Sinaëthin me souffle de lui donner d’autres ordres, de briser toutes les perles, et non seulement la blanche. De réunir tout le monde avant d’œuvrer, de faire attention aux autres membres des Treize présents sur l’île, dont Khynt, et le nécromancien aimant jouer avec des âmes. Elle veut lui soutirer des informations, mais… mais je dois d’abord être convaincu de son allégeance, persuadé qu’il obéira bien à tous mes ordres. Une chose à la fois. Je pose une main ferme, mais pas brusque, sur l’avant-bras de l’elfe blanche, pour lui signifier d’attendre. De garder le silence un moment, pour que Crean puisse répondre à mon ordre, sans précaution aucune, certes, mais sans lui laisser la moindre occasion de résister non plus. Nous avons trop attendu, trop de gens ont souffert ou sont morts sur cette île, à l’image des esclaves libérés, de leurs frères décédés, de l’Ynorienne décapitée sous mes yeux, et des autres aventuriers aux colliers, dont je n’ai aucune nouvelle depuis mon départ de l’aynore. A l’image de Fléau, mon frère, mon ami, tué par la faute de Crean, suite à un ordre insidieux censé semer le trouble entre l’Hinïone et moi. Jusqu’ici, nous avons fait face, nous avons été sur la défensive. Et il est temps d’agir, d’attaquer plutôt que de se préserver de nos ennemis. Je ne suis pas une victime, et c’est en conquérant que je donne l’ordre…
Et Crean obéit. Aussitôt, fébrile et nerveux, il hurle l’ordre à toutes les gemmes devant lui de briser la pierre blanche. Il repousse doucement ma rapière, sans aucune agressivité, et se lève de son bureau, dégainant un katana noir splendide. Je le laisse faire, toujours sous la garde de mon arme dégainée. Il n’y a pas de raison que je me méfie de lui plus que ça, puisqu’il m’a obéi. Pourtant, je ne prends aucun risque. La situation est trop critique. D’un coup brusque, il brise la table au centre de la pièce, annihilant la sphère magique, dans un bruit sec… Et là, je perds le contrôle de notre destinée. La sphère explose dans un souffle qui nous projette au sol. Mon épaule heurte le mur avant que mes fesses ne choient sur le sol rude de la pièce. Je maintiens ferme la pression de ma main sur le manche de mon arme, mais la douleur est vive, et je crispe la mâchoire pour ne pas gémir.
« Qu’as-tu fait ? »
Je me tourne vers Crean, qui s’est tout autant fait balancer que ma compagne et moi. Et il a perdu sa couronne.
(Il n’est plus sous mon contrôle, il peut nous tuer !)
Mais il n’a guère l’air de vouloir le faire. Perdu, déboussolé, il ne réagit que lorsque sa sergente, la petite ayant donné ses ordres à l’archère pâle, déboule dans la pièce pour nous signifier qu’il faut partir, et vite ! Et pour cause : l’explosion de la sphère semble avoir définitivement eu raison de la stabilité de la terre sous nos pieds. Elle tremble de plus belle, et d’inquiétantes fissures apparaissent dans les murs de la maison. Tout va s’effondrer…
Ni d’une, ni de deux, je m’empare du bras de Sinaëthin pour l’embarquer dans ma fuite.
« Suis-moi ! »
La petite et son maître font de même, galopant pour leur vie. Je sors de la maison alors que le toit de l’étage s’effondre à moitié. Le plancher du plafond tient encore… mais pour combien de temps ?
Dans le village, c’est la pagaille. La bataille s’est changée en véritable déroute. La poussière vole, quelques endroits enflammés crachent une fumée grise qui rend complexe la vision. Et toujours ce séisme continu, progressif dans son intensité. Le volcan, au loin, crache sa lave et ses cendres. D’une autre montagne monte une fumée jaunâtre. De la pluie tombe du ciel. Une pluie non faite d’eau, mais d’acide, qui nous irrite en de multiples piqûres minuscules.
La foule présente là, tout comme Crean, filent vers le Sud. Sans doute connaissent-ils mieux que nous un moyen de fuir cet enfer. Je ne peux pas le laisser s’échapper.
« Il faut les suivre, nous devons quitter cet endroit. »
Parmi les fuyards, j’aperçois l’orquesse. Elle est parvenue à s’en tirer sans trop de peine, apparemment. Et alors que je m’élance pour fuir cet endroit maudit, j’entends une voix appeler à l’aide. Une voix féminine, non loin de l’endroit où j’ai vu fuir l’orque. Je me précipite vers l’appel à toute allure, porté par la fuite vers laquelle je me dirige. Il s’agit d’une jeune femme aux cheveux de feu vêtue d’une robe bariolée. Effrayée par la situation, elle semble en perte de contrôle, et titube dans sa course vers la côte. Pas le temps de réfléchir, ni de s’arrêter réellement. Elle ne me semble pas bien lourde, et je n’ai pas l’intention de rester là pour la rassurer. La seule solution pour la sortir de là sans qu’elle reste coincée sous les décombres, c’est de la bouger, elle, avec ou sans son consentement.
Aussi, arrivant comme une furie proche d’elle, la rattrapant sans peine par mes enjambées détermines et agiles, je la chope par la taille, et par un effort de mes bras, la hisse comme un sac à patates sur mon épaule. Son poids me fait ralentir ma course, qui devient moins performante, mais je ne m’arrête pas pour autant… Et c’est ça qu’il faut faire.
(Ne pas s’arrêter. Ne pas faillir. Pas maintenant.)
Devant moi, j’aperçois Crean, courant à toutes jambes, lui aussi. Il fuit sa propre destruction. Je ne dois pas le perdre de vue.
Mais la terre tremble, de plus en plus fort. Et ma course, hésitante à cause de la demoiselle sur mon épaule, se fait vacillante, puis trébuchante. Une secousse plus forte me fait trébucher, et je chois sur le sol, perdant pour le coup mon fardeau, alors que je roule dans la poussière. Pas de temps à perdre… D’un bond agile, je me redresse sur mes pieds, et tends une main de secours à la jeune femme.
« Vite ! Il ne faut pas rester là. Vous pouvez courir ? »
Pressé, nerveux, le sang plein d’adrénaline, je répète ma question, plongeant mes yeux de ténèbre dans son regard d’émeraude, à la recherche d’une réponse.
« Vous pouvez courir ? »
Dans cette pagaille, je ne sais plus du tout où est la garzok, où est l'elfe blanche. Je ne peux pas la perdre, elle non plus. Depuis la mort de Fléau de sa propre main, elle est sans doute la personne dont je suis le plus proche, sur cette île...
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