D’un noir abyssal sont les ombres qui se découpent dans l’or du ciel, quand les hautes cimes des montagnes tranchent leurs arêtes aiguës et saillantes dans l’aurore à peine naissante. Candides sont les à-pics qui effleurent paresseusement les nuages, minces lacets d’une pure blancheur. Emprunte de calme et de fraîcheur, la brise fait tressaillir les herbes juvéniles, et les senteurs qui s’enchevêtrent alors, à son doux passage aux caresses tendres, sont celles de l’écorce dans le frimas ténu d’un matin de printemps, de la rosée qui n’advient que dans les primes heures de l’aube lorsque tombe la nuit et qu'advient le jour, et celle de la mort qui teinte les ultimes étoiles de sang, comme autant de grenats parsemant la voie ambrée des premiers rayons.
Une forme se détache de l’horizon radieux, dans la mouvance fugace d’un corps qui ondoie. Son cheminement de pèlerin silencieux se peut, je dois dire, apparenter à une danse, tant sa grâce et son maintien frappent l’œil de celui qui sait observer. C’est enveloppée d’un voile de mystère, telles les brumes qui, au petit jour, prennent dans leur écrin diaphane les marais des basses terres, qu’elle avance vers moi avec une indolence terrifiante, apanage des grands et des puissants qui tiennent un royaume dans le creux de leurs mains.
Je fus de ceux-là. Je fus de ceux qui en lieu de ciel s’abritent d’un dôme d’or ; je fus de ceux qui pour seule compagne s’attachent d’une Etoile ; je fus de ceux dont le geste est sacré, dont les mots s’approchent du divin, dont la naissance ravit un peuple en plus d’une mère. Je fus tout cela – je le fus.
Aujourd’hui me voilà, l’œil sereinement posé sur les lignes du lointain, dans l’attente sans fin de cette silhouette vaporeuse. Apatride, exilée, bannie, sans toit et sans peuple, vagabond qui se perd dans les rets du destin sans en comprendre le sens ou les desseins. Les voix de Gaïa ne sont que par trop impénétrables, car c’est elle, j’en suis certaine, qui fit s’abattre sur moi tant de douloureuses épreuves – je me veux offrir à elle, qui est Mère de toutes choses.
Quelle étrangeté que ses créatures ! La rumeur sylvaine enfle comme croît le jour, mélodieux dithyrambe pour sa plus grande gloire qui eût pu sans défaut émouvoir jusqu’à la froide lune qui se pare d’argent une dernière fois, plus scintillante que jamais, avant de disparaître sur les orées du monde.
A présent voilà l’ombre approchée, à seulement quelques pieds de moi, et je distingue nettement sur les contreforts des montagnes une cuirasse belliqueuse, luisante dans la moire du contre-jour. Brune comme la terre en-deçà du brouillard, elle est souple et rapide, et son visage aux angles singuliers fait montre d’une rare agilité : sa curiosité sans frein, certainement, la fera s’enquérir du moindre bruissement dans les feuillages, du moindre mouvement fortuit, de la moindre aspérité dans l’habituelle quiétude de la forêt. Son port est celui d’une reine, le jeu de ses membres, celui d’une guerrière farouche – mais qui est-ce donc là, car ce ne peut être qu’un héraut de ma déesse. Un héraut féroce, sans peur, sans félonie au cœur, et l’indéfectible amour pour sa Dame comme seul étendard.
… un héraut qui tiendrait dans ma main.
Un héraut myrmicéen.
...
...
QUOIII ?!!!
- Nom d’un Aldron mal congelé !
Lecteurs ! Soyez saisis, vous qu’en mon cœur je chéris plus que tout, de me voir ainsi le nez dans le froid humus tout gorgé de rosée, éperdue dans les limbes labyrinthiques d’un demi-sommeil, reprenant à peine conscience et ne jurant allégeance qu’à une fourmi qu’en moi-même je croyais envoyée de Gaïa !
Ne me croyez pas ébaubie, car me voici sur l’instant qui me redresse de toute ma hauteur de superbe Akrilla – Guérisseuse de surcroît, et, sans médire, d’une grâce inénarrable – jugeant d’un œil averti cet animal qui m’a si cruellement fourvoyée. Et en effet, brune, broigne luisante et mandibules confusément agitées : je m’en étais tirée pour la description comme la magistrale conteuse que, sans forfanterie aucune, je suis à tous égares. Ne restait dès lors qu’à saisir le pourquoi du comment et l’essence-même de cette sournoise illusion – mais, avouez-le, vous non plus n’en avez pas démêlé le vrai du faux.
Laisserai-je ce sycophante librement vaquer à ses élans dépourvus d’esprit, ou l’abattrai-je sans coup férir, de cela je ne puis débattre dans la minute, car aussitôt relevée me voilà en proie à des apparitions aussi fugaces que suffocantes. Car vous ne pouvez qu’être aiguillonnés comme moi par la question qui demeure en suspens :
- Par toute la morve de Jerì, que s’est-il donc passé ?!
Hier encore, j’étais dans cette funeste clairière où se tenaient les spectres déliquescents de Thimoros, avec Tips le Petit-Chou, chevalier dans ses grandes heures, et la mort aux trousses. Les images qui se succèdent sous mes yeux ébahis sont toutes tintées de sang – celui des ennemis comme des amis, et en cela je vois le combat éternel des forces de Gaïa contre celles, abominables, du Mal qui sommeille en toute chose.
Ô, misérables traîne-savates pourtant aimés de moi, n’ayez donc pas pitié de la délicieuse Akrilla qui se meut sous vos yeux émerveillés par sa seule présence ! Mais le fait est que, par un jeu du destin qui fut inscrit dans les astres bien avant que vous et moi ne naquissions, je me vois aujourd’hui abandonnée de tous – et une nouvelle fois, telle la reine alanguie, étalée sur le sol. Cette fois, je connus le premier coup bas de l’ennemi. Car quoi d’autre à voir dans cette mortelle chute qui, si elle ne me rompit point le cou pour votre bonheur, fit au moins la mort de cette si pure robe de silm à la blancheur éclatante ; quoi d’autre à voir, disais-je, qu’hécatombe déchaînée par la toute force de la magie ? Quel est ce tourbillon zéphirien qui m’amena à une collision fatale avec le commensal dont la superbe eût été inébranlable jusqu'à la toute fin, et à, une fois encore, m’aplatir de tout mon long sur le sol, de cela j’ignore tout – et les visions ne sont point assez claires pour que j’en définisse une quelconque cause.
En ce jour, me voilà dans la nuit, avec seulement dans l’âme la certitude d’avoir joué de ma lumière avant que de ne perdre connaissance. Ce ne fut que lorsque, inconsciente, je rencontrai de mon altière tête la cuisse gracile de l’hôte de la Femme-Cheval que je reconnus en lui le véritable ennemi, et, dans les farouches combattants de la forêt, ses pâles détracteurs – auxquels j’eusse dû me liguer. Gaïa m’en fit le signe, je n’en puis être qu’assurée, lorsque ma magie féroce s’épandit de moi sans que j’eusse pu la brider, et lorsqu’elle attaqua de sa force terrible le muscle putrescent du dragon – car il s’agissait bien là, et je le conçois désormais, d’un monstre.
Pourtant, lecteurs, loin de moi l’idée de vous perdre, adorés que vous êtes, dans de nouvelles rocambolesques aventures, mais à peine les souvenirs étiolés, voici devant moi un nouvel ennemi qu’il me faudra combattre. Voici, pour mon malheur, ce que dans les dialectes des Terres Enormes l’on nomme un Mantis…
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CAHIDRICE ARO. PRINCESSE ALDRYDE, ACTUELLEMENT DANS LA MERDE.
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