Je m’approchai du chef gabier. La façon dont il piétinait le parquet du bateau laissait entendre combien il était impatient de me voir. Timidement, je lui souris pour lui signifier que je venais d’arriver. J’allais le saluer poliment quand, me jaugeant du regard, sourcil relevé, et d’un ton qui trahissait sa surprise, il remarqua :
«
– Ton amie Loys n’est pas là ? – Malheureusement non. Elle n’a pas l’air d’aller bien. – Est-ce l’air marin ? – Qui lui fait ce désastreux effet ? Je ne pense pas. »
Le chef sembla s’inquiéter de la situation et de son absence.
«
– Vous m’avez demandé ? – Oui. Il nous faut faire descendre une nouvelle voile et au plus vite. Les vents changent et nous risquons de rencontrer une tempête si nous n’accélérons pas notre rythme de voyage. – Eh bien, je suis là, dis-je avec une fierté qui n’était pas mienne.
– A l’œuvre Hobbit ! Vois-tu la voile là-haut ? Tu es gabier n’est-ce pas ? Alors détache la voile de ses nœuds et dépêche-toi ! »
Il me poussa vers le mât qui la retenait. Je déglutis, effrayé à l’idée de m’acquitter de cette tâche. Je n’avais pas d’arc et ne maîtrisais pas la magie, contrairement à Loys. Etais-je donc contraint à monter aussi haut ? Tout là-haut ? J’aurais voulu appeler Loys à l’aide. Elle aurait surement trouvé un moyen simple et efficace de détacher la voile sans que j’aie à risquer ma vie en montant au mât. Mais Loys n’était pas là. Elle dormait, affaiblie par un mal inconnu. La situation me semblait pathétique et je suppliai du regard le chef-gabier de demander à quelqu’un d’autre de s’en occuper. Seulement, il fit mine de ne pas saisir mon désarroi et croisa fermement ses gros bras.
«
– Ne peut-on pas de… – Allez Hobbit ! J’attends. – Mais, n’y a-t-il pas d’autre gabier qui puisse s’en occuper ? – Tu dois prouver ton droit de voyage si tu ne veux pas être jeté à l’eau. Je le répète une dernière fois, j’attends. »
Il n’y avait donc plus aucun moyen de reculer, aucune autre possibilité que de monter à ce mât à la force de mes petits bras. Je m’avançai vers l’énorme tronc pour en jauger la hauteur, déjà pris de vertiges avant d’avoir gouté au vent. On me prêta de petits gantelets de cuir et on me proposa des chaussures que je refusai.
Mes mains ainsi protégées, je m’avançais jusqu’au cordage que j’empoignais vivement. Mon ascension commença ainsi, avec cette désagréable sensation de nausée. Mon sang semblait avoir quitté tout mon corps et mon cœur battait aussi fort que celui d’un homme poussé au bûcher, je grimpais cependant, de maille en maille, petit à petit, une sueur froide mouillant mon dos.
«
– Surtout, ne te retourne pas Hobbit ! Ton but n’est plus loin ! »
Mon corps secoué par les tremblements qui le traversaient, je fermai les yeux et soufflai pour en reprendre le contrôle. Mes pieds me brûlaient déjà et mes mains semblaient ne plus répondre à mes désirs. J’avais mal à les plier et à les détacher du cordage, terrifié à l’idée de tomber. Quelle distance avais-je parcouru depuis le pont du bateau ? Je ne le savais pas.
Je repris ma progression, la tête vissée vers le haut pour ne pas apercevoir la mer au bas. Le vent se mit à souffler de plus en plus fort, faisant bourdonner mes oreilles et masquant le brouhaha infernal des matelots. J’ouvris les yeux plus grand quand j’aperçus le nœud de la voile à quelques mètres seulement de moi. Du fin fond du bateau, on me criait des mots que je ne discernais pas.
Quand ma main toucha enfin le nœud de la voile emprisonnée, mon cœur bondit dans ma poitrine et un haut-le-cœur me fit vomir le vide de mon estomac. Me remettant de ces secousses, j’entrepris de m’asseoir sur la poutre soutenant la voile. Je m’y pendis comme un damné, terrorisé. Le vent soufflait assez fort pour me happer si je lâchais mes prises. Il poussait mon petit corps frêle, comme s’il essayait de me détacher et de me faire échouer. Mes bras crispés étaient douloureux et prêts à me lâcher. Était-ce la fin ?
Un agréable rayon de soleil vint caresser mes joues froides et réchauffer mon pauvre corps meurtri. Reprenant courage, je desserrai l’une de mes prises, enroulant fermement la poutre de mes jambes. Bien couché dessus, je détendis ma seconde main et la laissai filer en direction de l’énorme cordage qui retenait la voile en place. Le cordage était durement serré et je crains de ne pas réussir à le défaire. Examinant le cordage, je me mis à jongler entre les différents morceaux de corde et vis avec plaisir et stupéfaction le nœud perdait de sa consistance. D’une main, je tirai de toutes mes forces sur le bout de corde qui retenait le dernier nœud.
Dans un claquement ravissant, la voile chut, capturant les chauds rayons du soleil pour resplendir dans le bleu infini de la mer. Je la vis se déployer comme un rapace aurait déployé ses ailes ou une jeune fille fait voler sa robe. Le spectacle fut grandiose et je ne pus m’empêcher de sourire devant ce tableau. Je ris même et, m’asseyant sur la poutre, hurlai mon bonheur de vivre, profitant de l’accélération fulgurante du bateau. Les bras levés et mes vertiges abandonnés, j’avais cette sensation de voler, d’être immortel. J’étais euphorique. Je me sentais vivant.
Mais une grosse vague me rappela à l’ordre, révélant de nouveau ma finitude à ma conscience. Le choc contre la coque du bateau venait de me faire perdre l’équilibre et j’étais prêt à tomber. Priant pour ne pas avoir à dire adieu à ce nouveau monde que je découvrais, je mis toute mon énergie à me rattraper, mais une seconde secousse eut raison de moi. Je fus arraché à la poutre et chus à une vitesse folle. Tout me rattrapa : le brouhaha des matelots, les cris inquiets des autres gabiers et de leur chef, les mots d’Ellana, ceux d’Odomar. Tout était confus et j’essayai à de multiples reprises d’attraper le cordage qui défilait devant moi, cependant, chaque fois que je le touchais, je n’arrivais qu’à ralentir ma course vers la mort, échauffant mes mains à chaque contact rugueux.
Illuminé par le bon sens et le désir de vivre, je tentai le tout pour le tout, bien décidé à ne pas me laisser écraser ni à me noyer comme un vulgaire idiot. J’attrapai une corde qui trainait là et m’y accrochai de toutes mes forces, ne la lâchant plus. Je glissais à présent le long de la corde et le cuir qui protégeait mes mains eut raison de ma survie, car malgré l’épaisseur des gantelets, je sentis le contact rugueux de la corde brûler mes mains, prêt à ronger mes chairs. Mon cœur battait la chamade, prêt à s’arrêter, l’adrénaline se déversant en moi comme l’eau fraîche d’une cascade.
«
– Lâche la corde Hobbit ! »
Ne sachant pas à quelle distance je me tenais, je fus incapable de le faire. Ce fou voulait-il ma mort ? Je l’entendis grogner :
«
– Il va y laisser ses mains l’abruti ! »
C’est alors, que, tout contre ma volonté, je retombais. Une flèche avait fusé au-dessus de ma tête, tranchant de façon nette la corde contre laquelle je glissais et à laquelle je m’agrippais comme un forcené. De gros bras musclés m’accueillirent soudain dans un bruit sourd. Le voyage du haut du mât m'avait paru durer une éternité.
«
– Mais quel inconscient ! Quel inconscient ! Est-ce que ça va Hobbit ? – Très bien ! souriais-je.
– Tu mériterais une claque, bouffon ! A-t-on jamais vu qu’on se laissait aller au vent ainsi ! Tu aurais pu mourir !!! Et … »
Le bonheur d’être sain et sauf, sauvé par un bon gros matelot, celui d’avoir goûté au vent là-haut, tout là-haut, celui d’avoir volé comme un oiseau, d'avoir senti la vie me remplir, altérait mon bon sens et je souriais bêtement, avec une béatitude sans précédent. Je me sentais bien et laissai les paroles inquiètes du chef-gabier voguer loin de moi. Je ne les écoutais plus, trop heureux.