La guèpe n’eut plus guère droit à la moindre seconde de répit. Les coups conjoints de l’ogre, de son macabre compagnon et de l’orque belliqueuse fracassèrent le restant de son abdomen, déchiquetant celui-ci en répandant partout autour un liquide visqueux et translucide associé au sang de cet insecte volant. Volant était un bien grand mot, d’ailleurs, puisqu’elle s’en alla s’écraser sur le sol, après quelques ultimes battements d’ailes hasardeux. Et au moment où elle s’écrasait mollement au sol, la vie l’abandonnait, et elle partait rejoindre le terrible royaume de Phaïtos… Encore que peut-être, le Grand Dieu de l’Ombre et de la Mort n’acceptait peut-être pas les si insignifiants êtres au sein de son pays morbide.
Mais Gurth n’eut pas le temps de profiter de ce moment de délectation, vision d’une agonie douloureuse et rapide menant aux frontières inconnues de la mort, ces mêmes frontières avec lesquelles il aimait tant jouer, rappelant les morts à la vie, et tuant sans répit les vivants. Non, car une douleur cinglante fusa dans sa poitrine de petite fille à la peau laiteuse. Une douleur vive suivie d’un trouble de la vision. Gurth tituba, tentant vainement de se raccrocher à une brindille. Et tout devint noir. Noir et intemporel.
Il ne sut combien de temps se passa, avant que la lumière revienne. Un temps très court, selon ses perceptions, mais comment en être sûr ? La lueur du jour aveugla ses yeux sensibles. Une impression qu’il n’avait plus connue depuis la veille. Une impression qu’il ne connaissait plus depuis qu’il s’était changé en cette enfant misérable. Un souffle rauque sortit de sa gorge, et il posa ses yeux lactescents nouvellement retrouvés sur ses paumes larges et poilues. Il avait retrouvé son apparence. Son gros ventre tendant sa bure noire, sa barbe drue, son crâne chauve, ses bras puissants et sa taille imposante. Il était de nouveau lui-même. Gurth Von Lasch, Ogre de Tulorim. Il passa ses mains sur son cuir chevelu dépourvu de tout poil, en fermant un instant les yeux, puis rengaina son arme à sa ceinture, passant une main sur les crânes qui y pendaient.
Partout autour de lui, les autres aventuriers semblaient avoir repris possession de leur corps. Il n’en avait pas vraiment cure : ce qui comptait, c’était qu’il soit de nouveau dans le sien. Ce corps qui l’avait forgé, et qu’il avait dédié dans son imposante intégralité aux dieux de l’ombre. Car sous sa bure, les marques de nombreuses flagellations reposaient, cicatrices invisibles au commun des mortels, mais connues des Sombres Divins.
Ses yeux pâles se posèrent sur Elris, qui s’installait à nouveau dans le corps dont il avait pris possession. Curieusement, il n’avait plus tellement envie de la déchiqueter. Enfin, si, car elle restait une enfant, pleine de vie et d’impertinence, mais moins qu’avant. Comme si l’avoir possédée un instant avait laissé dans ses chairs la marque de Gurth, une obscurité latente, le symbole du mal qu’il incarnait. Il renâcla, puis regarda Pipapoum immobile et fier, s’impatienter. Il mut jusqu’à cet insignifiant petit être feuillu, le dominant de toute sa taille, et d’une voix grave et tonnante, sombre, il clama :
« La prochaine fois, ridicule insecte, bats-toi. Sinon les tiens se passeront de mon aide, et ne craindrons plus seulement le druide qui vous menace. »
Puis, sans attendre de réponse, il grommela dans sa barbe et continua à se diriger vers le chemin qu’ils avaient suivi jusque-là, reprenant la direction de l’antre du mage réducteur.
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)
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