Une fois notre bougie prise, nous suivons le clan dans une longue file, chacun protégeant sa flamme comme s'il s'agissait de sa propre vie. Nous descendons un petit chemin, le chant toujours omniprésent, en direction du coeur de la forêt. Le choeur de la forêt lui-même m'envahit, et le regard de ma faera n'est pas nécessaire pour me dire que ma peau n'a pas cessé de verdir et que je dois, à l'exception de ma haute stature et de mes cheveux encore argenté, ressembler à ce peuple étrange dont je ne sais rien encore.
Nous arrivons à un val où coule une rivière brillante sous les étoiles qui nous éclairent de tous leurs feux comme en miroir à nos multiples bougies qui brillent dans nos mains. Le chant du peuple se calme tandis que celui de la forêt augmente et vient faire danser les vibratos à l'extrême. Le peuple s'assoit en rond, en plusieurs rangs, une ouverture faite sur la rivière. Faisant comme tout le monde, je m'installe tant bien mal, suivant le mouvement.
Puis, telle une apparition, un être sort de la forêt, il est vert, c'est un membre du peuple, il est nu comme un nouveau-né, mais semble nettement plus grand que les autres. Le peuple se met à scander un nom et je l'accompagne, comme un membre de celui-ci : "Stirka". Il ne me faut guère de temps pour réaliser que c'est son nom et que toute cette "fête" c'est pour lui, pour son retour, pour sa naissance ne puis-je m'empêcher de penser.
(Observe, Lothi. Si tu dois passer par là, tu dois connaître ton rôle !)La pensée intrusive d'Anouar vient me rappeler pourquoi je suis là au sein de ce peuple et mon coeur s'emporte brutalement tandis que la couleur verte sur mes mains et mon corps s'amoindrit. Suis-je vraiment une Sindel ou suis-je une dryade à cet instant. Je l'ignore...
Stirka avance, pas à pas, vers la rivière, il fait deux pas pour un nom scandé, un lot de tambour joué par les arbres eux-mêmes nous accompagne gravement. Ayant atteint la rivière, il s'arrête et attend, les bras en croix face à nous. A nouveau, tout le monde se prend les mains et se mettent à rythmer en coeur sur deux syllabes, Anouar me confirme qu'elles n'ont aucun sens et ne sont là que pour le rythme.
Doucement, Stirka regroupe ses mains au-dessus de la tête avant de s'accroupir en les redescendant jusqu'au sol. Il prend alors une poignée de terre qu'il jette en l'air. Il recommence plusieurs fois de suite, se couvrant petit à petit de terre. Puis il prend une poignée de cette même terre qu'il nous jette dessus. Réagissant avec la flamme des bougies, la terre se met à brûler en l'air, dispersant autour de nous des milliers de petites étincelles inoffensives.
Ce geste semble être un signe car tous les individus de l'assemblée se taisent aussitôt. Un à un, dans un ordre respectueux, ils se lèvent, vont s'incliner devant le nouveau venu et déposent leur bougie dans le cours d'eau. Petit à petit, la nuit se fait plus noire et plus épaisse tandis que les flammes s'écartent de nous. A chaque personne passant devant lui, Stirka, toujours agenouillé, jette un peu de sable et lui dit quelques mots qui ne nous parviennent pas, à moins qu'il ne fasse qu'agiter ses lèvres.
C'est désormais à mon tour d'y aller. Respectueusement, je me redresse du sein du peuple, tenant ma bougie au creux de mes doigts. La lumière brille faiblement et le sol est fortement inégal, pour eux il est peut-être aisé de se déplacer en ces conditions, ce n'est pas mon cas et je manque de tomber à plusieurs reprises, surtout sur le sol spongieux qui borde le cours d'eau. Suivant l'exemple des autres, je vais m'incliner devant le jeune dryade avant de déposer ma bougie. Je redresse la tête tandis qu'il jette de la poussière sur mes cheveux et prends le temps pour l'observer de plus près.
Il a l'air jeune, mon âge à vue de nez si ce peuple vieillit comme le mien, ses cheveux sont d'une couleur d'herbes grillées par le soleil après un été trop sec et il a les yeux d'un vert pénétrant. Sa peau est verte comme les émeraudes des mines de Nessima, lisse comme le poil d'un humoran, uniforme comme un ciel bleu d'été. Seuls quelques tatouages d'un noir profond ornent son bras droit, comme l'arbre et la liane décorent le mien. Sur son visage, un motif compliqué est visible sous son oeil droit, des mêmes teints que le tatouage du bras. Je n'ai vu nul dessin de cette sorte sur aucun membre de son peuple, il doit s'agir là d'un trait de honte ou d'honneur suprême, je suppose. Ses traits sont rudes pour quelqu'un de cet âge-là et je réalise que je pourrais en dire autant des miens, si je n'y étais pas autant habituée.
J'ignore combien de temps nous sommes restés ainsi accroupi, moi vêtue de pied en cap, lui nu comme un ver, les yeux dans les yeux à nous observer mutuellement.
"Tu n'es pas d'ici, mais tu es plus proche de cette forêt que tous les autres que j'ai vus."Ces mots sont prononcés tellement bas que je dois être la seule à entendre les mots. Il se redresse alors brusquement, me laissant hébétée toujours accroupie.
"La prochaine a été trouvée !"Je mets quelques secondaires à réaliser de quoi et surtout de qui il parle. Quand je saisis, il est trop tard pour moi. Le peuple n'ayant pas encore déposé sa bougie sur le fleuve, mon père y compris, vient s'agenouiller à mes pieds pour glisser sa lumière dans le cours d'eau entre Stirka et moi en amont de nous deux. Bientôt, une farandole de lumière passe entre le magicien de la forêt et moi. Guidée par un instinct, qui se nomme sans doute Anouar, je me redresse et fait face de toute ma taille au jeune mâle. Mes mains viennent chercher les siennes par dessus la rivière créant un pont sous lequel passe les petites lumières.
"Que les flammes deviennent lucioles !"Je souris à cette sentence qui me paraît tellement emprunt d'une croyance ancienne. Mais très vite, le rictus de mon visage change quand une armée de lucioles viennent apparaître et voleter autour de nous. Il me faut peu de temps pour réaliser que ce sont des graines de pollen, envoyée par la forêt elle-même, comme si elle bénissait notre union. Je me laisse embarquer dans cette magie étrange qui n'a rien à voir avec les bois de Yuimen que j'ai pu visiter dans ma vie. Les graines viennent former une corde autour de nos mains, nous attachant l'un à l'autre. J'ignore qui il est, il ignore qui je suis, mais cette alliance nous semble normale à nous deux en cet instant précis.
Les tatouages de mon bras commencent à briller de plus en plus, devenant presque éblouissant, mais chose plus surprenante encore, je vois son bras gauche briller de la même lumière et petit à petit mon tatouage vient se dessiner sur le sien. Son bras droit à lui aussi se met à briller d'une lueur verte rassurante pour une druide comme moi. Je ne proteste pas quand les dessins de son bras viennent se graver sur la peau de mon bras gauche, pas plus d'ailleurs quand les dessins de son visage viennent se peindre sur le mien. J'ignore si ces signes sont permanents et cela ne m'inquiète pas l'instant immédiat. Une lumière vient éclairer sa nuque, je suppose que quelqu'un de dos y verrait un lys blanc argenté s'y peindre avec souplesse.
Petit à petit le lien qui nous unis vient se rompre en centaines ou milliers de grains brillants dans la nuit comme autant d'étoiles.
"Retenez-les !"Nos mains se lâchent, nos corps se rompent, nous tombons dans l'abysse du sommeil ou du coma, nul ne saurait le dire en cet instant, même pas nous.
(((>>> Vers Niestim)))