Lorsque nous sortons enfin du tunnel, c'est pour découvrir ces fameuses terres désolées dont nous avons entendu parler. Je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine et, en mon âme, ma Faëra qui se blottit plus étroitement contre moi. Ce monde, ce lieu en tout cas, est mort, tragiquement mort. Nulle vie, nulle couleur, seules les silhouettes décharnées de quelques arbres trépassés depuis une éternité troublent la monotonie du paysage. Pas la moindre trace d'eau ou même d'humidité, le sol n'est que poussière craquelée, grisâtre. Les plantes les plus coriaces de nos déserts n'y trouveraient certainement pas de quoi germer. Les montagnes elles-mêmes, au loin, semblent rechigner à s'élever. On les dirait usées jusqu'à la trame, affalées comme si elles n'avaient plus le moindre espoir de voir un jour ce monde renaître. Une sourde mélancolie m'envahit, si profonde que je pressens que ses racines plongent plus loin que ma naissance, infiniment plus loin. Et parce que je suis ce que je suis, j'en connais la source, je ne la connais que trop bien: Eden...Eden...notre terre...le monde de nos origines, anéanti par la folie de mon peuple. Jamais plus qu'à cet instant je ne me suis senti seul, éternel exilé et fugitif, représentant d'un peuple déchu dont les racines amères se perdent dans un abîme d'inexistence.
Deux larmes roulent sur mes joues, je ne songe même pas à les essuyer, je les offre à cette terre. Qu'ont-ils fait? Qu'avons-nous fait? Ô, Sithi...qu'avons-nous fait...
Je me sens las, vidé de toute énergie. J'étouffe un bâillement et tente de me reprendre, ce n'est pas vraiment le moment de piquer un somme ou de sombrer dans la déprime! Je remarque vaguement qu'il fait nuit et qu'une lune bien plus imposante que celle de Yuimen répand sa lueur blafarde sur le monde, suffisante pourtant pour que j'y voie parfaitement. Mes paupières se ferment malgré moi, une fois, deux fois, puis...une fatigue écrasante s'abat sur moi, incompréhensible, incontrôlable. Je sens encore vaguement mes jambes se dérober sous moi puis...plus rien. Plus rien que les ténèbres.
***
Je m'éveille, lentement. Mes paupières s'ouvrent sur un paysage si totalement opposé à celui que je viens de quitter que ma première pensée est que, loin de m'éveiller, je rêve. Je suis allongé sur de l'herbe vigoureuse et pleine de vie, au sein d'une plaine qui s'étend à perte de vue. Au loin, des arbres touffus forment des taches plus sombres. Seul point commun: ici aussi il fait nuit. Dans les cieux, une lune fabuleuse trône, son éclat est tel qu'il rivalise avec celui d'un soleil. Jamais je n'ai vu l'astre nocturne paré d'une telle beauté, d'une telle perfection, jamais je n'ai même rêvé qu'elle puisse être si...féerique. Je me relève prudemment, mon regard parcourt les environs avec étonnement.
Mon coeur manque un battement, puis un deuxième. Dans ma poitrine mon souffle se fige, mon corps devient statue de pierre, plus lourd qu'une montagne. Le moindre geste m'est impossible, ma vie en dépendrait-elle. Mes pensées semblent prises dans une boue épaisse, collante, incapables de s'en dépêtrer et refusant obstinément d'assimiler ce que mes yeux viennent de découvrir. Je sais que c'est
elle. Je le sais mais je ne parviens pas à l'admettre. Comment le pourrais-je? Plus rien n'a de sens, plus rien n'existe qu'
elle. Et je ne peux croire ce que je vois.
Elle. Vertige.
Des images. Des dizaines, des centaines, des milliers d'images m'assaillent subitement, sans pitié ni douceur. Décousues, sans ordre, sans la moindre espèce de cohérence. Je vacille et manque tituber, l'esprit au bord du gouffre, à un cheveu de la folie. Un nom s'échappe des lèvres de la femme Sindel devant laquelle je me trouve, prononcé d'une voix mélodieuse mais nuancée de surprise:
"Ethernëm?"Vertige.
Des images. Une infinité d'images. Des vies, de nombreuses vies. La mienne. Les miennes. Un cycle sans fin de naissances, de vies, de morts, encore, encore et encore. A en avoir la nausée. A en perdre la raison.
Ethernëm Ithil. La Lune Éternelle. Mort dans les bras de Syriën quelques secondes après que le dernier Sindel, leur fils, ait franchi le fluide menant d'Eden à Yuimen. Edendhil Ithil, la Lune d'Eden, mort à l'âge de quarante-sept ans d'une chute de cheval. Lewënth Ithil, la Lune des Larmes, mort à l'âge de quatre cent dix-huit ans dans un combat contre des Shaakts. Et d'autres, tant d'autres, succession de vies, et de morts, jusqu'à...Tanaëth Ithil. La Lune de Feu Occulte. Mort à l'âge de cent vingt-cinq ans de la main d'une Shaakte dans les terres désolées d'Izurith. Mort à l'âge de deux cent soixante-six ans d'un coup de poignard dans le dos. Mort à l'âge de neuf cent trois ans, écrasé sous le projectile d'une catapulte. Mort à l'âge de mille trois cent quarante-deux ans d'un sort d'Obscurité. Mort à l'âge de deux mille deux cent cinquante-huit ans, le souffle d'un dragon cette fois. Mort à...
(TANAËTH! ARRÊTE!)Une image, unique. Un répit, l'oeil du cyclone, un infinitésimal instant figé dans l'éternité. Ici, et maintenant. Le présent. La Lumière.
Elle. Deux océans de mercure liquide, sans fond, hypnotiques, me dévisagent avec curiosité. Ils sont les indescriptibles joyaux d'un visage, de son visage, l'avatar ultime de la beauté Sindel. Celui que le plus génial ou le plus fou des artistes n'a jamais pu qu'esquisser grossièrement, vague ébauche maladroite d'un idéal à jamais inaccessible. Ce visage sublime est entouré d'une longue, très longue chevelure soyeuse d'un blanc pur qui lui crée un écrin somptueux, à la fois d'une infinie douceur et d'une absolue froideur. Au sein de cet écrin de givre, sous son visage, son corps, qui n'est dissimulé que par une simple toge blanche. Aucun mot ne peut le décrire, même approximativement. Les concepts de beauté, de grâce ou de charme, paraissent creux, insuffisants, vulgaires. Je ne parlerai jamais de l'apparence de Sithi, je ne la décrirai pas, jamais, à qui que ce soit. J'en serais incapable, j'en suis indigne, aucun mortel ne devrait avoir la prétention de le faire. Mes lèvres s'entrouvrent pour exhaler un murmure incrédule, subjugué, à jamais ensorcelé:
"Sithi..."Je devrais tomber à genoux, me prosterner, m'incliner au moins! Mais mon corps ne m'obéit pas. Dans un état totalement second, je sens mes jambes me porter vers elle, n'arrêtant de se mouvoir que lorsque je suis assez proche pour pouvoir la toucher en tendant le bras. Bras que je sens se lever, indépendant de ma volonté, prolongé d'une main. Ma main, la droite, qui dessine lentement du bout des doigts les courbes de son visage sans pourtant le toucher. Je n'ai pas détaché mon regard du sien, je ne le peux pas, l'idée ne m'effleure même pas. Quelque chose au fond de moi, un vague, très vague reste de raison, me hurle que mon geste est déplacé, d'une audace inacceptable. Que je commets un blasphème qui devrait me valoir une mort immédiate. Mais la mort, ma mort, mes morts, je viens de les voir, de les...vivre. A cet instant plus rien ne les séparent de la vie, il n'y a plus de frontière pour la simple raison que j'ignore totalement si je suis encore vivant, mort depuis quelques minutes ou tombé il y a des millénaires. Ce que je sais avec la plus absolue certitude, c'est que je n'ai pas revu Sithi depuis la chute d'Eden, dans aucune de mes vies je ne suis parvenu à la retrouver. Et elle est là, maintenant, devant moi. Si proche que je pourrais la toucher, plus inaccessible pourtant que le rêve le plus insensé. Quelques perles salées glissent sur mes joues, issues cette fois d'une joie indescriptible qui jaillit en moi comme l'eau pure et limpide d'un puissant torrent né de la montagne. A nouveau mes lèvres s'ouvrent, laissant quelques mots s'échapper dans un souffle alors que mes doigts se portent à ma joue pour frôler le discret tatouage en forme de croissant de lune qui s'y trouve:
"ullume au oialë" Pour toujours et à jamais. Notre pacte. Mon serment, celui que j'ai prononcé sur le plus haut sommet d'Eden il y a vingt-deux mille trois cents vingt et un ans, crépuscule pour crépuscule. Le sien, celui qu'elle a prononcé en m'offrant ce signe tatoué à même ma peau. Tant de souvenirs se sont perdus au cours des âges, la plupart en fait, je ne me souviens presque pas de mes existences passées. Il n'en reste que quelques images, fugaces comme un coucher de soleil, impalpables comme des rêves qui s'enfuient au réveil. Mais cet instant là, ce souvenir précis, le plus sacré d'entre tous, Syndalywë en a été la gardienne et m'en a fait don dans cette vie. Tout comme elle a partagé avec moi les derniers instants d'Eden, les ultimes images d'un monde à l'agonie, notre monde.
Je baisse les yeux, brutalement submergé d'une insondable tristesse, d'une honte écrasante:
"Eden...j'ai échoué..."Les Ténèbres. Tout n'est que ténèbres, cendres et amertume depuis ce jour fatidique. Et pourtant...pourtant il reste en mon âme une lueur, infime, tremblante comme la flamme d'une bougie sur le point de s'éteindre. Paradoxalement je sais que, si moribonde qu'elle puisse sembler être, cette minuscule lumière ne peut être soufflée. Tout pourrait s'écrouler, cent mondes pourraient être anéantis, il me restera toujours cette petite flamme: ma foi en notre Créatrice. Une confiance sans faille que rien, absolument rien ne peut fissurer ou même simplement éroder. "ullume au oialë", pour toujours et à jamais. Que puis-je savoir des desseins de Sithi? Rien, rien du tout. Je n'entrevois qu'une fraction absurdement réduite de ce qu'elle voit, de ce qu'elle sait. A cette aune, l'échec, mon échec sur Eden était peut-être nécessaire, salutaire ou plus simplement inéluctable? Lentement mes pensées s'ordonnent, forment une trame que je connais depuis longtemps mais dont je réalise que je n'en ai jamais saisi les implications fondamentales. Sithi nous a offert la vie, certes, mais elle nous a aussi offert un autre présent inestimable: le libre arbitre. Elle ne s'est pas positionnée comme une Divinité qui ordonne et contraint, elle a endossé un rôle de guide, de protectrice, nous laissant libres de faire des erreurs mais nous en protégeant si besoin. Nous ne sommes pas ses prêtres ou ses adeptes, nous sommes ses enfants.
Les yeux toujours rivés au sol, je sens un léger sourire renaître sur mes lèvres. Tout peut s'écrouler, hormis une chose. Je relève lentement les yeux pour les plonger à nouveau dans ceux de Sithi. Le temps s'arrête, je me noie dans ce regard qui voit tout de moi, les battements de mon coeur et mon souffle accélèrent doucement. Je me noie mais je ne sombre pas, dans mes prunelles brille une détermination farouche, je suis son Fils et j'en suis immensément fier:
"Je n'ai pas oublié."Je ne considère pas Sithi comme une Déesse au sens commun du terme, la relation que nous avons avec elle est d'une toute autre nature. Plus intime d'une certaine façon, je la vois comme une mère, une grande soeur, mais aussi comme une femme. J'éprouve un immense respect pour elle, un amour infini aussi, plus pur que n'importe quel autre. De l'admiration également, comment ne pas en éprouver? Il y a aussi une forme de désir qui naît alors qu'elle se tient si proche, plus puissant et plus profond que celui que pourrait insuffler n'importe quelle autre femme, mais je n'envisage pas une seconde de l'assouvir, je n'y songe simplement pas. Elle est totalement inatteignable, même si je sais qu'elle s'est unie autrefois avec un Sindel, qu'elle a enfanté Syriën qui fut mon épouse dans cette autre vie où je portais le nom d'Ethernëm. Mais c'est une porte rigoureusement close, plus encore: qui n'existe pas. Il n'y a qu'elle qui puisse la créer, l'ouvrir, il ne me viendrait pas à l'idée de seulement sous-entendre qu'elle pourrait exister, j'ai bien trop de respect pour elle.
Reste que je ne sais pas pourquoi je suis là ni comment je suis arrivé ici, par quel merveilleux miracle je me trouve devant elle à cet instant. Peut-être simplement parce que cela devait advenir. Elle a semblé surprise de me voir pourtant, ce qui ne manque pas de me rendre perplexe. Mais, à la réflexion, il est fort possible que son regard ne puisse percer les trames de Yuimen, la scission du fluide de Vision pourrait l'en empêcher. Ce qui expliquerait son étonnement. Je me demande s'il y a des Sindeldi sur ce monde, si elle les côtoie comme elle nous côtoyait sur Eden. Étrangement, j'en viens à m'interroger aussi sur ce qu'elle a vécu depuis la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Mais était-ce bien moi, ou n'est-ce que des souvenirs provenant de Syndalywë, si intimement partagés que j'en viens à les considérer comme étant les miens? Je ne sais pas, cela n'a pas tellement d'importance. Je me demande quels sentiments elle a éprouvé depuis ce jour lointain, si elle a aimé ou haï, quels ont été, sont, ses espoirs et ses craintes. A-t'elle souffert, a-t'elle pleuré, s'est-elle sentie abandonnée alors que ses enfants se dispersaient sur divers mondes?
Vertige.
Il y a quelque chose de troublant à la voir ainsi, vêtue d'une simple toge blanche, seule au milieu d'une plaine infinie sur un monde inconnu. Malgré l'aura puissante et envoûtante qui l'entoure, il se dégage aussi d'elle une impression de fragilité, de pureté et de solitude poignante. Je n'ai pas vraiment l'impression de me trouver devant une divinité inaccessible mais plutôt devant une Sindel, une femme de mon peuple dont je serais très proche. Et je suis là, face à elle, avatar guerrier bardé de mithril et lourdement armé de puissantes reliques. C'est comme si les rôles s'inversaient subtilement, comme si par une étrange alchimie je passais de l'autre côté d'un miroir et que c'était maintenant à moi de la protéger, de veiller sur elle. Je devrais perdre pied, avoir honte de ces pensées, mais il n'en est rien. Syndalywë est silencieuse mais je sens sa présence en mon âme, plus fusionnelle que jamais, nos pensées se mêlent pour n'en former qu'une, je ne pourrais dire si cette perception surréaliste de Sithi est la mienne ou la sienne. Mais là encore cela n'a pas d'importance, nous sommes ensemble depuis la nuit des temps, "ullume au oialë", pour toujours et à jamais.
Vertige.
Des souvenirs, une infinité de souvenirs qui dansent une insensée sarabande en mon âme. Des sensations, des émotions de toute nature se succèdent à l'infini, prennent possession de moi, de mon âme, de mon corps. Je me perdrais sans espoir de retour dans cet ouragan infernal si ma Faëra ne veillait sur ma raison, mais elle est là et me guide sans faillir. Je sais au travers elle que cela ne dure que le temps d'un clignement de paupières, pourtant ces visions laissent en moi des traces profondes qu'il me faudra longtemps pour appréhender. Parmi ces traces, quelques sentiments plus intenses que les autres demeurent à l'orée de ma conscience, et c'est en les éprouvant comme s'ils étaient miens que je contemple maintenant Sithi. Mes pensées me ramènent finalement à quelques rares mots, les seuls en définitive qui vaillent la peine d'être prononcés:
"J'avais si peur de t'avoir perdue...je m'inquiétais pour toi...comment vas-tu, Bien-Aimée?"J'ai instinctivement parlé en Sindel, plus précisément en Sindel d'Eden, une langue subtilement différente de celle que nous parlons aujourd'hui, plus archaïque d'une certaine manière, mais aussi plus pure. Ce terme de "Bien-Aimée" qui a jailli naturellement de ma bouche possède plusieurs significations selon la manière dont il est prononcé. Il peut s'adresser à une épouse, auquel cas son sens signifie quelque chose comme "Éternel Amour". Il peut aussi s'adresser à une enfant, auquel cas son sens s'approcherait de "Prunelle de mes yeux". Il peut encore s'adresser à une mère et se traduirait alors par quelque chose comme "Source de Vie". Mais la manière dont je viens de l'utiliser englobe tous ces concepts, c'est une profonde marque de respect, d'amour et de confiance. Il signifie que ma vie est indissolublement liée à la sienne, que ce lien qui nous unit est inaltérable, intemporel. Il ne manifeste aucune familiarité "vulgaire", pas plus que la vénération ou la dévotion que les croyants manifestent souvent à leurs Divinités.
Bien-Aimée...parfois il suffit d'un mot pour que la plus puissante des digues rompe.
D'un geste épuré à l'extrême, issu d'un Amour pur comme le cristal, je réduis à néant la distance qui me sépare de Sithi et l'enlace doucement pour la serrer contre mon coeur avec le plus profond respect, la plus immense tendresse. Elle est ma Mère, ma Soeur, ma Fille, ma Femme, depuis le premier crépuscule et pour l'éternité.
(env. 3000 mots)