Des mains solides m’avaient emmenées jusqu’à ma cellule et m’avaient allongée, tirant sur mon corps agité de tremblements les draps de lin. D’autres mains, plus douces, m’avaient alors rincé le visage, passant sur mon front et mes pommettes brûlantes un linge humide, qui soulagea un peu le feu de mon sang et les battements incontrôlés de ma poitrine. Je n’entendais pas ce que l’on disait autour de moi, tant il me semblait que le choc de mes émotions était assourdissant, résonnant dans tous mes muscles comme un tocsin. Une odeur âcre et suave, qui déposait un goût âpre sur mon palais, vint m’effleurer les narines. Mes pensées, déjà trop chaotiques, se firent encore moins précises, comme diffuses, et, me sembla-t-il, m’entraînèrent insensiblement vers la frontière infime des songes. Avec un dernier sursaut de lucidité, j’eus juste le temps de réaliser que l’on devait être en train de me droguer, avant de sombrer dans un sommeil si épais et si lourd qu’il ne pouvait laisser de la place aux rêves.
*
Le réveil fut aussi prompt que le fut l’endormissement ; de nature parfaitement artificielle, ces sommeils-là s’évanouissaient brusquement dès que la substance qui les provoquait venait à manquer. J’ouvris les yeux, et mon regard tomba sur une petite soucoupe où trônait un petit tas de cendre étonnamment claire. De l’encens narcotique, évidemment. Les sœurs ne l’utilisaient que très rarement, dans des cas grave comme par exemple pour calmer les sœurs atteintes de ces crises de convulsions inexplicables que l’on appelle haut-mal –je devais vraiment être dans un état terrible pour que la mère guérisseuse décide de m’administrer cette substance. Après tout, j’avais, pour autant que je pusse me rappeler de l’incinération, porté la main sur l’abbesse, et ce à la vue et au su de toutes. Autant dire que le châtiment serait terrible. J’avais beau fouiller dans ma mémoire, jamais aucune sœur de ma connaissance n’avait jamais osé commettre un tel sacrilège ; la personne de l’abbesse recevait à sa nomination une apothéose qui conférait à son corps une valeur quasiment divine ou du moins entièrement spirituelle. Elle devenait l’incarnation de l’idée même, de la raison d’être de Selhinae, de la communauté des sœurs : porter la main sur elle revenait à porter un coup à la communauté toute entière. Et par conséquent, à s’en exclure de façon définitive. La loi était claire: je devenais in facto une proscrite, et condamnée à mort sur tout le territoire de la Sororité.
Un froid terrible s’empara de ma nuque. Je ne devais pas céder à la panique. Il y aurait un procès, je pourrais m’expliquer, l’abbesse parlerait peut-être en ma faveur, on pourrait me trouver des circonstances atténuantes… pourtant, la peur continuait de se répandre insidieusement dans mes veines, investissant ma poitrine et serrant de sa main glacée mes poumons. La loi était la loi. Que pouvais-je faire ?
L’idée s’imposa alors que j’essayais justement de la mettre à distance. L’exil était la seule solution qui me permettrait de conserver ma vie. Mais quelle vie ? J’avais appris depuis les débuts de la formation de ma conscience que je n’avais de valeur que celle que je pouvais apporter à la communauté, que je n’étais qu’une dent des grands engrenages de la Sororité, qui me permettait de vivre libre, loin de la tyrannie du monde des hommes. Que suis-je seule ? La question explosait dans mon cerveau, tant elle ne l’avait jamais effleuré. Cette perspective était presque plus effrayante et vertigineuse que celle de la mort. En perdant le statut de sœur, je perdais tout : je n’étais plus rien, l’entière fin de mon être était de servir la Sororité. Et à présent que j’en étais exclue par mon acte, je perdais toute raison d’être, toute substance, toute identité ; l’idée était proprement terrifiante, provoquant une angoisse que ne saurait même égaler celle d’être suspendue au-dessus d’un vide absolu. La mort n’était-elle pas préférable ?
Je me levai subitement, prise d’angoisse, et me précipitai sur la lourde poignée de la porte en bois ; le loquet claqua trois fois sous ma main, sans s’ouvrir. J’étais enfermée. Une bouffée de chaleur me monta à la tête, et je me mis à tambouriner sur le battant, sans réussir à éprouver la résistance des gonds d’acier. Abattue, je m’effondrai contre le bois dur, le souffle court, le front baigné de sueur. De l’autre côté, il me sembla entendre le raclement sourd d’un soulier sur les dalles de pierre.
-Ouvrez-moi !Ma voix, que j’aurais souhaitée impérieuse, m’apparut ridiculement brisée. Un temps passa, sans que le sang dans mes tempes ne refluât.
-Répondez… L’air, épais, pesait lourdement sur mes épaules.
-S’il vous plait, répondez…De l’autre côté du battant de bois, rien ne vint ; peut-être n’y avait-il personne ? De toute façon, même si une sœur gardait ma porte, et que l’ordre avait été donné de ne pas m’adresser un mot, je n’aurais pas de réponse. Sentant petit à petit le contrôle de moi-même revenir, je me tournai vers la fenêtre, qui restait la dernière échappatoire. Je devais parler à quelqu’un, m’expliquer avant le procès ; je devais parler à Mair.
Une forme sombre se découpait devant l’embrasure de la fenêtre ; derrière, le ciel commençait à se colorer d’un gris tendre par-delà la colline, le soleil ne tarderait pas à sortir de derrière l’horizon. Je me figeai. C’était une femme, une très vieille femme. Ses cheveux, d’un blanc sec, étaient retenus par un lacet de cuir contre son épaule, s’entrelaçant étroitement jusqu’à sa taille. Sa peau, incroyablement parcheminée, brunie par le soleil, conférait à son visage une aura presque immatérielle ; on aurait presque dit la surface de l’écorce d’un arbre millénaire, tâchée par le temps, creusée de sillons par la pluie, comme un morceau de cire jadis vierge sur lequel l’expérience avait imprimé une multitude d’empreintes. Ses yeux luisaient faiblement sous l’arcade de ses sourcils ombreux, d’un éclat net qui contrastait avec l’intensité des plis et des replis de ses paupières. Ses traits, droits, paraissaient cependant comme émoussés par les années, comme si le temps avait légèrement gommé des angles originellement nets, accordant une étonnante douceur au contour de ses mâchoires et de ses pommettes. On sentait, sous la patine épaisse de l’âge, une ancienne très grande beauté, qui en son temps, avait déployé ses atours les plus majestueux ; pourtant, à la vue de ce visage, on ne pouvait s’empêcher de penser que, malgré la perte de la jeunesse, cette femme n’en était qu’encore plus belle. Toutes les imperfections et les tâches qui grêlaient sa figure étaient les témoignages, à la fois de la belle jeune fille qu’elle avait été, mais également de ce qui faisait son être, de ce que cette jeune fille avait souffert, appris, joui et vécu.
Son odeur était à son image, d’une complexité sans nom. Je l’identifiai aussitôt, au comble de la stupéfaction. Cette odeur, c’était exactement celle que j’avais sentis la veille.
-Bonjour Kayane. Je ne sus que répondre.
-Je suis venue au plus vite, j’ai dû ruser pour ne pas éveiller la méfiance des mères révérendes ; elles savent très bien que ton cas est délicat, et qu’il est difficile de te traiter comme n’importe quelle sœur.J’étais abasourdie que l’abbesse tienne de pareils propos ; que faisait-elle de l’unité indivisible de la Sororité et de l’indifférenciation de ses membres ? Que faisait-elle ici ? Pétrifiée, j’étais incapable de déterminer quelle était la bonne attitude à adopter.
-Je ne peux plus retarder maintenant le moment de cette discussion. En venant hier soir à l’incinération, j’ai fait une erreur. Tu n’aurais jamais dû me voir. Comme tu dois le savoir, ton sort est maintenant scellé.Je déglutis, desserrant enfin l’étreinte douloureuse ma mâchoire.
-Que, que faites-vous ici ? Que dois-je…
-Enfin ! Il est clair que tu dois quitter le territoire de la Sororité !
-Je ne comprends pas. Vous… vous ne pourriez pas intercéder en ma faveur si vous voulez m’épargner la mort ?
-Que crois-tu que je suis en train de faire ? Je t’apporte mon aide autant que je le peux. Mon statut est uniquement symbolique, et même moi je ne peux transiger avec les lois de la Sororité, qui sont justes. Tu es condamnée à mort, tu dois mourir.
-Dans ce cas pourquoi me dîtes-vous de quitter le territoire du monastère! m’exclamai-je en haussant la voix, sentant surgir à nouveau en moi la colère immense que j’avais ressenti contre cette femme, mêlée à un certain agacement.
-Ecoute Kayane, nous n’avons que très peu de temps. C’est précisément ce que je te disais ; tu n’es pas une sœur à part entière, et, au fond de toi, tu l’as toujours su. La plupart des sœurs sont ici par choix, ou par tradition, ou par conviction, ou pour encore une multitude d’autres raisons. Le tout est de comprendre qu’en devenant une sœur de Selhinae, une femme se retire entièrement du monde extérieur, et n’existe plus en dehors du monastère ; celles qui viennent ici pour fuir un danger, quel qu’il soit, sont logées dans le quartier des visiteuses et ne deviendront jamais sœurs tant qu’une partie de leur destin continuera à les poursuivre en-dehors des limites du monastère.Les images, si réelles, de mon rêve me revinrent en mémoire ; le sang sous le clair de lune. Une boule me serra la gorge.
-Vous voulez dire que je… que mes parents…
-Evidemment. Pour préserver ta vie, je t’ai fait sœur, tout en sachant parfaitement que jamais cette existence ne pourrait te convenir et t’accomplir. C’est pourquoi je considère que te donner la mort pour t’être exclue de la communauté des sœurs est injuste car tu n’en as jamais fait réellement partie. Malheureusement, je n’ai pas l’appui de l’ensemble du conseil des mères révérendes, et la question de ton sort a toujours été particulièrement houleuse. Tu dois fuir, sans quoi tu mourras entre ces murs.Déjà, elle se tournait vers la fenêtre.
-Attendez, vous vous devez de me dire pourquoi mes parents m’ont laissé ici !
-Tu le sauras en temps voulu, nous n’avons pas le temps. Sache que ta vie, que tu as toujours crue bornée entre ces murs, courre en fait librement à l’extérieur. A cet instant, le soleil déploya ses premiers rayons, qui vinrent colorer de feu la chevelure de l’abbesse. Elle me sourit, avec une douceur désarmante.
-Tiens, prends cette corde.Elle enjamba alors l’ouverture étroite de la fenêtre avec une grimace de douleur, que je mis sur le compte de son grand âge, et disparut dans un courant d’air. Je ne pus déterminer si elle s’était envolée ou si elle avait promptement descendu le mur jusqu’à la cour ; après tout, l’abbesse était connu comme une grande magicienne…
Au même instant, j’entendis le cliquetis des lourdes clefs dans mon dos, tandis que le loquet se déverrouillait. Le sentiment d’urgence chassa de mon esprit toute indécision, et, d’un geste rapide, j’attrapai les quelques affaires que je pouvais emporter, mon sabre, le masque de l’homme aux yeux dorés, et sortis par la fenêtre à l’instant où s’ouvrait la porte. J’eus juste le temps d’entendre quelque part dans mon dos une exclamation étouffée. Je souris ; une sensation grisante m’envahissait la poitrine.