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Auparavant~
L'atmosphère calme de la pièce m'aide à me concentrer. Tout en finissant le contenu de ma tasse, je cogite. Quand bien même les pillards n'emporteraient qu'une urne, avec les patrouilles régulières de la milice, le risque est vraiment grand de se faire prendre. D'ailleurs, je suis quelque peu curieux concernant un autre point. Les tombes sont nombreuses, et parfois véritablement semblables. Comment font ces personnes pour trouver exactement celle contenant l'urne recherchée ? Repérage ? J'en doute. Faire des allées et venues sans but dans le Bochi serait sans doute remarqué. Peut-être en y faisant une marque ? Oui, mais à quelle occasion ?
Mes pensées sont interrompues quand Masahiko affiche une soudaine grimace, sa main se plaçant immédiatement contre son estomac. J'ai à peine le temps de comprendre ce qu'il se passe que le jeune oranien a bondi sur ses pieds, et s'est précipité en direction du placard à porte coulissante. D'un geste vif, trop même, il fait claquer la paroi et, en attrapant ce qui me semble être un pot à remèdes, son coude heurte un objet. Mes yeux violins suivent chaque mouvement, en particulier celui de cette forme inanimée sur le plancher. Cela ressemble à une pièce de cuir, un brassard en vérité.
Mes yeux se plissent quand je me rends compte que le dessin net qui y est incrusté est le symbole de la milice. Masquant ce que je viens de remarquer, je m'inquiète de la santé du vieil homme. Ce dernier vient de prendre une sphère odorante de son pot, et de l'avaler avec une gorgée de thé.
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Etes-vous souffrant ?"
Hiroto, d'une voix sèche et sévère, répond à sa place.
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Ulcère à l'estomac. Et ce ne sont pas vos stupides questions qui aident !"
J'écarquille brièvement les yeux, puis me reprends. Je ne peux pas deviner cela à son visage, après tout. Je reste silencieux tandis que le jeune homme retourne vers le placard. En apercevant l'objet de cuir, il se stoppe net. Brutalement même. Ramassant le brassard, il se tourne vers Masahiko dont le teint revient progressivement à la normale.
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Grand-père ? Qu'est-ce donc ?"
Un air calme peint les traits du vieil ynorien, qui se masse lentement l'estomac.
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Ah ! Le voilà donc. C'est un souvenir du temps où j'étais milicien. J'étais bien jeune à l'époque. Je suis certain qu'il ne me va plus."
Amusé, il tente de se parer du brassard qu'Hiroto lui tend. En effet, la taille est bien inférieure. J'ai un sérieux doute quant à ce qu'il vient de raconter. Non seulement je ne suis pas certain qu'il ait pu un jour porter cette pièce d'équipement, mais en prime, le cuir m'a l'air d'avoir été entretenu très récemment tant il m'apparait luisant. Mon imagination se met en route. Cela semble stupide, mais peut-être appartient-il en réalité au milicien que je recherche ? Mais pourquoi se trouverait-il là ? Cela ne serait logique que si au moins une de ces personnes est impliquée dans cette affaire de pillage.
J'ai du mal à le concevoir. Masahiko semble trop honnête et surtout trop inquiet des profanations pour en être l'auteur. Son petit-fils m'apparait trop attaché à son aïeul pour lui causer le moindre chagrin. Je dois faire fausse route. Il est temps d'aller voir d'un peu plus près les lieux des crimes.
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Pouvez-vous me conduire à ces sépultures récemment profanées ?"
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Bien entendu. Hiroto, passe devant, tu as ton encens à placer."
Sans dire un mot, le jeune homme s'empare de deux lots de bâtonnets de coloris distinct. L'un semble gris, l'autre légèrement bleuté. Tout en me redressant, détendant mes mollets, je patiente jusqu'à ce que ce brun sorte. Doucement, je m'adresse avec un pointe de curiosité à mon interlocuteur.
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Pourquoi deux lots différents ?"
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Une idée de mon petit-fils. Les familles sont déjà dans l'obligation de payer les funérailles, alors nous leur offrons l'encens. Les bleutés se composent d'ingrédients plus rares, et sont plus chers. Ils ont aussi une odeur qui persiste plus longtemps. Les familles marchandes apprécient de sentir la purification, même une semaine après."
Un doute m'envahit, me forçant à formuler une question simple.
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Seuls les clans les plus aisés y ont droit ?"
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Oh non. Mais l'élite a droit à deux bâtonnets."
Je profite de sa bonne disposition pour lui poser rapidement une autre question.
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Dites-moi. Un autre milicien est-il venu avant moi vous interroger sur cette affaire ?"
Les yeux sombres du vieil homme se rivent à mon visage, soutenant mon regard. Un bref instant, j'ai l'impression de le voir hésiter. Finalement, il détourne le regard en me donnant une réponse expéditive.
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Pas vu."
J'ai beau douter de ses dires, je n'insiste pas plus. Après avoir ramassé puis ajusté mon Fang Bian Chan, je laisse passer l'ynorien devant moi, et émerge à sa suite du bâtiment. Cette idée d'encens semble animée d'une bonne intention, et pourtant quelque chose me dérange. Déjà que l'odeur est forte, ajouter une seconde tige signifie presque planter un panneau indiquant "tombe de riche". Ma pensée se heurte à un pressentiment. Et si c'était le cas ? Si les vandales se servaient de la bonne volonté d'Hiroto pour cibler précisément les sépultures à ouvrir ? Cela n'est pas impossible, et si l'odeur persiste, pas besoin de passer trop fréquemment dans les environs.
Ou alors je deviens trop suspicieux. Cette mission me fait m'interroger, sans pour autant sembler me rapprocher du milicien que je recherche. A moins que Masahiko m'ait menti et caché des choses.
A la suite de ce dernier, je contourne le bâtiment, notant la présence d'une double porte en biais, semblant protéger un passage dans le sol. Remarquant sans doute l'expression curieuse sur mon visage, Masahiko prend les devants.
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Ouverture sur la cave, que l'on peut atteindre par une trappe à l'intérieur. C'est là que nous stockons le combustible nécessaire aux crémations. C'est malheureux, mais le crématorium est si souvent utilisé que nous entretenons le feu en permanence."
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Hum. Et par combustible, vous entendez quoi ? Amadou ? Bois sec ?"
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En partie, mais je pensais surtout au charbon. D'ailleurs, le livreur était censé nous en amener hier. "
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Cela doit faire une impressionnante dose. Je ne savais pas qu'il y avait une mine dans les environs."
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Une mine ? Non. Je le fais importer à mes frais depuis Kendra Kâr. Une vieille rancune envers... Mais cela n'a pas d'importance. J'essaie d'en garder un tas conséquent à la cave. Il est arrivé que le navire soit pris dans une tempête, et accuse un ou deux jours de retard. Vous imaginez sans doute l'embarras d'annoncer aux familles que leurs défunts doivent patienter ?"
J'acquiesce mais me fais silencieux. Au son des getas, j'arrive avec lui devant quelques tombes ouvertes. L'odeur de l'encens est restée forte, et je comprends maintenant que c'est également celle que j'ai repéré sur Terada Hiroto. J'ai réuni des informations assez intéressantes, mais elles ne peuvent m'aider à établir qu'une théorie. Je la garde dans un coin de mon esprit, puis propose bientôt à Masahiko de patrouiller les lieux, juste pour repérer d'éventuels individus suspects.
Amusé, cet honorable me confie un balai, pour me donner une certaine "couleur locale". Tout en débarrassant les dalles grises de feuilles, je jette des regards aux différentes personnes. Cependant, rien ne m'interpelle durant ces longues heures, même lorsque je partage le repas de mes hôtes hors du crématorium. Lorsque le soir tombe, je présente mes respects au duo oranien, et fais mine de partir. Arrivé à la sortie, je me glisse auprès de végétaux, et reviens sur mes pas. J'ignore s'il va se passer quelque chose ce soir, mais je ne veux prendre aucun risque.
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Voyons... Là, entre ces sépultures. J'ai une bonne vue sur le crématorium et sur ces tombes récentes.)
Un genou à terre, retenant d'une main ma chevelure noire, je scrute la nuit. Pendant une bonne heure, seuls quelques passants pressés traversent les rangs de pierre. Ma peau se hérisse sous le souffle de moins en moins chaud qui caresse ma nuque, mais je refuse de renoncer. L'attente est longue, et par moments je sens mes pensées se tourner vers oncle Masaya. Il doit se faire du souci pour moi à l'heure qu'il est. Je me donne une légère gifle, chassant cette image de mon esprit. Ce n'est pas le moment de se déconcentrer. Aussi discrètement que possible, je change d'emplacement, puis recommence à patienter.
Le temps me semble long, mais la chance décide de me sourire quand, se dessinant péniblement dans l'ombre, deux silhouettes approchent. L'une d'elle tient un petit objet rectangulaire éclairant faiblement la zone. Avec une rapidité confirmant mes doutes, elles se dirigent vers l'une des colonnades neuves, où Hiroto a du poser deux bâtonnets. Un doux bruit régulier me parvient. Je suis quasiment certain que l'un des deux êtres s'attaque au panneau en ce moment même. Lentement, camouflé par une sculpture, je tends la main vers la sangle retenant mon arme.
Que faire ? Aller chercher un lampion et les surprendre ? Je risque de les perdre de vue, sans savoir quand ils reviendront. Je ne peux pas non plus me jeter à corps perdu sur eux. Lutter ici serait trop délicat. Le mieux reste de les laisser faire, puis de les suivre jusqu'à leur cachette. Si le milicien a eu la même idée que moi, j'ai de bonnes chances de le retrouver ainsi.
Je constate bientôt que l'odeur de l'encens est véritablement forte, au point que j'en ai presque la tête qui tourne.
D'un coup, cette senteur devient si puissante que je réalise que quelque chose d'anormal se produit. Mon instinct de survie se manifeste, me criant de ne pas rester là.
Mais trop tard.
Au moment où je regarde par-dessus mon épaule, je me sais repéré. Une forme humaine abat brutalement quelque chose contre ma tête. La douleur me vrille le crâne, à un point tel que je ne sais pas comment je fais pour parvenir à me lever et à tenir debout. Un vague son de pas se rapproche, mais je n'ai pas le temps de réagir. Un violent coup m'est asséné dans le ventre. Souffle coupé, tête meurtrie, je m'affale au sol. Je ne sais pas comment je parviens à ne pas perdre immédiatement connaissance, mais cela me permet de me rendre compte que je suis trainé sur les dalles de pierre. Je devine un vague bruit de gonds.
Et puis, c'est le trou noir.
~
Suite~