur. Un toit en ogive, assez haut, était maintenu par des poutres de bois, sous lesquelles une vaste et longue table se dressait. Dans l’axe de la pièce, elle était garnie de mille mets délicats, divers et variés. Ceux-ci auraient pu donner l’eau à la bouche de n’importe qui, mais toujours sur mes gardes suspicieux, je ne vis en ces petits plats qu’autant de dangers empoisonnés, de pièges à éviter. Ce qui, ma foi, les rendait nettement moins appétissants.
La salle à manger était éclairée par plusieurs lustres, qui pendaient du plafond en arborant fièrement leurs bougies. La décoration était généralement sobre, et seul un meuble, sur ma gauche, brisait la monotonie de la pièce. Sur ma droite et sur ma gauche, encadrant la porte que je venais de passer, deux gardiens immenses et terribles restaient immobiles, maintenant une arme impressionnante dans leur poing serré. Ils semblaient faits de muscles et d’os uniquement. Et en grande quantité. Au vu de la lueur imbécile de leur regard, elle avait dû être compensée par la perte définitive de leur cerveau, et de toute intelligence.
Un petit gobelin à l’apparence machiavélique se tenait à côté de la chaise la plus proche, et nous enjoignait d’entrer et de nous installer. Comme si nos hôtes impromptus nous attendaient. Une vieille dame, dont il semblait être le serviteur, siégeait en bout de table. D’autres personnes étaient présentes. Je les reconnus sans mal : c’étaient ceux qui étaient entrés en même temps que nous, et qui s’étaient dispersés dans les autres pièces de la maison. La bavarde au loup – séparée de celui-ci -, l’elfe noir au visage tendre, le lutin au bonnet jaune devenu rouge, la femme fatale et son copain punk, Gaubert, et même Trà Thù, s’étaient assis à sa table, suivant docilement sa demande. Bien sûr, Amarante s’était fait remarquer en houspillant les personnes présentes, mais mis à part elle, tout le monde parut bien prompt à être poli avec la propriété de la masure qui les avait enfermés pour la nuit, leur donnant du fil à retordre et des ennemis cauchemardesques à la pelle. Elle ne méritait sans doute pas autant d’égards, fut-elle âgée. Je n’avais pour ma part aucun respect pour ces personnes décrépites, qui se targuaient de sagesse alors qu’elles n’étaient plus que gâteuses et croulantes. La vieillesse était mon ennemie, et cette vieille femme à l’air hautain n’était pas sans me rappeler ma propre mère, que j’avais laissé moisir dans sa pitoyable maison de Tulorim, étouffée par son immonde soupe aux grumeaux.
Elle se présenta comme la petite fille de Maxime, l’homme du grenier, et quelques-uns se présentèrent en retour. Chose que je décidai d’éviter. Moins elle en saurait sur moi, moins elle pourrait me contraindre à rester. Au contraire, alors qu’elle nous rabaissait tous à être ses invités, nous donnant des ordres - certes polis, et mielleux, mais des ordres quand même -, je décidai d’inverser la position de force, et de me présenter comme son créancier plutôt que comme son débiteur.
Ainsi, le visage fermé, neutre, ne laissant passer aucune émotion, quelle qu’elle fut, j’avançai jusqu’à la table, où je posai un regard acéré sur le gobelin cabossé, l’espace d’une seconde. Sans lui prêter plus la moindre attention, je grimpai sur la table, debout, et commençai à marcher sur celle-ci, prenant soin d’éviter de marcher dans la nourriture. Je laissai pendant ce temps l'homme encapé énoncer ses accusations véhémentes, et j’avançai jusqu’à me trouver assez proche de ladite Ema, que je toisai de mes yeux d’émeraude perçants. J’avais toujours le journal de son aïeul en main. Je commençai mon laïus par ses propres mots.
« Maxime le Grand. Maxime qui a cru détenir un secret puissant qui n’a fait que le mener à sa perte, ainsi qu’à celle de sa famille, de sa lignée entière, si j’en crois votre position actuelle. Mais le saviez-vous ? Connaissiez-vous l’existence de ce journal, lui ayant appartenu ? »
Je désignai le livre que je tenais dans les mains, avant de poursuivre, d’un ton toujours flegmatique et désintéressé, mais toutefois suffisamment acéré pour qu’il attire l’attention.
« Prisonniers de cette masure, voilà ce que vous êtes, vous et vos semblables. Est-ce un sort enviable, que quelques-uns considèrent que vous vouliez le partager à vos visiteurs ? Votre manière d’agir manque de discernement, et il est des techniques bien plus efficaces que la vôtre pour briser la monotonie d’une vie d’ennui. Mais… je ne saurais en dire plus sans que vous me garantissiez ma liberté, lorsque l’aube pointera. »
Je ne la quittai pas du regard, prêt à dégainer au moindre mouvement de sa part, au moindre bruit qui m’indiquerait que ses deux gardes du corps se tiendraient prêts à me réduire en bouillie. Je n’aurais aucune gêne à la menacer directement, pour les tenir écartés.
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- Selen Adhenor -
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