26 157PNT, Vingtième jour de Lothla.
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« Lorsque les poils du pinceau touchent la toile vierge, c'est comme le battement du cil de l'œil qui s'ouvre sur un nouveau monde. »
Après mes paroles, la situation sembla s’apaiser, et la tension qui pesait rudement sur l’intérieur de cette tente finit de se désagréger, pour l’heure, en tout cas, aux paroles du petit Fenouil, qui s’engagea à son tour, dernier membre de notre quatuor si particulier, à respecter la mission qu’ils nous confieraient. La froide et intransigeante colonelle Shizune se leva de son siège confortable pour nous rejoindre dans l’inconfort réaliste d’une verticalité réflexive. Malgré mes recommandations pour ne pas envenimer inutilement la situation, elle commença ses dires en insultant la jeune elfe, précisant qu’elle était sans doute trop stupide pour être une espionne. Je pinçai les lèvres, sans pouvoir réagir. Un jugement bien dur, et fort hâtivement prononcé, pour une personne n’ayant pas vécu le quart de la vie de la petite, et se montrant elle-même non-dénuée de faiblesses évidentes dans son rôle présent. Maladresse diplomatique, elle s’en servit néanmoins comme excuse pour accepter Yuélia et lui laisser le bénéfice du doute.
Lorsqu’elle se tourna, ensuite, vers moi, je lui fis face et sans ciller, ni baisser les yeux, je laissai les siens partir à la rencontre des miens. Elle tenta, un peu vainement, en ce qui me concernait, de s’expliquer du geste qu’elle avait eu, ou en tout cas qu’elle avait ordonné, à l’encontre du géant blond si vite écarté avec une violence extrême. Son argument était bancal, bien entendu, car s’il l’avait bien approchée, arme à la main, c’était surtout parce que cette arme était trop encombrante pour se porter autrement, et il ne l’avait en rien menacée directement avec. Elle souffrit de nous expliquer qu’un ultimatum posé était pour elle une chose à ne pas prendre à la légère, car elle finissait souvent en bain de sang. Je fronçai légèrement les sourcils à cette intervention, ayant souhaité rebondir sur ses paroles, mais n’étant pas suffisamment impertinent pour interrompre le flux discontinu des siennes, je me retins. Elle s’abaissa à de futiles provocations sur mon raisonnement, le poussant dans les retranchements d’un ridicule extrême qui me fit secouer la tête d’un air exaspéré. Elle s’emporta même à préciser qu’elle se fichait de ce que je pensais. Une nouvelle bravade qui n’allait pas m’aider à l’apprécier. D’autant qu’elle défendait son acte comme étant une banalité, alors qu’elle décrivait le non-acte du guerrier comme la pire des menaces et des trahisons. Comment pouvait-on à ce point manquer de discernement ?
Je compris néanmoins la suite de ses explications, indiquant qu’elle était parmi les derniers êtres de confiance du dirigeant qu’elle servait, souverain d’une cité nommée Izurith. Elle était là par devoir, et c’était honorable, même si elle semblait faire plus cas de ses goûts personnels que de son sens du devoir, pour l’occasion, se parant d’une mine peu réjouie et avouant son ennui de se trouver là. Elle indiqua même que son Seigneur, Valaï, n’avait pris aucun plaisir à l’envoyer là, de même. C’était gonflé de leur part que d’insister autant sur la déplaisance de leur présence en notre monde, alors qu’ils quémandaient notre aide comme un dernier recours pour leur survie. Une fois encore, je me retins d’intervenir, même si l’envie ne manquait pas. Je soufflai avec insistance l’air d’un soupir par les narines, mais restai attentif à ce qui se tramait devant moi. La colonelle partit un instant hors de la tente, et revint juste après pour piocher un petit objet métallique dans sa ceinture. Une sorte de… boucle de ceinture magique ? Sans doute. Je n’avais jamais rien vu de tel. Le plaçant au centre de l’espace couvert par la toile, elle exécuta quelques manœuvres précises et soudain, je ne pus réfréner un sursaut en voyant apparaître, après un court instant de trouble de l’air au-dessus de l’objet, l’image d’un endroit tout autre que celui-ci. Comme si elle avait ouvert une porte entre deux mondes par la seule force de la magie de son artefact enchanté.
J’en écartai le regard, craintif de me faire absorber inexorablement dans ce qui apparaissait presque comme un piège pour fixer, incrédule, Shizune. Elle précisa que nous pouvions traverser sans risque, et qu’elle nous y suivrait.
Yuélia, jeune et vigoureuse, fit une nouvelle fois preuve de son impatience, et fut la première à réagir. Avec plus de discernement, cette fois. Elle s’excusa platement à Shizune, ainsi qu’à Tina, l’arrivante de Tulorim d’avoir sommairement plaisanté avec son prénom. Des excuses bien plates, pour une simple boutade, mais je n’y prêtai pas plus attention. Sans plus attendre, dénotant d’une imprudence certaine, elle se précipita dans le vortex vers cet autre endroit, cette porte dimensionnelle, et je la regardai faire, perplexe. Elle sembla ne pas en souffrir outre mesure. C’était une bonne chose. Tina, accueillant les excuses de la jeune elfe avec sévérité, attend cet instant pour se tourner vers moi et m’ajuster un clin d’œil complice. Si elle m’avait paru sévère, c’était qu’elle plaisantait, et cette certitude me fit me dire qu’elle ne devait, par conséquent, pas manquer d’humour. Un humour taquin, sans doute, et bon enfant. Je lui renvoyai son sourire en un rictus dévoilant malgré moi mes canines inférieures, imposantes, mais bien entretenues.
Suite à cela, elle se rendit à son tour dans le passage, m’abandonnant avec le petit être vert et la colonelle. À mon tour, je m’approchai de l’étrange phénomène dont je ne comprenais pas grand-chose, l’inspectant de loin. Il révélait, sans cadre déterminé, un décor fort différent de celui où nous nous trouvions, que je me gardai de détailler avant de m’y trouver. En lieu et place, je me tournai une nouvelle fois vers Shizune, décidé à ne pas laisser passer ses provocations sans y répondre. D’un ton léger, cependant, et non accusateur. Il était inutile, comme je l’avais moi-même énoncé, d’envenimer les choses.
« Constatez, alors, que nous sommes dotés d’une sagesse certaine. Car si vous avez réagi fortement à une menace indirecte, nous avons su déceler dans les vôtres, plus directes, pas même voilées, l’essence de votre intérêt. Peut-être serait-il intéressant que, malgré toute cette mauvaise humeur qui semble vous caractériser, vous fassiez de même, désormais. »
Je levai les sourcils en tentant un sourire soulignant l’évidence, avant de redevenir sérieux.
« Si nous sommes votre dernier espoir, et que tous vous ont abandonné, je vous suggère de prendre votre devoir d’honneur plus à cœur, alors. Je conçois que l’heure soit grave, pour vous, mais la moindre des politesse envers ceux que vous appelez à l’aide et qui viennent malgré votre ton ne serait-elle pas bienvenue, vous croyez ? »
Je laissai la question, rhétorique, en suspens, et me tournai moi-même vers la porte dimensionnelle. Prenant une ample inspiration, j’y pénétrai d’un pas décidé. Ma vue se troubla un instant, et je clignai des yeux en posant une main sur ma tempe droite, avant de les rouvrir sur ce tout nouvel endroit. Je n’avais jamais rien vu de tel. La lumière, omniprésence, n’avait rien de naturel, et n’était pourtant pas issue de flammes. Blanche, irritant ma rétine, elle éclairait tout un peu trop, donnant un aspect métallique et moins vivant à cet environnement. Murs gris et blancs, sol brillants et portes translucides, semblant faites de verre, j’avais du mal à concevoir comment cet endroit pouvait tenir debout. Les murs, qu’on eut dit faits de métal, un gaspillage précieux de ressources stratégiques, nous cernaient de toutes parts. Tina et Yuélia étaient déjà là, face à un être non moins étrange. Plutôt âgé, si l’on observait sa chevelure immaculée et les ridules sur sa peau pâle, il avait couvert son œil unique, pâle lui aussi, d’un monocle de vision. Il était vêtu d’une livrée noire assez longue et d’une chemise blanche serrée au col par une broche en forme de coléoptère. Un scarabée, vraisemblablement. Un symbole de ce peuple dont nous ignorions tout ? Sans doute. Ou peut-être une décoration bien innocente. Le plus surprenant, chez cet homme, restait son visage. Car si d’un côté, il avait tout d’humain, de l’autre, il était remplacé par une peau qu’on eut dite faite d’un métal sombre parcouru de veines smaragdines. Son œil, vert lui aussi, n’avait rien d’organique, et rendait un côté assez malsain à son orbite, qui ne se serait pas plus mal portée d’être vide, tant qu’à être borgne. De telles bizarreries étaient également présentes, sous la même forme, sur deux des doigts de la main avec laquelle il tenait une cane faite dans la même matière.
L’homme, si c’en était bien un, se présenta en nous souhaitant la bienvenue comme le seigneur des lieux, Valaï. Notre véritable commanditaire. Yuélia opta, cette fois, pour une réponse contrôlée et bien plus retenue que ce qu’elle avait désormais coutume de faire, depuis que je la connaissais. Tina, elle, se présenta, et poussa même la curiosité à directement demander à l’être ce qu’étaient ces marques sur sa main, sur son visage. Je n’aurais sans doute moi-même pas poussé aussi rapidement le vice jusque-là, mais je restai néanmoins attentif, prêt à entendre la réponse, qui m’intéressait au moins autant qu’elle, puisqu’elle était désormais posée. À mon tour, j’inclinai le buste pour me présenter, encore un peu remué du voyage dont je ne comprenais pas la logique intrinsèque.
« Seigneur Valaï. Je suis Vadokan Og’Elend, et voici Yuélia. »
Je rattrapai les présentations pour la jeune elfe qui ne s’y était pas souscrite. Ce rôle que j’avais par trois fois exécuté, depuis notre rencontre avec ces êtres étranges. Tenant son attention, j’en profitai pour regarder une fois de plus autour de moi d’un air circonspect, demandant à mon tour :
« Dans quel genre d’endroit est-on donc ? »
Ma surprise était palpable. Je n’avais jamais rien vu de tel. Le seigneur, connaissant sans doute notre monde, y serait peut-être sensible, et donnerait réponse à ma curiosité.
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