2e jour de voyage.
Fourbu et frigorifié, j'émerge lentement d'un sommeil malheureusement très peu réparateur. Je sens encore dans ma chair et dans mes os les traces de la journée éreintante d'hier. Je me lève et m'étire longuement, faisant craquer diverses articulations de mon corps, à la recherche d'un quelconque soulagement. Cela n'a cependant pas un grand effet. Pour me dégourdir les jambes et les ailes, j'esquisse quelques pas autour de l'arbre au pied duquel j'ai dormi, tout en battant largement des ailes, lentement pour ne pas m'envoler. Avec satisfaction, je sens dans mon dos les lanières de l'armature.
Après ces petits exercices toniques du matin, mon estomac, des plus toniques lui aussi, m'oblige à revenir à mon sac pour engloutir quelques baies de plus. Même si un reste de gloutonnerie me fait manger un bon tiers de mes provisions, la quantité restante sera toujours assez pour le reste du voyage, dans l'hypothèse où seulement une grosse journée de marche m'attend.
En rangeant mon sac une nouvelle fois, je retombe sur le beau miroir. Décidément magnifique, le disque d'argent ouvragé, d'un diamètre équivalent à celui de mon crâne, me renvoie l'image d'un Aldryde pensif. En effet à son contact, comme pour la bague, ou bien l'aiguille de pin, je ressens malgré moi une sorte de réconfort, un appel familier en qui je reconnais une manifestation de la magie. Me concentrant, je pars à la recherche des flux de pouvoirs qui se terrent dans mon âme pour m'en emplir. Avec satisfaction, je constate que l'opération m'est beaucoup plus aisée à présent. Laissant librement circuler dans mes nerfs et dans mes veines le pouvoir, j'inspecte de plus près le miroir. Je ne trouve rien de spécial, jusqu'à ce que je me rende compte que les fluides qui se mouvaient dans mes mains avaient disparu. Étrange. Les autres sont pourtant bien là. Puisant un peu plus dans mon pouvoir, je ramène dans mes membres antérieurs des fluides de glace. Qui disparaissent à nouveau.
(Nom d'une fichue Akrilla, qu'est-ce qu'il se passe?!)
Me rappelant soudain de l'objet en contact avec mes mains, je me pose des questions. Serait-ce un absorbeur de magie? Un gros trou dans lequel les fluides s'enfoncent? Mystère, mais si tel était le cas, nom d'une larve, Kiana m'avait fait un cadeau hors du commun! Un protection magique imparable! Rompant le contact avec mon pouvoir, et remettant le miroir magique dans mon sac -décidément, cette elfe m'aura comblé du début à la fin-, et je la remercie pour la énième fois en pensée.
(Lorsque je serai un puissant mage, et que j'aurai la moitié du monde à mes pieds, je lui offrirai un cadeau à la mesure de sa grandeur d'âme. Si je trouve assez grand...)
Car oui, il était dans mes projets de devenir un mage de la glace hors du commun, afin de pouvoir venir châtier les Aldrydes de la forêt de Cuilnen. En parcourant le monde étrange et inconnu, je compte bien acquérir des pouvoirs terrifiants. Je vous passerai la réplique du « conquérir le monde » suivi du rire démoniaque.
Enfin pour accomplir tout ça, il faut déjà me remettre en marche. Avec le soupir désespéré d'un forçat condamné au bagne, je mets mon sac sur mon épaule, et battant tristement des ailes, je m'envole.
Le voyage se trouve être aussi monotone et barbant que la veille. Encore et toujours des arbres. Encore et toujours le sentier qui serpente. Encore et toujours la douleur sourde de mes ailes, lasses de me porter. Arbres, sentier, douleur. Même litanie incessante. Bon sang, je me fais sacrément chier (expression fleurie recueillie chez Kiana, bien que je n'en connaisse pas le sens, elle me semble appropriée ici.).
Et les heures passent, se ressemblant atrocement. Je suis tellement las que j'en viens à espérer qu'un quelconque monstre m'attaque, histoire d'animer un peu ma journée. Les heures passent, se traînent, rampent, reculent... Lorsque le soleil est au plus haut dans le ciel, ses rayons transperçant la couverture de feuilles, je me pose auprès d'un... buisson (ah ah! Vous vous n'y attendiez pas, hein?), pour engloutir sans plus de fioritures la moitié des provisions qu'il me reste.
(Si je ne veux pas mourir de soif, il va falloir que je trouve un ruisseau assez rapidement...)
Me sustenter ne me prend pas plus de quelques minutes, si bien que je suis déjà prêt à repartir. Penser au reste du voyage qui m'attend, toujours des arbres, partout, j'en ai presque la nausée. Mais bon quand faut y aller, faut y aller.
L'après-midi se traîne, aussi lentement et rébarbativement que la matinée. Le seul élément notable à signaler est que je finis par tomber sur un cours d'eau, alors que la soif me brûlait cruellement la gorge, dans lequel je me jette pour m'apaiser le gosier. Je bois à longs traits, et n'oublie pas de remplir ma petite gourde à ras bord.
Battant toujours des ailes, un mètre environ au dessus du sentier, j'ai l'impression d'être figé dans la forêt. Seule la course du soleil me confirme l'avancée du temps. Ce dernier finit par se coucher, lentement, illuminant le ciel que je ne vois pas de douces nuances orangées. Je bats encore et toujours des ailes.
Puis soudain, après une dernière courbe du sentier, les arbres disparaissent. Exalté de savoir mon voyage enfin terminé, je me précipite à l'orée de la forêt, avide de découvrir un autre paysage que ces fichus arbres. Et je ne suis pas déçu. S'étend à mes pieds une vaste plaine, une étendue si grande que je me sens encore plus petit que d'habitude. Mais ce n'est pas la grandeur paisible de cette plaine qui m'impressionne, mais l'océan de lumières qui s'étale au bout, en bordure de ce qui semble une immense... rivière?
(Décidément tout est démesuré dans le coin...)
Mises à part toutes ces lumières, je ne peux rien voir réellement de Lùinwë. J'ai simplement une idée approximative de sa taille, qui me flanque les jetons à elle seule. Quand je pense que la cabane de Kiana m'avait parue géante... Je ne sais si c'est à cause de la fatigue ou de l'émotion, mais je me retrouve à tituber pour retourner sur mes pas, histoire d'être protégé pour ma dernière nuit par les arbres.
Au pied d'un tronc donc, je pose mon sac, pour ensuite m'allonger. Avec bonheur, je me rends compte que la douleur de mes ailes est moins marquée que la veille, et donc que l'armature aldrydique a été efficace. Cependant c'est tout aussi crevé qu'hier que je porte mollement à mes lèvres mes dernières baies, et que je vide ma gourde au fond de ma gorge. De fatigue, mes yeux se ferment tous seuls. Je me laisse glisser imperceptiblement dans les brumes réconfortantes du sommeil... quand un éclat lumineux attire l'attention de mes yeux pas tout à fait fermés. Pas vraiment réveillé mais aux aguets, je vois une petite sphère lumineuse d'une vingtaine de centimètres de diamètre virevolter doucement autour des troncs, se rapprochant peu à peu de moi.
(Bon sang, qu'est ce que c'est que ce truc?!)
Je me relève sans mouvements brusques, et pose une main prudente sur mon aiguille de pin, prêt à saisir mon pouvoir à la vue d'une menace. Devant mes yeux tétanisés par la trouille et la fatigue, la sphère vient se placer juste devant moi, rougeoyant paisiblement. Je pousse un petit cri de stupeur lorsqu'elle se met à briller plus intensément, et qu'elle se métamorphose... Deux bras, deux jambes. Une silhouette féminine. Une cascade de cheveux roux. Deux ailes chatoyantes. Et un visage à la fois gracieux, espiègle et sibyllin. Une silhouette féminine, deux ailes... En pensée, je hurle soudain.
(Une Aldryde!!)
Alors que j'envisage toutes les solutions qui s'offrent à moi (meurtre, fuite, torture, etc), je détaille malgré moi ma visiteuse. Ses oreilles sont bizarres, pointues, comme celles de Kiana. Et ses ailes sont radicalement différentes des miennes. On dirait des ailes de papillon, fines et translucides. Rien à voir avec une Aldryde en somme. Pas de meurtre aujourd'hui donc.
L'être qui se tient devant moi, d'une beauté effarante et légèrement plus petit que moi, me fixe sans parler, l'air songeur, comme s'il me jaugeait. Soudain, d'une voix aux échos cristallins, il déclare:
« Tu ne sais pas ce que je suis, hein? »
Intérieurement, son ton me fait sourire. Ironique et légèrement caustique. Et moi de lui répondre:
« Non . » (Oui, mon éloquence a encore frappé.)
Arborant un air docte, et s'éclaircissant la gorge (vous savez, celui qui ne sert à rien), la créature féminine m'apprend:
« Je suis une Faera. »
Elle s'arrête là, comme si ce simple mot pouvait m'éclaircir plus que son étrange apparence. De toute évidence, mon incompréhension doit être visible sur mon visage, car la Faera me fustige solennellement et éloquemment :
« Je t'ai choisi pour me lier à toi misérable Aldryde. Nomme-moi et nous ne ferons plus qu'un. »
Derrière cette réplique, je perçois un espoir certain, non dénué d'un humour bizarre. Décidant de persifler (étrangement, cette créature réveille mon côté espiègle, qu'une existence triste avait brimé), je lui demande innocemment:
« Je veux bien vous nommer moi, mais quel est votre nom? »
Un éclair de colère amusée passe dans les yeux de la Faera, et elle réplique:
« C'est à toi de me donner un nom, bougre d'imbécile. Le lien sera ainsi établi. »
Je ne manque pas de remarquer avec ravissement le vocabulaire qu'elle a utilisé à mon encontre. Je pourrais apprendre beaucoup à son contact. Au moins autant qu'avec Kiana. Me creusant l'esprit pour trouver un nom décent à cette ravissante créature, je reste silencieux quelques instants. Enfin je lui dis avec un grand sourire:
« Enchanté de te connaître, Aurore. Je m'appelle Silmeï. »
Un sourire éclaire la visage de la Faera, et je sens une magie étrange en action. Certainement la magie du lien. Soudain, alors que la bouche d'Aurore n'a pas bougé, j'entends sa belle voix résonner:
(Enchantée de même, Silmeï.)
(Euh. Tu arrives à parler la bouche fermée?)
(Mais non fieffé imbécile, je te parle en pensée, et je te signale que tu viens de répondre en faisant de même!)
Sa réplique me fait pouffer de rire. Ce nouveau moyen de communication est bien pratique, dis donc. Presque plus naturel que de parler.
(Excuse-moi d'être aussi direct, mais c'est quoi une Faera?)
Aurore me répond d'un ton qui laisse entendre qu'elle avait déjà souvent débité son petit discours.
(Je suis un être immortel constitué de fluides. Je suis capable de voyager dans le temps et l'espace, c'est ce que je fais de mon temps libre d'ailleurs. Du coup je suis pas mal calée en ce qui concerne le monde et tout ce qui s'ensuit. Si t'as des questions d'ailleurs... Sinon je peux prendre un peu toutes les formes. Et maintenant que je suis liée à toi, je peux te parler mentalement, et je dois t'aider dans tout ce que tu fais dans la mesure de mes capacités.)
(Woh. Woh woh woh. Attends, là. Ca fait un paquet de trucs à assimiler d'un coup. Tu dis que t'es pas mal calée sur le monde. C'est un doux euphémisme, ou?)
(Ben. Je sais ce qu'il y a savoir dessus quoi. Je sais parler toutes les langues aussi. Pas mal hein?)
(Génial tu veux dire! Tu tombes à pic, je viens d'être lâché dans le monde sans rien connaître dessus. Ou presque. Je vais avoir besoin d'aide pour survivre.)
(Tu ne connais rien du monde? Mais d'où tu sors?!)
D'une voix monocorde, je lui raconte mon histoire: emprisonnement, libération, enseignement chez Kiana, et fuite hors de la forêt. Sur ma lancée, je lui livre quelques uns de mes états d'âme, comme la soif de vengeance que j'éprouve. Aurore m'écoute, l'air interdit. Un silence gêné s'installe entre nous. Aurore le rompt soudain:
(Ben mon goujon. T'es bien parti dans la vie, toi. Mais ne t'inquiète pas, maintenant que je suis là, ça va aller!)
Sa réplique est d'une telle spontanéité, et d'une telle sincérité que je ne peux m'empêcher de sourire. Etrangement, j'ai l'impression d'être proche de la Faera, alors que nous nous connaissons depuis cinq minutes à peine. Sa personnalité, tellement similaire à celle que j'aurais pu avoir si je n'avais pas été aussi assoiffé de vengeance, me séduit sans conteste. Et surtout sa façon de parler, si simple et chaleureuse. Aucun doute, il se passe quelque chose de spécial, là!
Je reprends la « parole »:
(Ecoute, ça te dérange si nous faisons plus ample connaissance demain? Je viens de voler toute la journée, et je suis exténué. Demain, il faut que j'aille à Lùinwë. Tu m'accompagneras?)
(Bien sûr! Où tu iras, j'irai désormais. Bonne nuit l'Aldryde.)
(Bonne nuit la Faera. Ca dort une Faera?)
(A ton avis? Non.)
Je médite ces paroles quelques instants avant d'être rattrapé par le sommeil, qui réclame son dû.
La grande plaine