Inutiles. Poids morts. De grandes charges superflues, voilà ce que je peux rajouter à ces humains. J'aurais mieux fait de les tuer à vue, cela aurait au moins eu le mérite d'épargner mes spirales. Parce que oui, à des questions d'une simplicité
larvaire, ces créatures ignobles ne sont pas foutues de répondre correctement. Le vieux se borne à nous apprendre que l'attaque a eu lieu près du Point de Rencontre, endroit d'échange avec les femelles, avant de tout faire pour que nous les laissions tranquilles. Ha ! Au moins un point sur lequel nous sommes d'accord ! Personnellement, je n'en prends pas ombrage le moins du monde, ce qui n'est pas le cas du brun. S'il rayonnait de pouvoir aider, en revenant prendre place avec moi sur le dos de Lyïl, son éclat a presque disparu.
C'est donc sans perdre de temps, et en percevant l'étreinte plus rigide de mon camarade sur ma tenue, que nous repartons. Une fois à bonne altitude, je tends la spirale vers lui, à l'écoute de ses impressions, mais rien ne vient.
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Une sacrée perte de temps et d'énergie.", persifflé-je, provocateur.
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Pour une fois... C'est aussi mon impression.", déplore le brun, que je sens accoler la pommette à la naissance de mon aile.
Voilà qui est curieux. Dae'ron, négatif ? Cela ne lui ressemble pas. Mais effectivement, pour une fois que nous tombons d'accord, je ne vais pas relever. Le silence créé perdure une bonne partie de la matinée, et je ne fais plus la même erreur. Adroitement, je pousse mon harney à voler trop haut pour que nos silhouettes soient discernables, et de façon trop éloignée de la route pour éviter que le Protecteur ait encore des envies d'altruisme soudaines.
De temps en temps, ne percevant pas de mouvements de la part du brun, je tourne un peu mon attention vers lui. Encore une chose que je n'aurais pas faite quelques mois auparavant. Me préoccuper de quelqu'un d'autre que moi ne me serait pas venu à l'esprit. Je sais ne pouvoir compter que sur moi, sur ma force et ma volonté, parce que cela a toujours été ainsi. Mais maintenant... Tout me pousse à lui accorder ma confiance, à m'appuyer sur ses capacités, et à part me mettre dans de sales draps sans forcément penser à mal, il n'a rien fait pour me détourner de cette envie. Parce que oui, quelque part, j'ai le souhait de lui faire confiance. D'un autre côté, je suis grandement réticent, car au fond, j'ai la certitude que le jour où je le ferai, il me poignardera dans le dos.
Comme tous les autres.
Je détourne le regard, le reportant sur les bosquets proches et les autres silhouettes volantes non loin de nous. J'ai beau m'y attendre, la pensée que Dae'ron me trahisse et qu'il me faille donc me débarrasser de lui cause une sensation de grand inconfort dans ma poitrine. Foutu lien pire qu'un étau. J'ai beau ne pas vouloir y penser, je ne fais que cela et de plus en plus intensément. Je me suis attaché à ce mâle, et quand je songe à la façon qu'il a parfois de me regarder... Mais non, non et non ! Je ne peux pas me permettre d'être distrait ! Pas avant d'avoir réglé mes comptes avec la grosse moche ! Et le vieux croulant ! Et les garces de ma colonie qui m'ont laissé entre leurs sales paluches !
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Nessandro ?"
Ack ! Par mes ailes, j'ai le cœur qui a failli s'éjecter de ma cage thoracique ! Je toussote et tends ma spirale vers lui. Il n'a rien remarqué, pas vrai ? Le voilà qui s'inquiète à voix haute de savoir si l'accueil que nous avons eu sera toujours le même.
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Comme si nous étions l'ennemi, la source des problèmes... Un danger.", précise-t-il.
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Toutes les grandes-gens réagissent comme cela."
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Je suis sérieux, Nessandro.", lâche le Protecteur avec un léger agacement.
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Mais moi aussi.", répliqué-je aussitôt. Et là encore, une rare occurrence pour moi, je me sens en devoir de faire quelque chose en percevant la peine du Protecteur. Et... De positif, pour une fois. "
À quoi bon te préoccuper de ce que les types croisés pensent ? Tu ne les reverras plus, de toute façon."
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Et cela ne te fait rien ? Que les opinions à ton sujet soient mauvaises ?"
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Aucunement.", réponds-je avec aplomb. "
J'ai assez à faire avec la tienne... Et on voit où ça me mène.", fais-je en levant le bras brisé sous terre, chose qui pousse le Protecteur à s'excuser une nouvelle fois. Mais je ne suis pas assez remonté pour l'accabler, et pire, l'entendre me cause un brin de culpabilité. À moi, qui ai étranglé, mutilé et tué sans remords. Il est très fort... J'attrape sa main sans brusquerie et cherche des mots. C'est drôle de voir à quel point ceux-là sont rudes à dompter. "
Contente-toi... De ne plus recommencer, cela suffira."
Je perçois un petit mouvement dans mon dos que j'estime être une approbation. Aucune répartie du Protecteur, qui ne fait que se reposer légèrement plus contre moi. Il ne parle guère davantage pendant les jours qui suivent, préoccupé par ce que nous risquons de trouver. De mon côté, je suis davantage impatient d'en finir et aussi intrigué par l'idée d'autres mâles en liberté. Les jours se suivent, ponctués de périodes de repos, de repas, et de camouflage pour éviter de perdre du temps avec des patrouilles affreuses et puantes humaines. Si rien ne laisse franchement voir que nous passons la frontière, une construction avec ces sales bipèdes bizarrement vêtus indique le passage en Ynorie.
Une crampe d'estomac. La tête qui tourne. Des bouffées de chaleur, moins intenses que celles causées par le Coeur Sombre, mais assez pour m'étourdir. Par mes ailes, ai-je avalé quelque chose de pourri ? Non, pourtant. Sentant que je vais perdre le contrôle, et refusant de reproduire le même schéma qu'à ma dernière poussée de fièvre, j'avertis mon congénère ne pas être au mieux. Et ensuite... Le flou, une sensation étrange, comme si j'étais en vol mais sans battre des ailes, et si loin du sol qu'il me parait inexistant.
J'entends quelque chose... Un chant. Pas aussi agréable que celui de Dae'ron, mais étrangement fascinant, apaisant. Non... Envoûtant, au point... Au point que je me sens bien. Non, plus encore. Je ressens une sorte de joie, une sensation intense, plus forte encore que celle du jour où j'ai tué mes premières femelles. Un bonheur presque indescriptible, comme si... Comme si tout ce qui m'était tombé dessus depuis mon éclosion n'avait été qu'un mauvais rêve. Je me sens heureux, affreusement heureux. Une sensation si étrangère à moi qu'elle me laisse dans la confusion la plus complète.
Et puis, deux voix familières. Une féminine, l'autre masculine, se mettent à murmurer. L'Âme d'Amalia m'apprend l'arrivée du crépuscule, ne devant pas triompher au risque de menacer ce qui m'est cher. Aussitôt, la voix du Crapaud, balayant presque toute mon euphorie, me conseillant de faire en sorte que l'enchaînement des cycles perdure car le chaos qu'il représente veut l'inverse. Je ne comprends pas tout, mais visiblement, nous sommes à l'approche d'un moment clé.
Lorsque je reprends connaissance, je me sens perdu. Une salle de bâtiment. Sous mes ailes, une sorte de couverture grisée repliée sur elle-même. À mes côtés, le Protecteur poussant un souffle soulagé, et mon oiseau sombre somnolent non loin. Je ressens encore la joie qui m'a saisi dans cet étrange rêve ainsi qu'une légèreté inhabituelle, comme si un poids s'était envolé. Les humains s’enquièrent de mon état, sans doute pour savoir quand nous reprendrons la route. Je m'assieds, me frottant le coin des yeux en formulant ma réponse.
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Nous n'allons pas nous attarder. Merci."
Blocage.
Je viens de remercier des grandes-gens, là ? Dae'ron semble aussi abasourdi que moi et colle le revers de sa main sur mon front, une expression dubitative sur le visage. Ah, oui. Il s'inquiète pour moi, encore une fois. En temps normal, être traité en larve dépendante me ferait sortir de mes gonds et exploser en piques verbales bien senties, mais... Pas là, pas maintenant. Je me sens juste... Reconnaissant, content qu'il se soucie de moi. Je rive mon regard au sien, et ai l'impression de le voir pour la première fois. C'est vrai qu'il est attirant, et qu'il a le cœur le plus pur qu'il m'ait été donné de voir. Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Je ne veux pas le perdre encore une fois. Il m'est précieux. Si précieux...
À peine debout, j'attrape sa nuque, plongeant mes doigts dans sa chevelure. Mon geste le fait bleuir. Il est tellement conscient de moi qu'il en oublie ce qui nous entoure. Adorable. J'attire son visage à moi. Il est grand, mais je vais encore pousser aussi, et un jour... Il se raidit sous ma main sombre mais ne fuit pas. Il est une chose que j'ai compris depuis longtemps, mais il faut dorénavant que je l'accepte : je veux le faire mien. J'approche mes lèvres des siennes, mais le mouvement d'un humain rompt le charme. Je me contente d'apposer ma joue balafrée contre la sienne, de le serrer contre moi de mon autre bras.
Je ne vais pas bien, pas du tout. Je le sais et je n'y peux rien. C'est presque comme si j'avais été drogué.
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Partons.", fais-je à sa spirale avant de le relâcher, de réveiller mon oiseau et de l'enfourcher. "
Eh ! Le Point de Rencontre, c'est encore loin ?", demandé-je aux humains, sans pour le moment être pris d'une incontrôlable envie de vomir.
Le Protecteur est immobile, un bleu si intense au visage qu'il a presque un coloris d'aldryde normal. Son embarras m'affecte. Je n'aurais pas du, mais en même temps, rien ne m'en empêchait. Je ne regrette rien, sauf peut-être de ne pas avoir eu le cran d'aller jusqu'au bout. Je l'interpelle, lui désignant la place derrière moi.
"
Hein ? Quoi ? Oh. Euh... Oui, pardon, oui. Je... Ça va ? Enfin, je veux dire... Je... Tu... Hum... Oui, oui, en route. Voilà, c'est ce que je... Clairement. Tout à fait ! Euh... Allons-y.", balbutie le Protecteur en se masquant le nez sous ses mains jointes.
Je ne peux pas m'empêcher de sourire tendrement à son attitude, et même de rire de bon cœur en le voyant trébucher sur du vide en approchant Lyïl. Je ne sais pas combien de temps je vais me sentir aussi léger, et j'espère que cela passera vite.
Qui sait ce que cette euphorie passagère risque de me faire faire...
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