Inscription: Sam 27 Juin 2009 09:09 Messages: 364
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 Le meilleur endroit était, sans aucun doute, cette zone d'agitation qui formait au-dessus de l'océan un épais toit, où se chamaillaient vivement l'eau et l'air. Là, elle avait quelque chance de n'être point vue du crabe, et il y avait assez de bulles pour qu'elle n'aie pas besoin de les créer elle-même, avec l'air de ses poumons ; et elle commença l'entraînement. Il s'agissait tout d'abord de choisir une des multiples cloques d'oxygène qui dansaient autour d'elle, de la toucher à l'instant précis où elle passait au niveau de sa main tendue et de la garder dans le creux de sa paume. Tout d'abord l'impatience monta en elle, le mouvement était trop rapide pour qu'elle pût intercepter une bulle précise. Ses nerfs commençaient à ne plus supporter l'étrange situation de danger volontaire, d'autant que l'issue du combat à venir dépendait de ses résultats présents ; elle n'aurait de chance que si elle était capable de rester plusieurs minutes sous l'eau, autrement elle périrait d'un coup de pince ou, pire encore, croquée par le monstre. Et, dans une sorte d'obstination aveugle et ayant oublié la possibilité de fuite, il lui fallait absolument vaincre.
Redevant maîtresse d'elle-même, Rose fit un effort pour se calmer. Fixant attentivement les incessantes vagues qui l'effleuraient en soulevant ses cheveux, elle parvint à "saisir" non pas une bulle unique mais un petit groupe qui, très vite fusionné en une seule boule d'air, était suffisamment grande pour être manipulée et lourde pour être entraînée moins prestement que les autres.
Ayant renoncé au pouvoir des formules, des supplications à l’élément, des impérieuses injonctions à l’onde qui se riait d’elle, l’enfant vida son esprit, éloignant toute préoccupation, et se concentra sur cet unique objet : la bulle. Sans se servir de quelconques paroles pour soutenir son énergie, elle envoya directement toute la force mentale dont elle capable sur la sphère qui s’agitait convulsivement. La bulle changeait de forme, tantôt ronde tantôt ovoïde, mais… elle ne s’en allait pas, elle n’était pas, comme ses multiples sœurs, entraînée par les courants. Comme attachée par le plus fin et délicat des liens, elle adhérait à la paume de l’elfe, rebelle et indifférente au flot de ses compagnes. Cela dura quelques instants, quelques infimes instants, avant que l’enfant épuisée ne la lâchât pour remonter prendre de l’air. Lorsqu’elle émergea, elle poussa un cri qui tenait à la fois du sanglot et du gémissement, dont le son se perdit immédiatement dans le vacarme de l’ouragan. Elle s’allongea sur l’eau, le visage offert à la violence de la tourmente. A côté d’elle, elle entendu un petit bruit sec : la bulle qu’elle était parvenue à immobiliser était remontée lentement, comme si elle eût été plus lourde que sa créatrice, et jetait d’éclater en arrivant à la surface. Rien ne ressemble moins à de la joie et le contentement que provoque parfois la réussite d’une œuvre inespérée, que l’état dans lequel se trouvait la jeune elfe. Elle ne songea à rien, encore toute entière consacrée au succès de son sort qui lui permettrait de vaincre le brachyu, ou du moins de l’éloigner, et de récupérer le précieux coffret. Encore une fois, une énième fois, sans jamais se lasser, elle replongea, s’assurant toujours que le monstre était préoccupé d’autre chose que de sa poursuite. (De toute façon, mon pauvre ami, si un jour ton ventre accepte de recevoir à nouveau quelque chose qui te nourrisse, ce ne sera pas aujourd’hui, et ce ne sera pas des proies de mon envergure. Mais de là à te le faire comprendre…)La maîtrise des bulles progressait, trop lentement. Peu à peu, l’enfant parvint à immobiliser plus rapidement la cloque d’air, ce qui lui permit de les conserver une minute, deux, dix, dans sa main, jusqu’à ce que son souffle ne tînt plus. Elle ne le remarqua point, mais cet exercice améliora également la capacité de son corps à tenir en apnée sans priver les membres et le cerveau de l’oxygène minimal qu’ils demandaient. Après des dizaines de tentatives, permises par le temps qui lui donnait l’intoxication grave de son bourreau, elle fut capable de déplacer la bulle : ayant intercepté de sa main un petit groupe de sphère d’air, elle en assurait l’adhésion et la faisait se déplacer. Tout d’abord ce ne fut que sur le bras ; ne perdant pas de vue l’usage vital qu’elle ferait de cette acquisition nouvelle, l’enfant approcha lentement la main de sa bouche, mais au contact de sa peau cela éclata.
L’Océan, hors de lui, avait abattu toutes les barrières de calme et de retenue qu’il s’impose souvent, la tempête battait son plein, bien plus âpre et emportée que durant les grains ordinaires ; c’était un véritable cataclysme. Les oiseaux marins que l’on aurait pu apercevoir quelques temps auparavant, perdus et plein d’angoisse, survoler nerveusement l’onde difforme à la recherche d’une terre de salut, luttant contre leurs propres courants qui semblaient soumis à ceux de l’eau, l’on ne distinguait à présent aucune forme vivante, les créatures aquatiques étaient cachées en profondeurs et les ailés avaient trouvé refuge, ou la mort dans l’éclair ou la vague emprisonnante. Une petite forme, absolument invisible tant elle était dérisoire dans l’immensité, flottait passivement, reposant son corps et préparant son esprit. (Comment ferai-je ? Je ne sais pas, l’ennui est là. Si je parviens à l’éloigner, cela voudra dire qu’il est capable de marcher, et en ce cas il pourra revenir vers moi à une vitesse folle. Pourtant, il faut bien prendre le coffre. J’ai réussi à… grâce aux bulles, je peux voir très distinctement, sans craindre les courants de sel même les plus violents. Je peux tenir sous l’eau un quart d’heure, je viens de le faire, il faudra seulement prendre garde à ne pas m’essouffler. Dix minutes d’apnée, puis je pourrai expirer et inspirer l’oxygène de la bulle. Ensuite, soit je trouve à nouveau assez d’air pour constituer une seconde bulle, soit je devrai remonter. Ainsi, je suis… en théorie capable d’affronter la bestiole. Mais cela ne suffit pas, si seulement cela suffisait ! Il est en-dessous de moi, s’il n’a pas bougé depuis que je l’ai vu, trop atteint sûrement pour bondir à nouveau. Et s’il n’est pas capable de se battre, s’il ne veut pas se défendre ? Alors je ne pourrai pas l’attirer au loin. Tout d’abord, il faut… essayer, le réveiller, le provoquer. Pfff, comme j’aimerais être chez moi…)Après un profond soupir, l’enfant des mers créa trois bulles de bonnes envergure, après mille essai elle était assurée que cela n’éclaterait point. Elle avait vérifié, s’était mêlée aux courants de surface, était descendue fort profond, mais la magie était assez puissante, le sort assez stable pour que ni le mouvement ni la pression ne les fissent rompre. Elle plaça deux bulles sur les yeux, la plus grande resta dans sa main. Un petit corps d’enfant se laissa plonger, loin de l’air rassurant, s’enfonça jusqu’à la plate-forme de pierre noire. Atterrissant à bonne distance du brachyu, Rose s’en approcha doucement. Le mouvement large de ses pinces était dangereux, bien que ce ne fussent point des gestes d’attaque mais de douleur. Marchant autour de lui, les poumons vides de tout air qui l’eût allégée et tirée vers le haut, elle essayait d’attirer son attention. (Réagis, grosse bête, enfin… Le mouvement de ses pinces, je ne peux pas le prévoir, je finirai par être cognée si je ne prends garde. Et un coup de ces matraques vivantes aurait un effet des plus… des plus… Ah, il ne veut pas me voir.)Elle ne pouvait s’approcher davantage. Les yeux fixés sur les pinces, suivant leur danse d’apocalypse, la brune jeune fille tournait autour du monstre, valsait devant ses yeux, agitait l’eau de ses mains aux palmes largement dépliées ; c’était un drôle de spectacle, que cette elfe aux poumons comprimés, dont la peau était rendue plus pâle par les mauvaises conditions physiques et l’eau froide, tant que l’on pouvait voir les vaisseaux sanguins courir lentement dans ses veinules bleutées ; aux longs cheveux épars qui se dressaient paresseusement, ondulants et denses, au gré des courants ascendants ; aux grands yeux éperdument ouverts auxquels ne devait pas échapper le coup de pince qui, s’il n’était évité, serait fatal ; dont la lourde robe pesait sur ses bras mobiles un poids certain, et dont la jupe s’agitait de même, entravant ou permettant ses mouvements. Tout à coup, une ombre passa sur cette danseuse de vie liquide. (Ah ! Mais qu’est-ce que c’est ?)Elle se baissa, juste à temps pour ne pas recevoir sur la tête la masse qui lui tombait dessus. Le crabe n’avait pourtant pas pu avancer jusque là sa pince, d’ailleurs il était devant elle à quelque distance et faisait fi de sa présence. La roche sous ses pieds tressaillit légèrement. Près de Rose, une sorte de planche de roc noir gisait. (Cela a manqué de m’assommer, ce n’aurait pas été drôle… Si je dois me battre aussi contre les objets en dérive qui tombent très exactement à l’endroit où je suis, je ne m’en sors plus !)Elle rumina un instant ces réflexions furieuses, puis se calma. (Cette fraction de roche a dû se détacher d’un récif à cause des vagues ou de l’éclair. Quel étrange mouvement des eaux fait que tout ce qui y dérive se retrouve très précisément ici ? Le crabe est tombé là, le coffre de même, et moi aussi… Mais cela pourrait être utile, finalement.)La roche ne fut pas difficile à soulever, son poids allégé par le milieu aqueux aux valeurs renversées. Forte de cette arme inespérée, l’enfant avança vers le monstre, le visage animé d’une expression de triomphe et de menace qui était plus attendrissant que dissuasif. Et les passes commencèrent. Rose attaquait sans trêve, enchaînant les coups de roche sans s’accorder un instant de répit. Si les pinces étaient sans conteste plus puissantes et rapides, l’épée improvisée était en revanche plus précise et plus fine. Le monstre était d’une agilité remarquable, et aucun des coups de la jeune enfant des eaux n’atteignit seulement la carapace du crustacé. L’agressive jeune fille s’arrêta soudain, à portée des pinces, et observa son adversaire avec surprise ; bien qu’elle se tînt si près qu’en un coup il la pouvait couper en deux, le brachyu n’attaquait pas. Ses armes continuaient à s’agiter vaguement au-dessus de lui. « Mais… Tu te défends seulement, lâche, tu n’attaques pas ! Tu as encore trop de douleur pour me faire périr ? Tu crois que cela va t’attirer ma compassion et que je vais abandonner, misérable ! Mais tu ne m’as pas laissée tout à l’heure, sais-tu que tu aurais pu me faire grand mal si tes pinces m’avaient touchée, quand tu remontais soudainement des profondeurs sans que je puisse te voir ? C’est toi qui m’as attaquée, je ne te laisserai pas en paix, je veux mon coffre et tu vas me le donner, par Moura ! Je n’ai pas de pitié pour un crabe bête comme toi. Tu vas finir pas bouger, oui ?»Le fixant d’un air de défi, Rose brandit à nouveau sa massue improvisée au-dessus du crabe. Elle suspendit son geste un instant, se mordant les lèvres, ne pouvant se résoudre à frapper. En vérité elle ne pouvait lui faire grand mal, mais ces yeux pleins d’une piteuse expression, globuleux et humides, qui la fixaient sans agressivité, semblait-il, la firent hésiter. Puis, se reprenant et vêtant à nouveau son cœur de l’énergie qui l’animait, elle recommença à assener des coups furieux sur les grosses pinces qui paraient chaque offensive. « Si tu yeux sont humides, espèce de traître, c’est que tu es dans l’eau, voilà ! Tu croyais m’avoir, n’est-ce pas, mais je sais bien qu’un crabe a nécessairement les yeux humides, tu ne peux pas pleurer. Si tu as mal, ce n’est pas dans ton âme, c’est dans ton corps, et qu’est-ce que cette douleur-là ? Quel poids a-t-elle, dis-moi ? Sais-tu seulement, monstre bleu, ce que c’est que de souffrir dans son cœur ? Moi non, mais toutes les créatures le savent, réserve donc ce regard-là aux gens qui crèveront ton cœur et frapperont ton âme et moi, n’essaie pas de me faire pitié, parce que tu sais très bien que… que ça marche… »Elle cessa à nouveau, lasse. L’animal ne bougeait pas, les attaques de l’elfe étaient inutiles, aucune ne l’atteignait. Expirant soudain les parcelles d’air que ses poumons contenaient encore, elle apposa sur sa bouche et son nez la bulle qu’elle avait conservé sur le dos de sa main, et inspira lentement, comme l’on respire une fleur de corail, l’air qu’elle contenait. Elle ne teindrait plus longtemps, tantôt il faudrait remonter. Elle se mit à contourner la bête, comme l’on sonde un adversaire du regard ; elle fit une fois le tour de l’animal sans que celui-ci ne bougeât mais lorsqu’elle revint devant lui, il commença à suivre son mouvement. Les gestes de ses petites pattes étaient saccadés, visiblement douloureux, mais il tournait sur lui-même, lentement, de sorte qu’il lui faisait toujours face. Les deux combattants ne se quittaient plus des yeux. « Beau progrès, monsieur le brachyu géant. Mais pour un moment encore, tu ne peux pas courir. Ce n’est pas juste, si l’on y songe. Toi, de petit comme ma main palmée tu es devenu presque aussi haut que moi, et bien plus large. Si la nature était juste, j’aurais dû grandir moi aussi, et devenir si haute que tu tiendrais à nouveau dans ma main ! »Ce disant, elle tendit vers lui sa paume ouverte ; elle ne le voyait pas à travers, ses palmes tendues liant ses doigts jusqu’à la deuxième phalange. Le crustacé suivit le geste et porta également son regard vers cette main ouverte devant lui ; lorsqu’il la regarda à nouveau, elle crut voir dans ses prunelles globuleuses une lueur d’ironie. « Je sais bien, que dans les faits tu es trop grand pour entrer dans ma main. Je ne voulais pas dire… oh, et puis tant pis. Tu n’as pas une pensée assez évoluée pour être ironique, grosse bête, c’est moi qui te suppose des pensées que tu ne peux avoir. »(Moura, as-tu voulu cela ? Moi, petite elfe, contre cet énorme crabe ? c’est bien, s’il le faut, mais tu verras, déesse, que je serai vainqueur. Je me demande… comment une telle créature est-elle possible ? Je ne crois pas que la nature produise de telles évolutions, d’un petit animal à un colosse comme celui-ci. Cela prendrait un temps considérable, plusieurs vies, pour que l’évolution s’accomplisse… Mais si cela existait depuis tant de temps, nous le connaîtrions, je ne comprends pas. Le vieux grand-père qui habite dans la première masure du port de pêche, qui connaît la mer comme lui-même, il l’aurait dit s’il avait découvert des animaux de cette sorte. Si c’était normal, tout le monde le saurait, les jeunes gens de mon espèce nagent bien plus profond que cela en partant sur leurs bateaux à voiles, alors comment ?)L’elfe considérait le monstre, songeuse, l’arme vers le sol. La bête esquissa un brusque geste de la pince vers elle, et l’enfant n’eut que le temps de se jeter en arrière pour l’éviter ; se relevant au plus vite, elle eut un haut-le-cœur mêlé de peur, de surprise et de colère. Ce sursaut créa autour d’elle une soudaine nimbe magique du flux qui gravitait incessamment en elle, réaction de défense qui n’était pas nouvelle. L’eau emporta les rayonnements dans le sens du courant, vers le brachyu qui baissa lentement la tête. Une lumière bleutée sembla lors se dégager de lui, l’enveloppa d’un véritable halo lumineux, qui le nimba un instant pour s’éteindre peu à peu. L’animal releva la tête, inconscient de ce qui venait de lui arriver, sous les yeux ébahis de l’enfant. (Quoi ! Il est sensible à la magie ! Je n’ai pas rêvé, il a réagi, et s’il était capable de lancer des sorts ? Non, il l’aurait sans doute déjà fait, mais… Tu n’es pas le résultat d’une lente évolution, monsieur Brachyu, non, tu es une invention elfique… Quelqu’un, quelque part, s’est donc amusé à transformer certaines espèces, modifier leurs caractérixiques, carac… je ne savais pas que la magie pouvait faire cela.)Elle le considéra avec une ténacité redoublée. Elle savait à présent qu’elle ne pourrait en aucun cas se permettre le recours à la magie. Elle n’y avait pas compté, mais il lui faudrait s’empêcher à tout prix l’acide. Et les décharges de flux indépendants de sa volonté, également. Le risque que le monstre ne gagnât en puissance en se servant de ses propres fluides était trop grand. Lorsque Rose se remit à tourner autour de son ennemi, elle fut foudroyée de constater qu’il se mouvait à présent avec une grande aisance ; les quelques rayons d'énergie que le courant lui avait portés avaient eu sur lui un remarquable effet de soin. Ce fut lui cette fois qui attaqua le premier ; il leva haut l’une de ses pinces comme en avertissement, et une pluie de coups s’abattit sur l’enfant. Elle les paraît tant bien que mal de son arme trop faible, se dérobant bien souvent juste à temps pour n’être point assommée. Tandis qu’elle reculait lentement, le crustacé avançait vers elle, menaçant.
Elle ne pourrait pas soutenir un combat au sol ; le courant qu’elle attendait advint enfin, un léger mouvement des lourdes eaux dont elle se servit pour s’élever de quelques mètres, quittant la plate-forme de roche sombre qui était le meilleur terrain pour son adversaire. Ayant lâché l'épée de granit elle le surplombait ainsi, juste assez haute pour ne craindre plus la menace des pinces meurtrières. Levant ses armes vers elle, l’animal trébucha sur le coffre, dont il s’était auparavant quelque peu éloigné, et qui roula sous sa carapace. Rose crut défaillir. Le temps passait ainsi, sans qu’aucun des combattants ne voulût se résoudre à approcher son rival. La guerrière bleue eut une vague idée, qu’elle exécuta tantôt sans y réfléchir deux fois : se servant du courant descendant qui répondait logiquement à celui qu’elle avait utilisé pour s’élever, elle fonça vers le crabe, tête première, en employant toute la force de propulsion des palmes de ses pieds pour gagner en vitesse. Au moment où elle passait au-dessus du brachyu, elle accéléra brusquement le battement de ses palmes tandis que le courant attendu accompagnait son mouvement, passant ainsi d’extrême justesse entre les deux pinces qui claquèrent derrière elle. L’elfe atterrit sur la plate carapace légèrement arrondie et s’y cramponna tant qu’elle put. La danse commença. Le brachyu, furieux, s’agitait en tous sens. Il commença à se soulever du sol par les mouvements désordonnés de ses pinces, si larges qu’elles lui servait pour l’occasion de nageoires ou d’ailes. Malgré qu’il se débattît violemment, l’enfant ne lâcha point prise jusqu’à ce que, tout d’un coup, probablement sans le vouloir, l’animal basculât en arrière et tombât lourdement sur le dos ; sa cavalière n’eut que le temps de se projeter vers le haut pour n’être pas écrasée. Elle contempla le pauvre crustacé qui, incapable de se rétablir, agitait vainement ses petites pattes en frappant ses pinces contre le sol. (Aha ! Il s’est retourné ! Les brachyus… « normaux » ne savent pas de remettre d’aplomb. Et toi, titan, le sais-tu ? Je parie que non. Bon, j’ai de la chance. Voyons le coffre…)Tournant autour du monstre d’assez loin pour ne pas craindre un brusque retournement, elle chercha l’objet des yeux. Puis, le voyant, elle se retourna vers le crabe et darda sur lui un regard furieux. (Tu es dessus ! Tu es arrivé à tomber très exactement sur le coffre, brute ! Enfin, pas dessus, heureusement, mais juste à côté… Déesse, pourquoi t’acharner, cela tient de la cruauté pure…)Une étrange opacité envahit les eaux. Ils l’avaient tous deux remarquée, assombrissant l’horizon, loin vers le levant ; par l’inexplicable et mystérieuse logique instable des courants, ce curieux nuage obscur était arrivé jusqu’à eux, les enveloppant d’une brume grise agitée par l’élément. Dès que l’enfant perdit le brachyu des yeux, elle se hâta de s’éloigner de la place où il se tenait avant d’être happé par le brouillard. L’atmosphère était plus angoissante que jamais, comment savoir s’il y aurait du danger, et d’où il viendrait ? L’on pouvait espérer que le crabe ne saurait pas se retourner, mais c’était un mutant et il pouvait avoir acquis n’importe quelle faculté ; et puis les vagues pouvaient lui donner une heureuse impulsion dont il saurait se servir. Malgré tout, ce n’était pas le brachyu que l’elfe craignait le plus en cet instant. La menace ne tarda pas à se confirmer. Sans que rien ne l’annonçât, quelque chose s’abattit sur l’aquatique et la frappa au ventre. C’était aussi fin et preste d’un fouet. Rose regarda partout autour d’elle, prête à se défendre, mais les eaux alentours était à nouveau calmes ; ce qui l’avait atteinte avait déjà disparu. Le temps passait, de lointains mouvements se faisaient sentir, mais rien n’arrivait et la noire encre qui couvrait la vue ne se dissipait pas. Ce fut à la seconde attaque que Rose comprit. Elle reçut les mêmes éclairs, rapides et douloureux, l’un au bras et l’autre dans le dos. Alors que, de douleur, elle tombait à genoux, elle vit passer devant ses yeux un visage qui la fixa, de grands yeux verts écarquillés et ronds. Cela s’évanouit aussitôt. (Ah… Mon dos… Cette tête, je la connais, ce sont ces serpents que les aînés chevauchent quelquefois… Des serpents d’océan ? C’est vrai qu’ils voyagent en groupe, en bancs… je suis donc sur leur trajectoire ? Ceux-là sont sauvages, rien de commun avec les bêtes dont nous nous sommes faits des amis fidèles et que nous soignons en retour, mais… ils ne devraient pas être agressifs. Ce n’est pas la période de reproduction, ils voyagent simplement… Alors ils ne me veulent pas de mal sans doute, ils nagent seulement dans ces eaux et quand je suis sur leur passage, ces bestioles ne daignent pas s’écarter un peu pour m’éviter. Je n’ai… plus d’air. La seule chance… être assez rapide.)Se relevant douloureusement, elle ouvrit grands ses yeux malgré l’eau sombre qui commençait à percer les bulles qui protégeaient ses pupilles, à l’affût. Il n’y eut encore pas longtemps à attendre, et tantôt elle perçut un mouvement sur sa gauche. Se jetant en avant, elle ferma les poings ; la secousse fut violente.
L’elfe montait. À une vitesse folle, que très peu d’animaux connaissent et dont les elfes sont parfaitement incapables, elle s’élevait vers la surface. Une seule de ses mains avait saisi le long corps du serpent ; la pression interdisait toute tentative d’élever vers lui l’autre bras. La bête ondulait convulsivement, tentant de larguer son fardeau qui tenait bon. Soudain, l’univers entier changea autour de Rose, et elle ressentit à nouveau cette terrible sensation d’arrachement qu’elle avait vécu dans son rêve, avant de s’éveiller sur la barque de Sualef. Ouvrant les yeux, elle vit le ciel, strié d’éclairs, les lourds nuages déversant leur abondante pluie sur le monde, et en-deça d’elle les eaux déchaînées. Le serpent l’avait lancée en l’air pour se débarrasser d’elle, et pour la première fois, la petite Rose volait. Hurlant de peur, elle amerrit tantôt. Les sanglots la suffoquaient, autant de la douleur des coups de fouet que de la frayeur qu’elle venait d’avoir. Elle s’allongea sur l’onde et détendit tous ses muscles, pleurant à chaudes larmes. La fatigue devenait insoutenable. Dans les instants où le tonnerre se taisait, où l’éclair faisait silence, l’on eût pu entendre les amères lamentations d’une jeune fille perdue au milieu des eaux.
Gémissant encore, l’aquatique reforma lentement ses bulles. Cela prit bien plus de temps que lorsqu’elle était encore capable de concentrer sa force, mais elle n’était pas pressée. Une à une, elle cueillit les petites cloques d’air, du bout du doigt. Attentive malgré tout, elle repérait les plus denses, et formait en les accumulant de plus grosses bulles qu’elle devait tout d’abord renforcer tant qu’elle le pouvait. Pour cela, elle concentrait sur la fine surface de la sphère une énergie particulière qui englobait et renforçait la fragile bulle ; elle n’aurait su expliquer rationnellement comment cela fonctionnait, et elle n’y songeait par ailleurs pas un instant. Mais ses rotondes œuvres, malgré ses soins, ne tenaient pas toujours l’affront de la violence des courants et de la pluie, et beaucoup éclataient. Voyant cela, Rose lâcha toutes celles qui restaient intactes, pleura encore un instant puis se remit à la tâche. Cette fois elle inventa, en plus de la protection par la force, de couvrir les sphères d’oxygènes, une fois assemblée suffisamment grandes, d’une très fine couche d’acide. L’acide, elle savait le produire, c’était venu tout seul depuis qu’elle était toute enfant. L’elfe se demandait même, tout en s’activant à la tâche, à quel moment elle avait découvert ce pouvoir.[/b]
[color=#8000FF](Sans doute que je l’ai depuis toujours, je ne me souviens pas quand c’est apparu. Est-ce que ceux qui m’ont donné vie l’avaient remarqué, déjà ? Je ne sais pas. Peut-être bien. Je demanderai aux ontari. Eux, ils doivent le savoir.)Il fallut mêler ce fluide d’un peu d’eau, travailler son poids et sa densité. Le doux acide ainsi créé, subtilement dosé, était tout aussi léger que l’eau, mais bien plus résistant ; de plus il avait naturellement tendance à adhérer à lui-même, ce qui le rendait difficile à éclater et à disperser. Cette substance-là fit une efficace protection pour l’air précieux, et tantôt quatre bulles de bonne taille furent faites et protégées. Deux sur les yeux, deux autre pour pouvoir respirer, après avoir tristement soupiré l’enfant replongea.  Les nuées d’obscurité se dissipaient peu à peu. Sans y voir encore bien clair, Rose descendit jusqu’à la plate-forme. N’apercevant pas le brachyu, elle le chercha prudemment ; les serpents continuaient leurs danses vives, mais ils étaient à présent si peu nombreux qu’il était aisé de comprendre que c’étaient là les derniers, les retardataires, l’arrière-garde, et que le gros du banc était déjà loin. Quand elle parvint à esquiver l’un d’eux en se jetant au sol au moment opportun, Rose sentit l’énergie et la volonté croître à nouveau en elle. L’objectif se raviva dans son esprit : le coffre. Elle partit donc à sa recherche, l’esprit circonspect quoiqu’encore assez confus. L’encre, soulevée par la force progressive des courants, finit par se dissiper complètement, allant embrumer d’autres abysses. La plate-forme, peu à peu, redevint visible ; L’elfe aperçut au loin le vieux brachyu immobile, l’abdomen posé sur la pierre, qui lui tournait le dos. Il semblait dormir, ou du moins se reposer. (Pfff, je m’en doutais… Ces maudits serpents l’ont frappé lui aussi, et le malin en a profité pour se rétablir sur ses petites pattes ridicules.)De là on n’apercevait pas le coffre ; il devait être trop bas pour être repéré de loin, et les dernières nuées d’ombre traînaient paresseusement sur le sol de la plate-forme. La bête avait dû être déplacée d’une bonne distance, car à présent s’élevait derrière eux un haut amas de roches grises aux angles arrondis par des siècles de roulis, qu’elle n’avait pas remarqué auparavant. Trébuchant sur une anfractuosité de la roche, Rose tomba lourdement – lourdement par rapport au poids de son corps sous des dizaines de mètres d’eau – sur les genoux ; le choc se répandit sur la plate-forme et ne pas manqua pas d’être ressentie par les délicates petites jambes dérisoires du crustacé qui, visiblement bien remis de ses mésaventures préalables, se tourna vers elle d’un air menaçant. Ses deux yeux vitreux et ronds lui lançaient des éclairs terribles de neutralité. Ils se dévisagèrent, si l’on peut dire, de longs instants, adversaires farouches dont aucun n’avait vraiment envie d’être le premier à attaquer.
L’ouragan était fort loin au-dessus, et pas un bruit n’atteignait cet endroit isolé et désert. L’elfe commençait à se laisser engourdir par les vagues du sommeil, depuis combien de temps ne s’était-elle plus abandonnée à la liberté de l’inconscience ? Le monstre se déplaçait d’un côté et de l’autre sans cesse, cet hypnotisant va-et-vient ne laissait pas de doute quant à ses intentions : tantôt, il chargerait. La proie était là, devant lui, et en cet instant elle titubait de lassitude et d’étourdissement ; ce serait aisé et deux tentatives ne seraient pas nécessaires. Le colossal brachyu heurta chacune de ses pattes sur la surface pierreuse, le regard fixe et déjà repu ; puis, sans attendre davantage, il chargea. Rose avait bien prévu qu’une attaque directe était imminente, et si elle n’avait guère eu besoin de feindre pour montrer sa fatigue, elle avait tenté par son air absent de l’y encourager. Il s’agissait à présent d’être la plus rapide, de ne bouger qu’au moment exact où la pince brandie s’élèverait au-dessus d’elle, et trouver un espace, aussi infime soit-il, pour s’échapper. Ainsi fut-il : lorsque le monstre fondit sur elle, une patte en avant pour la refermer sur sa victime, Rose rassembla ses forces, fléchit les genoux et bondit vers le haut, battant frénétiquement des pieds aux palmes déployées. C’était pourtant déjà trop tard : au lieu de s’échapper au nez du titan, l’elfe vit soudain au-dessus d’elle la massive pince s’abattre sur sa tête. Fermant les yeux, elle accéléra encore le mouvement de ses pieds, tant et si bien que lorsqu’elle osa, un instant après, regarder à nouveau, elle put sentir la main de fer claquer en dessous d’elle. Son cœur cessa de battre pendant quelques longs instants. Il est prévisible, pour un esprit capable de concevoir les effets des causes, d’imaginer ce qui se passa ensuite : entraîné par son élan, le brachyu ne sut s’arrêter et alla, plate boule d’un sinistre jeu de quilles, bouler dans le tas de pierres qui s’élevait derrière sa proie manquée. La montagne s’effondra sur lui, les rochers roulèrent de tous côtés. Rose fut enveloppée dans le nuage de poussière que cela provoqua et, tout en remontant doucement vers les eaux agitées, fouilla ce brouillard aquatique d’un regard anxieux ; lorsque la vue redevint claire, elle découvrit son féroce adversaire sauf, sinon sain, et définitivement vaincu : parmi la forêt de pierres hérissées qui s’était formée à l’entour, il était immobilisé par l’un de ces rocs sphériques qui était tombé sur sa carapace, précisément entre la courbure du dos et les deux pinces levées qui le maintenaient ainsi, au risque que le poids ne roule vers la tête, mettant fin à sa vie. Peut-être finirait-il par se dégager, favoriser d’un quelconque miracle comme l’on en voit quelquefois au cœur des éléments, mais pour Rose il n’était plus une menace. L’enfant soupira ce qui lui restait d’air avant d’user de celui que gardait la bulle dans sa paume, versa quelques larmes de lassitude – et, qui sait ? peut-être de sympathie – en s’éloignant à reculons, le regard toujours fixé sur son ancien ennemi. Se rappelant encore le coffret, elle nagea jusqu’à lui et le prit dans ses bras, les gestes las et le regard éteint comme si le feu du combat avait été la condition de son courage. Puis, son précieux fardeau contre elle, elle s’éloigna.
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Dernière édition par Rose le Jeu 5 Aoû 2010 12:28, édité 11 fois.
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