A peine entrée dans la cité Ynorienne, Anastasie prit la direction de la milice, impatiente de découvrir ce nouveau monde. Elle n'avait que peu suivi l'histoire des Sauveurs d'Aliaénon, qui étaient revenus sur Yuimen près d'un an après leur départ, occupée au moment de leur retour avec des affaires plus pressantes, mais avant de se rendre à Oranan elle avait pris soin de rattraper son retard, demandant des explications à ses proches. Seulement il s'était rapidement avéré que son retard sur les événements connus étaient dérisoires, car ceux-ci étaient peu nombreux. Elle avait donc appris qu'Aliaénon était un autre monde... Et que les Sauveurs d'Aliaénon... Avaient sauvé Aliaénon. Elle s'était cependant attardée sur la description de ces aventuriers, espérant en rencontrer quelques uns revenus aider leurs anciens camarades. Mais avant de les rencontrer, un obstacle de taille l'attendait : la file d'attente. Car elle n'était même pas encore en vue de la milice lorsqu'elle aperçut celle-ci, débordant sur la rue perpendiculaire qu'elle empruntait.
( Tous ces gens font la queue pour courir au devant du danger ? ) s'étonna-t-elle.
Ils étaient pourtant généralement une minorité à oser affronter la mort, quel que soit la récompense promise. Mais, alors qu'elle arrivait face à la milice, à quelque vingt mètres de file d'attente plus loin, elle remarqua un détail important : l'immense majorité des gens présents n'étaient même pas armés, ou très légèrement. En somme, la plupart des personnes retardant son arrivée à la milice n'étaient que de simples curieux espérant pouvoir jeter un œil à l'intérieur et découvrir les secrets que cachaient le bâtiment. Il fallait dire qu'une demande d'aide venu d'un monde extérieur était quelque chose d'assez intriguant, surtout après que le monde entier se soit mis à chanter les louanges des héros revenus de ces contrées lointaines. Mais cela n'empêchait pas Anastasie d'être profondément agacée par ce contretemps.
Tâchant de ne pas trop se faire remarquer, elle se plaça ainsi au bout de la queue, attendant sagement son tour. Cette dernière n'avançait cependant que lentement, car si la plupart des badauds étaient éconduits très rapidement, ils restaient souvent pour tenter de négocier, d'argumenter voire de soudoyer dans le seul but d'entrer à l'intérieur, « juste pour observer », disaient certains. D'autres, armurés, armés, n'acceptaient que difficilement le refus des miliciens, tâchant de prouver leurs valeurs pendant, parfois, de longues minutes, à gesticuler dans tous les sens en maniant des épées souvent trop grandes pour eux. Mais quoiqu'ils disent, aucune des personnes présentes ne parvenaient à pénétrer dans l'établissement, tous, sans exception, se faisant refouler par les deux gardes de l'entrée. L'examen devait être particulièrement sévère. Pour autant, Anastasie ne craignait en aucun cas de se voir refuser l'accès à la milice, certaine de ses capacités.
Mais, lasse d'attendre encore et toujours, après près de vingt minutes passées à n'avancer que petit pas par petit pas, la Comtesse poussa un profond soupir et quitta la file d'attente. C'est ainsi qu'elle passa le long de la file d'attente, ignorant les regards courroucés ou étonnés qui se posaient sur elle, jusqu'à arriver à gauche de la personne tentant de faire montre de ses formidables talents aux miliciens.
« J'ai déjà tué une banshee, » se vantait-il.
C'était un jeune ynorien sortant tout juste de l'adolescent, aux muscles inexistants et à la tenue très éloignée de ce que l'on aurait pu attendre d'un combattant.
« Moi j'en ai tué deux, » s'interposa Anastasie en se positionnant devant lui.
« Hey, attends un peu, c'est mon tour, » s'énerva-t-il en lui attrapant l'épaule.
Mais elle l'ignora royalement, gardant son regard rivé sur le milicien ; celui-ci l'observait étrangement, sans qu'elle ne put déchiffrer ses pensées.
« C'est mon tour ! » répéta le gamin en tentant de repasser devant la jeune femme, mais celle-ci le repoussa plus ou moins doucement, l'écartant de la file.
« Tu es recalé, et c'est pour le mieux, » lui fit-elle.
« Elle a raison, » acquiesça le milicien.
L'intéressé protesta quelques secondes avant de finalement s'éloigner en maugréant. Son cas résolu, le garde se tourna de nouveau vers la Comtesse.
« Il faut faire la queue, comme tout le monde, » ordonna-t-il.
« Voyons, vous savez qu'aucun des gens derrière moi ne rentreront dans votre milice, » argumenta-t-elle.
Le soldat sembla hésiter quelques secondes, mais bientôt il abdiqua, s'intéressant au cas de la jeune femme.
« Deux banshees, donc, » lança-t-il.
« Et une goule à deux têtes, » ajouta-t-elle en arquant le dos avec fierté.
L'homme fronça les sourcils avant de continuer, d'un ton plus dur.
« Lorsque l'on ment, il vaut mieux rester simple. »
Ce fut au tour de la Comtesse d'afficher une mine contrariée. Doucement pour ne pas montrer de signe d'agressivité, elle sortit Perçombre de son fourreau et la présenta au milicien, assez près pour qu'il puisse l'observer mais assez loin pour qu'il comprenne qu'elle ne souhaitait pas qu'il y touche.
« J'ai percé ses deux cœurs et ses deux cervelles avec ceci, » annonça-t-elle. « J'ai failli y rester. Plusieurs fois. Et il a causé la mort de cinq de mes hommes. Alors ne dites pas que c'est une invention, je vous prie. »
Son ton s'était fait dur, presque cassant, même si elle ne pouvait lui en vouloir d'avoir du mal à avaler une telle histoire. Après tout peu de personnes dans le monde pouvaient se vanter d'avoir survécu à une rencontre avec une goule à deux têtes, alors ceux disant la vérité lorsqu'ils prétendaient en avoir éliminé un étaient presque inexistants. Mais le garde, après avoir observé la Comtesse pendant quelques secondes alors que, derrière elle, la foule commençait à se faire impatiente, finit par hocher la tête.
« Veuillez m'excuser, » demanda-t-il. Puis, faisant un pas sur le côté, il ajouta : « Entrez, quelqu'un vous montrera le chemin. »
Ce fut au tour de la jeune femme d'opiner du chef avant de s'exécuter, pénétrant dans la milice sous les regards ébahis des badauds derrière elle.
Là, un homme lui fit signe de la suivre avant de la mener à travers quelques dédales de couloirs. Lorsqu'ils arrivèrent à destination, il n'eut pas besoin de le lui préciser, la situation étant on ne peut plus claire ; car là, attendant devant une porte close, se tenaient pas moins d'une vingtaine de personnes, tous, ou presque, très clairement habitués au danger.
Après une rapide inspection, la jeune femme en reconnut quelques uns en se remémorant les descriptions qu'elle avait déjà pu entendre d'eux ; la plupart avait été entendue très récemment. Et pour cause, si elle ne se trompait pas, six d'entre eux faisaient partis des si célèbres Sauveurs d'Aliaénon sur lesquels elle s'était renseignée quelques jours auparavant.
Le premier qui attira son attention fut Kiyoheiki. C'était un très jeune semi-shaakt directement affilié à la milice d'Oranan et qui avait fait parler de lui tant par ses origines que par ses exploits. Ou du moins, c'est ce qu'elle avait entendu Sérénité, sa meilleure amie, lui dire. Une ou deux années auparavant, elle aurait su avant tout le monde ce genre de détails et les aurait bu sans vergogne, faisant partie de ces mégères qui ne trouvaient rien de mieux à faire que de radoter sur ces héros des contrées lointaines à longueur de journée. Il était étonnant de remarquer à quel point elle était loin de ces considérations à ce jour, ayant été obligée de prendre des cours de rattrapage pour s'informer sur des histoires connues du grand public. Toujours était-il que ce Kiyoheiki, par son âge et ses origines, attirait son attention. Et son respect, également.
Rapidement, son regard se porta sur Karz, le plus identifiable d'entre eux. Et pour cause, il n'avait plus grand chise d'humain, étant constitué en grande partie de métal. Elle en aurait presque été bouche bée si elle n'avait pas été prévenue au préalable. Mais, étrangement, ce n'était pas le détail le plus flagrant à son propos. Non, ce qui le distinguait de tous était l'immense insecte entortillé autour de son bras. Anastasie réprima un frisson de dégoût face à cette vision.
Venait ensuite un shaakt qui aurait été tout à fait banal s'il n'avait pas transporté un attirail plutôt impressionnant. Endar, si elle ne se trompait pas. Il n'était pas vraiment celui qui avait le plus marqué son esprit, mais, peut-être était-ce son air, peut-être ses origines, elle avait du mal à voir en lui quelqu'un de bien.
Un peu plus loin venait une femme, probablement des Dunes, au visage partiellement recouvert. C'était Charis Kel Asheara, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Il n'y avait pas non plus grand chose à en dire, si ce n'était qu'elle semblait très réservée, plus que la moyenne des étranges personnes réunies dans ce couloir.
Il y avait ensuite un jeune homme qu'elle reconnut immédiatement, malgré l'absence de trait distinctif fort, comme étant un certain Xël. De tous ceux présents en ces lieux, il était celui qui avait le moins l'air à sa place. Moins encore que la gamine aux cheveux noirs qui semblait ne même pas avoir entamé sa puberté. Il faisait l'effet de tout sauf d'un aventurier.
Pour terminer venait Sirat, un colosse humoran maniant un énorme marteau de guerre. En plus d'être un Sauveur d'Aliaénon, il était connu à Kendra Kâr – ou du moins au sein de la noblesse – pour ses liens de parenté avec un haut fonctionnaire de l'armée kendraine. Il n'était pas le seul fils bâtard non reconnu d'un gradé trop lâche pour assumer ses responsabilités, loin de là, mais son ascendance worane le plaçait néanmoins dans les plus connus de ceux-ci.
Il n'y avait pas, malheureusement, Lothindil, elfe grise mondialement connue ayant également participé à la première mission en Aliaénon. Ce n'était pas la seule qui manquait à l'appel, loin de là, mais elle était l'unique personne, hormis Sirat, dont Anastasie avait entendu parler bien avant cette histoire.
En dehors de ces célèbres héros, il y avait également d'autres aventuriers à l'allure plus ou moins commode. D'abord deux hinïonnes, dont l'une était pourvue de nombreux tatouages et autres bijoux de métal sertis à même la peau, et l'autre arborait un air peu engageant. Venait ensuite un Ynorienne tout juste adulte au corps sculpté pour le combat et un kendran blond qui dégageait une forte aura guerrière. Il faisait parti des personnages les plus intéressants de la pièce, sans conteste. Mais les autres ne semblaient pas non plus être des petites frappes. Il y avait un homme à l'air asocial qui arborait des cheveux ras et une imposante armure de métal, un guerrier roux faisant les cents pas, une combattante armurée à la manière des Nosvériens, un nain tout ce qu'il y avait de plus typique ou encore un grand ténébreux au visage caché par une capuche maniant l'espadon. Mais ils n'étaient pas ceux qui avaient le plus attiré l'attention de la jeune femme. Elle avait rencontré bon nombre de personnages de leur acabit, portant d'impressionnantes armures de plates ou d'énormes épées à deux mains. Il était cependant plus curieux de voir en ces lieux une jeune femme à l'armure souple et au visage masqué.
Les deux dernières personnes présentes marquèrent l'esprit de la Comtesse d'une autre manière, cependant. Le premier, un archer au visage balafré mais au regard charmeur, par défaut, simplement car il tournait autour de la seconde. Et celle-ci car Anastasie la connaissait. Et pas seulement de réputation, mais également de vue, à une occasion. C'était une femme de son âge à peu près, peutêtre un peu plus âgée, à la chevelure platine et à la lance double. Les points communs ne s'arrêtaient pas là, car Elysea D'Astarnor, puisque tel était son nom, était également affiliée au Temple de Gaïa de Kendra Kâr et cotoyait donc certains des prêtres que la Comtesse connaissait personnellement. Elles n'avaient jamais été présentées personnellement mais, si elle n'avait jamais eu vent de faits précis la concernant, la jeune femme savait que son homologue était loin d'être une amatrice lorsqu'il s'agissait de combattre les morts-vivants.
Désireuse de s'entretenir avec cette femme, Anastasie s'en approcha rapidement. Arrivée à sa portée, elle attendit un trou dans sa conversation apparemment unilatérale avec l'archer pour s'immiscer, offrant un simple hochement de tête poli à ce dernier pour se concentrer sur sa semblable.
« Elysea D'Astanor, n'est-ce pas ? Anastasie Terreblanc. Nous n'avons jamais été présentées, il me semble. »
L'intéressée sembla ostensiblement heureuse de l'intervention de la Comtesse et, sautant sur l'occasion pour échapper aux griffes du charmeur qui tentait probablement de la séduire depuis de longues minutes déjà, s'éloigna de ce dernier, comme pour avoir une conversation plus discrète. Le sourire pincé, elle déclara qu'elles n'avaient nul besoin d'être présentées puisque chacune connaissait le nom de l'autre. Logique implacable s'il en était, mais qui ne faisait pas grand cas de la politesse la plus élémentaire de mise à Kendra Kâr. Non pas qu'Anastasie gardait le moindre attachement aux nombreuses règles sociales régissant la société de son enfance. Elle enchaîna cependant aussitôt vers une formule qui en disait long sur la ferveur de sa dévotion à Gaïa, laissant entendre que la Déesse avait mené ses pas vers Aliaénon. Décidant de ne prendre la question que comme une métaphore, Anastasie hocha la tête avant de désigner Perçombre, dans son fourreau.
« Oui, » acquiesça-t-elle. « Si mes informations sont exactes, c'est là-bas qu'est cachée la dernière relique du Chasseur d'Ombres. Et vous, c'est le simple altruisme qui vous mène dans ces contrées ? »
A ses paroles, son interlocutrice la regarda d'un air sombre avant de lui répondre, sévère, qu'elle avait effectivement eu vent de ses recherches assidues. Ce dernier mot, suivant une hésitation ostensible, était un euphémisme dont la Comtesse avait saisi le sens sans la moindre difficulté. Ainsi Elysea avait entendu parler de son désaccord avec Adam, qui voyait d'un mauvais œil la multiplication de ses expéditions et la réduction de ses temps de repos. La disciple de Gaïa continua néanmoins sur la question d'Anastasie, changeant de conversation pour lui parler des rumeurs qu'elle avait pu entendre à propos d'Aliaénon. Ainsi ce monde serait dirigé par l'Ombre et la Mort, si bien qu'un peuple entier serait composé de morts-vivants. Il était de son devoir d'apôtre du Temple d'apporter la Lumière de la Déesse sur cet univers étranger, selon elle. Des tournures de phrases qui pouvaient tant signifier un altruisme sincère et purement bénéfique qu'un fanatisme religieux dangereux, en somme. Mais il était bien trop tôt pour juger des paroles de son homologue ; elle savait à quel point les fidèles les plus dévots, disposant de leur propre champ lexical, pouvaient paraître illuminés pour les personnes les moins habituées à leurs discours. Revenant d'abord sur le sujet initial, à savoir la recherche de la cuirasse du Chasseur d'Ombres, Anastasie reprit la parole, commençant par une question rhétorique, les sourcils légèrement froncés.
« N'est-il pas notre devoir, à nous, élus de Gaïa, de retrouver des armes terrifiant Tal'Raban lui-même ? »
Puis elle se radoucit et revint sur la seconde conversation, liée aux motivations d'Elysea.
« Evidemment je ne viens pas que pour cela. Mais je mentirais si je disais que l'attrait de l'aventure n'en est pas l'une des raisons. Enfin, je suppose que toutes les personnes présentes sont là par passion autant que par altruisme. N'est-ce pas ? »
Son discours pouvait paraître anodin, peu important, mais il était en réalité une certaine manière de se dédouaner pour la jeune femme. De mettre ainsi tout le monde dans le même panier. Si tous les aventuriers du monde faisaient cela autant pour la gloire et l'adrénaline que pour aider leurs prochains, alors on ne pouvait pas le lui reprocher à elle, personnellement. Et surtout elle ne pouvait pas se le reprocher à elle-même.
Mais immédiatement, Elysea lui donna tort, profitant de l'occasion donnée par Anastasie de discuter plus longuement de ses torts, à elle qui n'avait pas voulu écouter les sages paroles de ses anciens. Car il était, selon elle, de leur devoir de les écouter, à eux qui en savaient plus qu'elles, et de prendre en compte leurs conseils. Un moyen très peu voilé pour reprocher à Anastasie sa désobéissance vis à vis d'Adam. Elle continua même jusqu'à insinuer qu'une passion trop forte, sous-entendue comme celle de son interlocutrice, pouvait mener à l'Ombre, ajoutant qu'être motivée par l'orgueil ne ferait que l'éloigner de Gaïa. Anastasie serra les dents, piquée au vif. Elle venait ni plus ni moins d'insinuer que la Comtesse pourrait se détourner de la voie de la Déesse à cause de sa vanité.
Puis elle continua sur le sujet parallèle, moins subversif, crachant que la plupart de leurs camarades n'étaient là que pour l'argent et non par altruisme comme l'avait suggéré la petite noble. Elle semblait écœurée, et plutôt à raison selon l'avis d'Anastasie, mais celle-ci, restée bloquée sur la conversation précédente, s'en moquait bien. Elle n'avait pas digéré les insultes à demi-mot proférées par Elysea et revint immédiatement dessus, plaidant pour son cas face à ses accusations.
« Que diriez-vous si Adam vous demandait de ne pas vous rendre en Aliaénon parce qu'il a peur que vous fassiez passer votre lutte avant votre vie ? » demanda-t-elle. « Ne pensez-vous donc pas qu'il est nécessaire que certaines personnes se sacrifient pour le bien des autres ? Vous avez dit qu'il était de votre devoir d'apôtre d'apporter la lumière en Aliaénon... Et pourtant vous pourriez en mourir. »
L'intéressée rétorqua qu'elle était effectivement prête à se sacrifier pour cette cause, mais que si Adam l'avait jugée inapte à apporter la lumière sur Aliaénon elle aurait renoncé, préférant écouter ses conseils que de se jeter dans cette lutte. Et, incisive, elle ajouta que le cas d'Anastasie était différent, désignant ses reliques comme les preuves de cet état de fait. La Comtesse serra une nouvelle fois les dents. Que voulait-elle dire par là ? Que les équipements d'Isaac étaient plus importants pour elle que le combat pour lequel ils étaient rassemblés ? C'est en tout cas la lecture qu'elle en fit.
« Adam ne m'a nullement jugée inapte, » rétorqua-t-elle. « Il s'est immiscé dans ma vie personnelle, me demandant de prendre du bon temps plutôt que de repartir lutter contre Tal'Raban. S'il m'avait crue trop faible, peut être l'aurais-je écouté. »
C'était une façon très biaisée d'expliquer les faits, mais les exposer tels qu'ils étaient réellement auraient certainement l'effet de donner raison à Adam, prouvant l'obsession qu'Anastasie éprouvait concernant ses dangereuses escapades. Elle poussa un soupir puis, comme pour se convaincre ellemême, ajouta :
« Nos sages, comme vous dites, ne sont pas omniscients. Et les écouter aveuglément sans essayer de comprendre les choses par nous-mêmes n'est pas plus pertinent que de les ignorer. »
Un argument qui avait beaucoup de sens, mais qui passa complètement sous le nez d'Elysea, qui répondit que si les sages n'étaient pas omniscients, Gaïa l'était pour eux et ils avaient son oreille attentive. Elle continua ainsi que si elle avait tenté de comprendre Adam, elle aurait sûrement saisi que celui-ci désirait qu'elle prenne du repos avant de se lancer à l'assaut d'Aliaénon, qui demanderait plus de ressources qu'elle n'en avait lors du retour de son précédent voyage, particulièrement éreintant. Anastasie voulut rétorquer qu'elle n'avait pas besoin de tant de repos, qu'elle était parfaitement capable de survivre à Aliaénon même après une telle épreuve, mais l'ouverture des portes du bureau du Capitaine Atsuhiko l'interrompit avant qu'elle n'ait pu prononcer ces mots.
Tous les aventuriers furent alors invités à l'intérieur de l'office, dans laquelle les attendaient deux hommes. L'un était très clairement le milicien Ynorien : une armure de première qualité, une pilosité entretenue et la carrure d'un meneur d'hommes, il avait tout du haut gradé militaire. Le second était un elfe, certainement hinïon, à la peau pâle et aux cheveux violets vêtu d'une armure splendide couvrant une longue robe tombant jusqu'à ses pieds. Il émanait de lui une rare aura de puissance et de danger.
Le premier des deux, après les avoir remercié de leur réponse à l'appel à l'aide du Conseil d'Or d'Aliaénon, leur présenta son comparse comme étant Naral Shaam, héros de la Grande Guerre de ce monde lointain et signataire de la demande de renforts. L'intéressé lança un regard à l'assemblée, un sourire mystérieux aux lèvres, avant de s'adresser à tous d'un ton léger, presque anodin. Il leur annonça, selon ses propres mots, que ceux qui avaient peur de ne pas ressortir entier de cette mission, voire de ne pas en sortir vivant, pouvaient s'en aller immédiatement pour se reconvertir en pilier de taverne. Evidemment, tous les aventuriers présents avaient dû subir le jugement des miliciens pour se rendre en ces lieux, ce qui signifiait qu'aucun d'eux n'était le genre de personne assez faible ou sage, selon les points de vue, pour répondre à ce genre de provocations.
Son petit effet passé, le dénommé Naral Shaam continua donc sur les raisons de la demande à l'aide. Il leur expliqua d'abord que, si le temps avait été court depuis le retour des Sauveurs d'Aliaénon sur Yuimen, il s'était en réalité déroulé environ cinq ans sur cet autre monde depuis l'Eveil des Titans. Un terme qui ne disait pas grand chose à Anastasie mais qui fut bien vite explicité par l'elfe, qui leur annonça que c'était là des entités si puissantes que leur retour avait énormément fait fluctuer l'équilibre arcanique d'Aliaénon. Il s'était donc, depuis, déroulé beaucoup de choses, de changements dans ce monde, mais subsistait un problème : le Sans-Visage. C'était, selon ses dires, un genre de Dieu ayant endormi les Titans pour se faire passer pour l'unique divinité des habitants de ce monde, et il courrait toujours, semblant même gagner du terrain en gagnant des fidèles parmi plusieurs peuples. Il perturbait donc la paix et l'équilibre d'Aliaénon. Un ordre spécifique de chevaliers avait même été créé pour tenter de l'éradiquer, mais ils s'étaient jusque là retrouvé dans une impasse, incapable d'éradiquer le danger. Ainsi, les aventuriers de Yuimen avaient été appelés pour réussir là où cet ordre avait failli en trouvant un moyen de tuer un être supposément immortel. Leur tâche était donc de trouver ce moyen, de le créer, de le mettre en place et de l'appliquer. Une mission qui pourrait sembler impossible tant son énoncée paraissait ridicule : il leur fallait éliminer définitivement une déité.
Pour terminer, Naral Shaam invita tous les aventuriers à écrire sur une liste leur nom, prénom et qualités respectives, ce que tous firent, un par un. Anastasie, elle se mordilla l'intérieur de la joue en attendant son tour. Une question lui semblait primordiale avant de se mettre à la recherche de cet immortel. Mais bientôt son attention fut accaparée par le dénommé Xël, qui expliqua son projet de création d'orphelinat avec l'argent de la récompense de ses exploits en Aliaénon. Une demande qui fit chaud au cœur à la jeune femme, qui hocha la tête en sa direction. Elle ne fut pas la seule personne émue, car Charis et Karz vinrent tout deux rajouter une part de leurs gains à ce pécule de base. La Comtesse aurait aimé participé, mais elle venait tout juste de faire un achat colossal qui empêcherait ce genre de folies pendant un petit moment.
Ainsi, après Xël, qui dut se faire aider de Charis, ne sachant écrire lui-même, chacun nota silencieusement son nom et prénom sur la liste, tour à tour, laissant Anastasie l'une des dernières à ne pas l'avoir fait. Même la gamine, que la Comtesse identifia comme se nommant Yurlungur Louvardent en jetant un œil au bout de papier, avait décidé de rester et de s'engager, sans plus de crainte pour sa vie. Elle avait d'ailleurs noté comme qualité un simple « Enfant » qui arracha à la jeune femme un sourire. Mais comment pouvait-on la laisser ici, au milieu de tous ces adultes ? Décidant de garder un œil sur cette petite fille une fois sur Aliaénon, Anastasie attrapa donc la plume d'oie, la trempa dans l'encrier et apposa la mention « Anastasie Terreblanc » à la suite des noms déjà présent. Puis, après un instant de réflexion, elle ajouta le mot « Beaucoup » en guise de qualités, se tirant à elle-même un petit rictus amusé.
Ceci fait, elle se tourna vers Naral Shaam, qu'elle apostropha pour poser la question qui lui taraudait l'esprit depuis la fin de son discours.
« Dites-moi, vous prétendez que cette entité est dangereuse pour l'équilibre et la paix, mais en quoi exactement ? Quel est son crime ? Est-il à l'origine de guerres ? Se sert-il de ces fidèles dont vous parler pour répandre la mort ? Ou essaie-t-il simplement de se prémunir de votre vengeance ? »
Il pouvait être logique de penser qu'après avoir menti à tout un monde, cette déité se serait fait quelques ennemis mortels à la recherche de vengeance, après tout. Il ne fallait simplement pas que ce soit là la seule cause de la guerre que semblait lui vouer Aliaénon.
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