Jacaranda peinait.
Il ne lui était pas venu à l’esprit que voyager impliquait un déplacement sur une longue distance. Et que lui, lors de ses épreuves, s’était contenté de trouver un lieu désert, pas trop loin de sa famille, et d’y rester le temps nécessaire. Lutter contre un étroit enchevêtrement de plantes diverses et variées n’avait jamais fait partie de ses activités, pas plus que la randonnée, d’ailleurs. Par conséquent, il n’était absolument pas préparé à ce genre d’expédition.
(J’suis pas préparé à grand-chose, en fait.)Il soupira, écarta une branche qui persistait à lui barrer la route et continua d’avancer. Route était un bien grand mot… Ce qui s’y apparentait le plus était probablement le tracé laissé par un animal sauvage dans l’herbe ployée.
(Par contre, j’suis bien, bien perdu, là.)Il grommela. Pour une fois qu’il agissait sur un coup de tête… Il se plantait complètement. Pourquoi être parti ainsi, hein ? Que n’avait-il tout soigneusement orchestré, peaufiné, pour ne laisser aucune place à l’imprévu et à son cortège de désagréables déconvenues ? Comment se faisait-il qu’il n’ait pas pris ne serait-ce que quelques heures de réflexion pour peser le pour et le contre de ce que cette expédition représentait, ses tenants, ses aboutissants ? En quel honneur ne pas avoir passé au crible les risques qu’un tel engagement représentait ? Pourquoi… La réponse était pourtant simple.
Il leva la tête, cherchant à s’orienter avec les étoiles. Mais les frondaisons étaient tellement denses qu’elles laissaient uniquement filtrer la douce lumière tamisée de la lune, baignant les alentours d’un irréel rayonnement argenté. La forêt ne semblait plus végétale, à cet instant, mais bien plutôt issue de quelque sortilège l’ayant figée dans un métal précieux. Seul le chuchotis discret du vent dans les ramures, faisant légèrement frissonner les plus petites pousses, tendait à dissiper cette fantaisie de l’imagination.
(C’est bien joli, tout ça. Mais pas très utile.)Effectivement. Il se retourna, considéra le chemin qu’il avait déjà parcouru. D’après ses traces, il avait avancé de façon relativement rectiligne jusqu’ici. Donc, en toute logique, s’il continuait sur sa lancée, il finirait bien par atteindre l’orée de cette immensité verte… Du moins, fallait-il l’espérer. Il se maudit de ne jamais avoir eu la curiosité de chercher à atteindre les limites du territoire qui l’avait vu naître. Il aurait pu économiser un temps précieux, maintenant. Mais bon, on ne refait pas le passé… Et il était grand temps d’aller de l’avant. De prendre une décision. Il brandit son bâton, écouta avec délice le doux crépitement qu’il produisit, et, une fois qu’il se tut, s’en servit pour s’ouvrir une voie dans les taillis touffus. Maintenant qu’il en était arrivé là, de toute façon… Autant aller jusqu’au bout, aussi pénible et aventureuse soit sa progression !
Depuis combien de temps était-il parti, déjà ? Il avait le sentiment d’avoir effectué un périple exténuant et interminable… Pourtant, à y bien réfléchir, ce ne faisait qu’une petite poignée d’heures qu’il s’était arraché au ronronnement paisible et rassurant que constituait son quotidien. Il se remit en marche, accompagné et comme entouré du murmure léger de son bâton de pluie, mettant précautionneusement un pied devant l’autre ; et, chemin faisant, il revit, comme les bribes d’un rêve, ce qui l’avait poussé hors de sa placidité habituelle.
Ce jour-là, Argynnis était venue lui faire écouter sa dernière composition. C’était une de leurs habitudes… Elle jouait merveilleusement bien de plusieurs instruments, et possédait un don certain pour l’écriture… Bien que sa voix n’ait pas été au niveau de son génie créatif. C’est pourquoi elle lui donnait ses textes, pour qu’il visualise leur musicalité, pendant qu’elle usait de ses talents mélodiques. A peine effleura-t-elle les cordes que la forêt se tut, comme absorbée par les vibrations que ce petit bout de femme produisait. Elle avait fermé les yeux, transportée, laissant ses doigts courir, comme animés d’une vie propre, sur sa lyre artistement sculptée. Et lui percevait les notes comme étroitement entrelacées aux mots qu’il lisait, en une évidente harmonie. Il se sentait frissonner jusqu’à la moindre de ses feuilles, ressentait jusqu’à la moindre variation aux tréfonds de son être. C’était bien simple : il pouvait même éprouver les sourdes pulsations du rythme de l’aubade de son amie. Encore que… Ce rythme soit étrangement discordant. Et ait fait fuir les oiseaux à tire-d’aile.
« Euh… Argy ? »« Chut. J’ai pas fini le premier mouvement. »« « Ouais mais… »« Chut j’ai dit. »Ton péremptoire, sourcils froncés. Quand elle était comme ça, il était impossible de ne serait-ce que penser à la raisonner. Cependant, l’Oudio était conscient que quelque chose n’allait pas. Ces fameuses pulsations n’étaient pas en lui. Et elles avaient dicté aux animaux, ces esclaves de l’instinct, de s’éloigner de la source de ce bruit. Danger. Ces battements étaient mêlés à d’indistincts murmures étouffés. Qui se rapprochaient.
« « Argynnis ! »« Mais quoi, à la fin !? »Elle était digne d’être immortalisée, quand son fin visage, aux yeux jade plissés en un regard dur, était contracté en cette expression furieuse, et cette courte chevelure dorée ébouriffée …
« Alors ? » « « Ecoute. »Elle inclina la tête sur sa délicate épaule dénudée, tendant son oreille ciselée pour mieux identifier la sourde rumeur. Et un pli soucieux barra son front d’albâtre.
« Ils n’oseraient pas… » « Qui, ‘ils’ ? Et ils n’oseraient pas quoi ? » « Ne bouge pas et attends-moi. »Elle se leva, gracieuse, et disparut en un claquement de sa longue robe. Jacaranda, docile, resta à sa place, prêt à patienter le temps qu’il faudrait. Jusqu’à ce que des éclats de voix lui parviennent. La voix rocailleuse de son amie semblait éclater en mille morceaux sous l’influence de la colère et de la peur conjuguées. Elle lui avait dit d’attendre… Mais si elle était en danger ? Et si…
Un cri déchirant lui vrilla les oreilles. Il laissa là ses réflexions et se précipita en direction du hurlement. Et le spectacle qui s’offrit à lui était pour le moins… Surprenant, de son point de vue.
L’elfe était prostrée à terre, entourée de plusieurs humains. C’était la première fois qu’il en voyait de si près. Et, apparemment, c’était aussi la première fois qu’ils voyaient quelqu’un comme lui !
« Qu’est-ce qui se passe ? »Ils en laissèrent tomber leurs haches.
« Bah quoi ? »Le cercle qu’ils formaient se disloqua. L’Oudio fit un pas en avant. Deux d’entre eux s’enfuirent. Il se figea instantanément, et lança un regard interloqué à Argynnis. Laquelle s’était manifestement reprise. Elle se redressa, et, à voir son expression, elle semblait peu encline à donner des explications. Elle leva les mains et, en réponse, surgirent du sol des stalagmites, juste devant les quelques hommes restants.
« Hors… De… Ma… FORET ! »Elle glissa la main sous ses vêtements et en sortit un attirail de dagues de tailles différentes, qu’elle déploya en éventail.
« Des volontaires ? »Elle s’adressait au vide. Tous avaient décampé. Elle semblait tout à coup si fragile, si tremblante… Tellement démunie… Elle fit quelques pas, chancelante. Jacaranda se précipita vers elle et la prit délicatement dans ses bras, tout contre lui. La chaleur de sa peau… Ce grand mystère…
« Ca va ? » « Je t’avais dit de pas bouger… »« Eh, mais tu saignes ! »Il lui saisit le poignet et la fit tourner. Elle avait une longue éraflure le long de l’épaule, blessure bien différente de tout ce qu’il avait vu. Normalement, c’étaient les ronces, les arêtes pointues des rochers qui perçaient la trop fine peau de la jeune femme. Il passa légèrement le doigt sur l’entaille. Elle se dégagea avec un petit cri de douleur.
« Mais comment… ? »« Parce que ces gens ne se contentent pas de bois mort. Et qu’ils sont bornés. Et que je dois protéger la forêt. Alors je les gênais ! »Le doute envahit l’Homme-Arbre. Protéger, c’était un bien… Alors pourquoi, comment se faisait-il qu’elle ait à souffrir ?
« C’est toujours comme ça », lui dit-elle avec un léger sourire.
« Protéger est un combat. Quand les mots n’ont plus aucun pouvoir… Il faut savoir donner de sa personne, avoir mal pour maintenir le bien. »« Mais… On ne peut pas… Juste… Je sais pas, moi… Un combat, c’est forcément violent ? »« Peut-être pas… » Elle se blottit contre lui.
« Mais c’est la seule manière que je connais de défendre ce en quoi je crois. »Ses yeux à lui se posèrent sur sa fragile personne, à elle. Un rempart, cette fragile brindille ? Bien que sa magie soit puissante… Elle ne tiendrait pas longtemps. Certainement pas. Une feuille s’était posée sur son estafilade, engluée par le sang. D’une pichenette maladroite, il tenta de la faire s’envoler, sans succès ; alors il souffla doucement sur la fane. Elle décolla et… Il sembla à Jacaranda que l’éraflure avait diminué. Non, il en était sûr, même.
« Bon… Je vais y aller… Je récupère mes instruments et je retourne à la maison, faire soigner ça. Tu m’accompagnes ? »« Hmm-hmm. »Bras dessus-bras dessous, ils rebroussèrent chemin. Elle ramassa ses affaires et, avec désinvolture, lui adressa un signe de la main en guise d’au-revoir. Comme si rien ne s’était passé. Comme si cette journée avait été pareille à toutes les autres. Il n’y avait jamais réfléchi avant, mais… Il était possible que chaque jour, elle ait à se battre. A se mettre en danger. Et lui, il restait tranquillement planté là, à attendre qu’elle fasse tout le travail… Mais à quoi aurait-il bien pu servir ? A part à la gêner… Il n’avait aucune compétence valable…
Avec acuité lui revint l’image de l’égratignure. Après qu’il a soufflé dessus, elle lui avait semblé diminuer… Et, quand Argynnis était partie, elle n’était plus que simple ecchymose sous une couche de sang coagulé. Une plaie ne pouvait guérir d’elle-même en un si court laps de temps. C’était tout bonnement impossible. Même les Anciens, pour peu que l’on parvienne à les blesser, ne recouvraient pas la santé avec tant de célérité. Alors… Se pouvait-il que… ? Si jamais il avait le moindre pouvoir curatif, il se devait de le travailler. De l’amplifier. Et si ce n’était pas le cas, il lui semblait impératif d’acquérir des connaissances utiles. Il fallait qu’il excelle en soins. Il ne savait pas se battre, et se considérait comme trop gauche pour pouvoir y arriver un jour. Mais pouvoir soutenir ceux qui montaient au créneau… Ça, c’était dans ses cordes.
Se remémorant ce qu’il ressortait des conversations qu’il avait pu avoir au sujet des civilisations, Jacaranda se vêtit au minimum, un sarouel ocre issu des mains de son amie, et, pour conserver un lien avec ses racines, se munit d’un immense bâton de pluie qu’il avait fabriqué, sculpté, enjolivé bien des années auparavant. Il eut un dernier regard, dernier regret pour son endroit favori.
(Je ne disparais pas. C’est aussi pour toi que je le fais. On se retrouvera.)Ainsi équipé, il commença à se frayer un chemin au-travers de l’épaisse futaie. Il avait besoin d’apprentissage. Seule une ville pourrait le lui offrir. Et il était déterminé à en atteindre une le plus rapidement possible.
(Bon, ‘rapidement’, ça reste relatif.)Au moins, il n’était pas dérangé par les insectes. Il ne connaissait rien de plus irritant que ces bourdonnements perpétuels, qui étaient presque impossible à faire cesser. Ses mains étaient bien trop grandes et bien trop creusées pour pouvoir caresser l’espoir d’écraser un de ces agaçants gêneurs vrombissants.
(Alors pourquoi s’énerver à propos de ces bestioles, alors qu’elles ne sont même pas là ?)Parce que penser l’aidait. Revivre cette journée, se perdre en divagations stupides, tout n’était que leurre destiné à le couper de la réalité, et surtout de la perception du temps. Il en avait assez, assez de déambuler comme une âme en peine, parce qu’il avait soudainement décidé de s’ériger en protecteur alors qu’il n’avait pas la moindre foutue idée de l’étendue de la tâche qui l’attendait, non, allez, quoi, soyons honnêtes, en fait, c’était tout sauf de l’altruisme, hein, avouons-le, c’était plutôt pour échapper à…
Il stoppa net.
Comme la forêt.
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Les 'Portes' de la Cité.