S’exercerL'histoire raconté par Meraxès suscita une réaction chez Aoibhean qui lui toucha un dernier mot. Les choses du passé n’avaient pour elle aucune espèce d’importance, ceci n’était bon que pour les elfes. Il était clair qu’elle ne partageait ni ses préoccupations, ni ses intérêts. Elle invita ensuite Deidre à le guider dans la cité, en ajoutant qu’il pouvait rester le temps qu’il souhaitait. Meraxès ne s’offusqua pas de son désintérêt envers son enquête, mais il préféra être clair quant à son issue.
« Vous avez toute ma gratitude. » fit-il d’une révérence. « Cependant, vous ne devriez pas renier l’importance de votre histoire. Si le destin de votre monde est actuellement sur la sellette, si les fluides tendent à disparaître, c’est justement en lien avec cette affaire. Votre monde est paradoxalement né dans la destruction. Alors ne laissez pas cette sapience aux elfes. Vous êtes tout autant un peuple sage et ancestral… enfin, me semble-t-il. Ne pensez-vous pas ? Il serait tout de même assez dommageable que vous réitéreriez les erreurs de votre mère. »
Il adressa un regard à Deidre et s’éloigna. Il fit une pause pour la laisser galamment sortir de la salle du trône. Cette politesse élémentaire provoqua chez lui un soupçon d’interrogation. Alors qu’il suivait la jeune femme cornue à travers les couloirs déserts, il se demandait pourquoi il n’y avait aucun homme parmi les bansidhes. Leur peuple avait sans doute subi des pertes. Il était possible qu’un groupe composé uniquement de femmes eût été enfermée sous terre. Mais cette situation demeurait tout de même très étrange.
« Je me demandais - et je demande aussi pourquoi je n’y ai pas songé avant – vous autres les bansidhes, je n’ai vu que des femmes. Est-ce simplement dû au sort ? Votre groupe de survivantes s’est trouvé sans mâle et enfermé sous terre ? »
Deidre secoua la tête à sa question et expliqua qu’il n’y avait pas de mâle chez elles et qu’il n’y en avait jamais eu. Les enfants naissaient des bansidhes et le devenaient à leur tour. Meraxès qui malgré lui ne s’attendait pas à cette justification se figea dans son pas. Il fronça les sourcils, interloqué. Il ne la croyait pas. Comment était-ce possible ? Nul peuple ne fonctionnait ainsi, c’était contre nature.
« Il n’y a que femelles chez vous autres ? Qui êtes-vous ? Qu’êtes-vous ? Vous ne connaissez pas la conception ? Vous savez… La chose. »
Sa voix chahuta légèrement, il n’avait pas l’habitude d’aborder ce genre de sujet. Dédier sa vie à Gaïa n’aidait pas.
Deidre se mit à sourire, apparemment amusée par la fébrilité manifeste du guérisseur. C’était la première fois qu’il la voyait sourire sincèrement, ce qui accrut sa gêne vis-à-vis de sa question. Elle expliqua qu’il n’y avait que des femelles, d’une certaine façon, puisqu’elles avaient toutes des traits féminins. Mais elles pouvaient aussi bien se reproduire avec des mâles, qu’avec des femelles. Apparemment, les graines passaient par un autre chemin, différent de celui du commun, qui était lui aussi bien présent, mais seulement destiné à leur plaisir.
Cette explication ne fit qu’accroitre la confusion de Meraxès, qui s’imaginait des tas de schémas possibles quant à leur mode de reproduction. D’autres images, moins théoriques, lui vinrent à l’esprit et dérangèrent son impassibilité coutumière. Il rougit de manière désespérante, formula quelques débuts de phrases incohérents, avant de reprendre d’une démarche raide.
« Hum. Oui, je conçois votre… enfin, euh, je vois, j’ai l’image. Enfin, non, oui. Bref ! Trouvons un endroit tranquille pour que je puisse m’entrainer ! »
Trop embarrassé, il fuyait tout contact visuel avec la jeune bansidhe. Cependant la jeune femme ne cessa pas de sourire et alors qu'il marchait droit devant, comme s'il redoutait de dévier d'un pouce de sa trajectoire, elle et lui indiqua, l'air taquine, qu'elle pourrait lui montrer s'il le désirait. La proximité de la jeune femme, assez directe dans ses allusions, lui fit l'effet d'un geyser de flamme. Jamais l’écarlate ne lui seyait si bien.
Lorsqu'il croisa son regard, au comble de la panique, Meraxès prit aussitôt ses distances et balança la tête de gauche à droite en cherchant maladroitement ses mots.
« Euh… Je vous ferai part de mes interrogations particulières si jamais, euh… l’envie me prenait. »
Il leva un œil timide sur la séductrice, s’écarquilla d’un air ahuri, rouge comme une écrevisse. Il tenta de rejeter ses envies licencieuses, de retourner à ses instincts grégaires et désintéressés, sans y parvenir. La présence de Deidre à ses côtés, qu’il avait l’habitude d’ignorer, ne le laissait plus du tout insensible. Il tremblait comme en présence de son bourreau.
Ils aboutirent enfin sur une salle très ancienne et Meraxès en profita pour décrocher de cette compagnie silencieuse et écrasante. L’air y était lourd, poussiéreux, comme tout le reste d’ailleurs. De grandes tapisseries subsistaient aux murs, déchirées et illisibles. Elles semblaient pourtant avoir représenté quelque chose jadis. Il les détailla tranquillement, mais il n’osa pas y toucher. Le moindre contact risquerait de les faire tomber en poussière. De vieux meubles, eux aussi rongés par le temps et les insectes, persistaient aussi, sur lesquels étaient disposés des armes rouillées.
L’elfe ne s’appesantit pas davantage sur ce fatras séculaire et remercia sa guide qui s’enquérait de ses besoins avec minutie. La question de Deidre était somme toute assez banale et ne variait pas de son ton habituel, mais après ce bref interlude dans le couloir, cette question prenait une tout autre dimension. Il émit une hésitation et scruta la pièce sombre et isolée, au cœur de la cité déserte, quelques nouvelles connexions se firent parmi ses neurones, puis il rejeta sa demande d’une manière presque trop abrupte, suffocante, pour l’intimer de le laisser seul. Deidre acquiesça de manière protocolaire, peut-être trop. Il chercha la moindre pointe de malice chez elle. Mais elle sortit simplement. Il regretta d’avoir employé un ton aussi emporté à son égard et il se sentit légèrement honteux, avant de reprendre progressivement ses esprits.
Il s’assit en tailleur et débuta une longue introspection. Laissant ses appétences et sa quête de côté, il pensait essentiellement à lui, à son évolution depuis le départ de Tulorim, à l’apprentissage dispensé par les esprits élémentaires. Il était à présent conscient de sa part d’ombre. Bien sûr, il n’ignorait pas ses tendances parfois… sadique, ou dénuées d’altruisme… Mais il avait appris qu’une fraction de lui était littéralement de l’ombre.
Si le fluide obscur l’habitait, il pouvait certainement l’exploiter. Il en avait l’intime conviction. Il ne restait plus qu’à savoir comment. Tout bon mage, même les apprentis, savait que l’occurrence de deux éléments contraires dans un même corps était strictement impossible. Lorsqu’un utilisateur de la magie du feu absorbait une dose de fluide de glace, dans le meilleur des cas, c’était la mort. Alors pourquoi possédait-il ses deux affinités ? La magie lumineuse avait toujours été en lui, pour autant qu’il s’en souvienne. Les esprits élémentaires étaient restés vagues sur la raison et s’étaient contentés d’affirmer cette étrange dualité. Mais peu importait le pourquoi, il était temps d’essayer de l’exploiter.
Pour utiliser la magie, il usait généralement des images mentales. C’était une pratique assez courante dans ce genre d’apprentissage. Les spécialistes évoquaient cette méthode comme la matérialisation. Elle consistait essentiellement à visualiser une image, pour ensuite essayer de la reproduire en utilisant les propriétés de son fluide. Ensuite, venait la projection, avec l’invocation du sortilège en dehors de son corps et la transformation qui consistait à apporter des propriétés particulières.
Il avait tant lu sur le sujet et suivit avidement les cours qui lui furent accordés, mais sans jamais réellement obtenir de résultat probant. Ce constat laissait souvent ses précepteurs perplexes, puisqu’ils s’accordaient unanimement sur le fait qu’il possédait une aptitude innée pour la magie et à la fois une certaine incapacité à en user.
Il se concentra donc pour entamer l’étape de la matérialisation. Son monde intérieur apparut dans son esprit. Une terre morne et sombre, pleine de nuit et de mauvaises ombres. Au-dessus, une voûte aveuglante englobait. Nulle couleur n’y apparaissait. La lumière y était blafarde et le sol opaque. Des volutes montaient et se mélangeaient dans l’atmosphère en longs fils ablaque.
Ce paysage devait changer. Il se focalisa donc sur l’ombre et tenta d’ignorer la lumière. Il fit circuler ses fluides primordiaux en matérialisant une boule noire parmi ses songes. Ses énergies suivirent. Il parvint à sentir un fluide plus froid, plus nocif, grandir entre ses entrailles. Mais une fois le processus presque achevé, un étrange phénomène eut lieu. La nature détestait le vide. Les fluides lumineux s’invitèrent à la manipulation, contre son gré. Ils s’insinuèrent dans sa sphère et s’y mélangèrent. L’orbe se nuança et finit par se diluer.
« Humf… »
Une étrange sensation investit ses organes. À cheval sur son idée, il réessaya plusieurs fois son expérience, mais à chaque nouvel essai, le même phénomène apparaissait. La lumière émaillait sans cesse sa planète noire, revenait toujours froisser son horizon, gravitait avec envie en anneaux de déraison. Après un énième échec, Meraxès poussa un râle de rage et envoya valser une babiole à sa portée. Alors un curieux phénomène se produisit. L’objet rebondissait toujours en arrière, quand il constata une étrange harmonie intérieure. Ses fluides s’étaient harmonisés sous son impulsion délétère. Ils étaient noirs.
« Je peux changer… la nature de mon fluide. »
Après réflexion, ce constat ne le surprit pas. Il était bien connu que la magie variait souvent en fonction des émotions et bien des mages se découvraient suite à des crises incontrôlées.
« Je vois. La concentration est une chose, mais je dois aussi m’imposer un état d’esprit. La magie est un sentiment qui influe sur la réalité et je dois m’y exercer. »
Cela tombait bien, du ressentiment, il en avait à revendre. Ainsi, il reprit son exercice en exultant de rage. La nature de son fluide variait enfin selon ses envies, il pouvait s’énerver et tendre vers l’obscurité, ou alors, s’apaiser et s’exalter de bonté pour pencher vers la clarté. Il ne le réalisa pas immédiatement, mais cette singularité était incroyable. Combien de mages pouvaient s’en vanter ? C’était aussi un avantage, puisque cela lui permettait de devenir imprévisible.
Avide de maitrise, il passa à l’étape suivante de son apprentissage : l’émission.
Il accumula son énergie sombre dans le creux de sa main, comme il le faisait pour utiliser les sorts de soin. Il la fit jaillir d’une impulsion. Il eut une détonation, comme un claquement entre ses doigts. Puis une intense douleur remonta dans son bras et paralysa son poignet. Un cri de souffrance retentit ponctuellement dans les longs couloirs. Meraxès restait prostré à genoux en serrant son bras entre ses cuisses. Le sort avait bien eu effet, mais trop tôt, puisqu’il s’était déclenché à même sa peau. Il ne connaissait pas encore les propriétés du fluide obscur, mais il comprit qu’il ne pouvait pas l’utiliser comme un sort aux propriétés curatives, en l’accompagnant doucement vers sa cible. Non. L’ombre était plus brutale, agressive. Puisqu’il ne la maitrisait pas complètement, il devait l’expulser rapidement, s’en décharger sans attendre. S’il ne le faisait pas, le processus de la transformation se déclenchait trop rapidement. Il le voyait. Des taches noires étaient apparues sur ses phalanges.
« Bien… Partons sur des doses plus menues… »
L’objectif n’était pas de lancer un sortilège directement, comme il pourrait le faire avec la lumière, mais simplement de s’exercer à manipuler son fluide. Aussi, il rassembla à nouveau ses énergies dans sa main endolorie, mais cette fois-ci en plus petites quantités.
D’une circonvolution incantatrice, sa main s’exécuta d’un geste désinvolte et fit jaillir un minuscule éclair noir. Ses doigts claquèrent dans l’ombre, ponctués par des gémissements plaintifs. Son poignet était douloureux et la majorité de sa main insensibilisée par la corruption. Une odeur mauvaise investit progressivement les lieux. La pénombre paraissait s’épaissir. Mais l’entrainement était concluant. Odieusement concluant. Il ne pouvait pas s’arrêter de faire jaillir des gerbes ténébreuses, qui devenaient à chacune de ses tentatives plus grandes que les précédentes. Son plaisir nonobstant sa prudence, la souffrance n’était plus qu’un moteur. Les claquements augmentèrent en crescendo, des bruits sourds tonnèrent dans l’antre. Un grand fracas eut lieu. Puis un silence pensant, d’où montait un ricanement presque inaudible.
Après un long moment, Meraxès sortit de la pièce, le visage impassible. Il partit à la recherche de Deidre pour organiser les préparatifs de son départ.
(((Tentative d'apprentissage du sort :
Souffle de Thimoros : Thimoros récompense ses adeptes les plus fidèles en leur faisant don de ce pouvoir terrifiant. Il permet de retirer directement des PV à une cible sans tenir compte de ses points d'endurance. PV-2/lvl du sort.)))
---------------------------------
2000 mots
Encore noir