Précédemment : iciLes terres étaient sèches et arides dans les alentours de Dahràm. Longues étendues herbeuses sur lesquelles croissaient des flores aussi libres et sauvages que les pirates qui contrôlaient ce domaine avant l'arrivée d'Oaxaca, eux seuls n'avaient pas fléchi devant la Déesse à son arrivée. Et, au milieu de cette végétation farouche, les cheveux voletant dans la brise de l'océan au même rythme que l'infinie prairie qui l'entourait, Yurlungur souriait. N'y avait-il pas de sentiment plus simple que la joie pure et simple, celle de ressentir le vent souffler autour de soi, de se dresser contre lui, de le sentir venir envahir toutes les pores de sa peau sans réussir à vaincre ne serait-ce qu'un brin de cette détermination qu'ont ceux qui luttent contre les éléments avec succès. Autour d'elle, Papillon progressait par battements d'ailes successifs, mi-amusé mi-intrigué par l'attitude étrange de la petite fille.
«
Qu'y a-t-il, Yuyu ? demanda-t-il enfin. »
«
Regarde ! Je vis ! Je me sens vivre ! »
Elle partit dans un éclat de rire qui se perdit dans les rafales. La Faera rit aussi doucement, enjouée par cette démonstration inhabituelle de la bonne humeur de Yurlungur. Elle faisait un pas, puis un autre, à moitié guidée par son instinct, à moitié poussée par le vent. Ce n'était guère des pas réguliers, ni même répétés : ce n'était qu'une danse de la joie, une danse en l'honneur de la mort, une danse glorifiant la vie, une danse qui montrait, à l'heure actuelle, le sentiment intense de félicité qu'une fillette portait en son cœur et se trouvait bien incapable de ne pas partager. Elle semblait presque irradier de bonheur et celui-ci était communicatif : Papillon lui-même voletait maintenant avec une irrégularité harmonieuse, une sublime insouciance, dansant, rêvant.
«
Papillon ! Viens donc par là ! »
Elle approcha ses deux mains, paumes ouvertes, vers la petite Faera qui, comme si elle avait compris l'intention de sa maîtresse, se changea instantanément en un être bleu, humanoïdes aux éternelles ailes de lépidoptère. Leurs mains s'approchèrent, se prirent les unes les autres, les bras se tendirent et ils tournoyèrent, profitant tantôt de l'appui du vent, mais finissant bien vite étalés entre les plantes au bord du chemin. Yurlungur devait bien s'être doutée que son papillon n'était guère suffisamment lourd ni fort pour pouvoir la retenir : d'ailleurs elle riait, à cœur joie, d'un rire clair et léger qui finit par s'essouffler et enfin se tarit. Reprenant sa respiration en se relevant, son regard croisa celui de Papillon et, à défaut d'un rire qu'elle avait peine à contenir, c'était en tout cas un large sourire, épanoui et heureux, qui trônait sur son visage.
Ils se remirent à marcher dans le vent et, avant que la fillette puisse repartir dans une danse similaire, la Faera demanda :
«
Dis-moi, Yuyu... Que sais-tu au juste sur Aethalin Enulcard et du castel ? »
La question était légitime, mais étrange car provenant de la Faera. La précédente maîtresse de celle-ci n'avait-elle pas eu pour objectif, à terme, de se rendre à ce château pour le dépouiller de ses trésors ? Il aurait donc été logique, sans même parler de la connaissance encyclopédique de l'être de fluides, que ce dernier n'aie rien à apprendre de Yurlungur.
«
Bah, je sais que c'est dangereux, répondit-elle après avoir tenté de repérer sur le visage de sa Faera un indice qui ne venait pas. »
«
Et c'est tout ? »
«
C'est tout ce que m'a dit Liniel... Enfin, il doit y avoir de sacrés trésors par là-bas. En m'y glissant discrètement, je devrais pouvoir trouver pas mal de trucs. »
Papillon soupira.
«
Le château n'est pas abandonné, tu le sais, ça ? »
Elle haussa un sourcil et, prenant un air autosuffisant, elle répliqua :
«
Évidemment. Sinon il ne serait pas dangereux. »
«
Oui, mais il n'y a qu'un seul habitant là-bas, de ce que j'en sais. »
Il était évident que Papillon attendait une réaction de la fillette. Celle-ci, malgré tout, ne put s'empêcher de laisser apparaître une expression clairement étonnée avant de reprendre une figure habituelle, maudissant le demi-sourire de supériorité qui émergeait sur le petit visage de Papillon.
«
Un seul ? Et personne n'a jamais tenté d'aller voir là-bas ? »
«
Oh, si. Sûrement. Beaucoup ont tenté, même. »
Yurlungur se sentit un tantinet frustrée. Faisait-il exprès ? Souhaitait-il sous-entendre qu'il n'y avait maintenant plus rien - ce qui était absurde puisque le Shaakt avait affirmé, quelques jours auparavant, qu'il y avait au château de quoi attirer une Maison importante de Caix Imoros ? Ou bien Papillon voulait-il la mettre en garde contre un adversaire dangereux, ce qui impliquerait de s'attendre au même caractère que Liniel ?
«
Ne t'inquiète pas, répondit-il comme s'il lisait dans ses pensées.
Je ne souhaite pas t'empêcher de t'y rendre. Quel moyen aurais-je, après tout ? »
«
Tu pourrais user de tes pouvoirs, par exemple, fit-elle en mimant une expression à l'indifférence ironique surjouée. »
«
Certes, répondit-il en souriant,
j'oubliais que tu commences à bien me connaître. Mais ma parole ne te suffit-elle pas ? Et puis, je ne fais que t'avertir de certains dangers, afin que tu puisses les éviter plus facilement, c'est tout. Sieur Enulcard n'est guère partageur... »
«
Sieur Enulcard ? »
Son ton était étonné, mais surtout il était curieux. C'était bel et bien le même nom que celui du château, ce qui impliquait donc qu'un descendant du fameux Aethalin habitait encore là.
«
Effectivement, confirma la Faera, les yeux fermés et l'air assuré.
Le propriétaire du château et donc, nécessairement, de tous les trésors qui se trouvent à l'intérieur. »
«
Eh bien, c'est parfait ! J'ai déjà un plan, dans ce cas. Ne me suffirait-il pas de demander l'hospitalité de ce grand seigneur, moi qui arrive tout juste à proximité de Dahràm ? Écoute, comme cela : hum, oh s'il vous plaît, j'ai perdu mon chemin, je n'ose m'aventurer au-dehors de nuit... J'ai oublié de préciser que je compte attendre la tombée de la nuit, ajouta-t-elle avant de reprendre son ton faussement effrayé :
mais s'il vous plaît, ô monseigneur, m'accorderiez-vous un toit pour cette soir ? »
Elle regarda Papillon, constatant son air dubitatif, mais enchaîna :
«
Et ensuite, paf ! Il me fait visiter le château, galamment, je repère les trésors, les salles qu'il ne m'a pas fait visiter, j'y vais de nuit et je file avec tout le pactole. J'aurais sûrement besoin de tes dons, vois-tu, pour l'attirer là où je ne serai pas, mais ça ne posera pas plus de problème que ça ! »
La Faera, qui avait repris son apparence de papillon, soupira.
«
Si tu crois que ça va marcher... Je ne m'aventurerais pas à dire si c'est possible ou non. Enfin, tais-toi un peu, dans ce cas, on arrive à proximité du domaine. J'imagine que tu souhaiteras repérer un peu les lieux avant de t'essayer à ton jeu d'artiste... »
Yurlungur fut presque flattée d'être nommée artiste. C'était donc un art que celui de tromper ? Ce n'était presque pas étonnant, venant de Papillon, mais c'était toujours ça. Un sourire éclatant toujours sur les lèvres, ils s'approchèrent en silence le long du sentier qui se rétrécissait. C'était plutôt comique, sans doute, de voir ainsi une petite fille avancer, uniquement accompagnée d'un papillon aux reflets bleus chatoyants. Et enfin, le château lui-même se découvrit à leur regard.
...