<<< précédemmentElle se leva alors doucement tandis qu'il progressait vers elle. Lorsqu'il la rejoignit, il mit un genou au sol et ils s’enlacèrent. Ils restèrent un instant comme cela, le menton sur l'épaule de l'autre.
Kipion de ses grands bras la pressait contre sa poitrine. En retour, Hilimielle le serrait un peu plus fort. Elle ressentait l'exquise chaleur de son torse. Le souffle dans son cou semblait une caresse, les mots à son oreille, une promesse, la senteur veloutée de sa peau était son ivresse.
Desserrant leur étreinte, ils se mirent face à face, front contre front, nez contre nez. Ils se regardaient, la parole était devenue inutile. Du revers de sa main, le tourtereau frôla la joue de son aimée puis vint la porter à sa nuque. La tourterelle effleura les cheveux de son âme sœur et plaça ses doigts fins derrière ses lobes délicats.
Les têtes pivotèrent et les bouches se rencontrèrent. Un torrent d'émotion se déchaîna alors, quittant le lit de leur cœur pour envahir tout leur être. Ils n'étaient plus que passion et sensualité. Plus rien n’existait autour d'eux, ni le temps, ni l'espace, seulement un baiser dans l'écrin d'un instant d'éternité.
Malheureusement, leur amour scella leur destin.
Pendant leurs langoureux échanges, leurs bijoux commencèrent à chatoyer. Des lueurs vives mêlées de pourpre, de feu et de grenat s'échappaient de leurs amulettes qui pulsaient à l’unisson.
La matriarche, Lavana, génitrice de Kipion et grande trouble-fête devant les éternels, prévenue par les sentinelles qui avaient aperçu les éclats écarlates, accourut, ivre de colère. Elle était escortée des autres akrillas portant des pierres magiques dont la lumière perçait la nuit. Xillanda était naturellement parmi elles. Et tout aussi courroucée que sa consœur.
Les deux amoureux furent donc tirés de leur transe passionnelle par les exclamations de deux mères furibondes et des soufflets qui les accompagnèrent :
" Fils indigne ! hurla Lavana.
— Petite catin ! rugit Xillanda."Si la majestueuse gifle que reçut Kipion ne blessa que son amour propre. Le coup de Xillanda, qui avait perdu toute modération, fit littéralement décoller la jouvencelle de la branche ou elle se tenait. Hilimielle qui ne possédait alors que des embryons d'ailes ne lui permettant pas de voler allait probablement s'écraser une dizaine de mètres plus bas. Mais c'était sans compter sur un réflexe prodigieux de Kipion qui la rattrapa au vol en manquant de tomber lui-même ne se retenant qu'avec les jambes fermement croisées autour d'une frêle ramure. Ils se balançaient ainsi tous deux dans le vide se tenant par les poignets.
Xillanda, en une fraction de seconde, prit conscience qu'elle avait failli tuer son enfant. Son visage se para alors, pendant le vol plané de sa fille, d'un regard horrifié la voyant mourir par sa faute. L'acte de courage de l'adolescent la soulagea. Tandis que les deux tourtereaux étaient suspendus entre ciel et terre. Prise d'une angoisse et d'un remords, elle se pencha par-dessus la branche et héla Hilimielle :
"Tout va bien ma chérie ? Tu n'as rien ?"Sa fille avait retrouvé ses esprits. Sa joue la lançait terriblement. Un rapide passage de sa langue le long de ses dents lui apprit heureusement qu'aucune n'était cassée. Elle voyait sa mère inquiète. Elle devinait les autres Aldrydes qui commençaient à décoller dans l’obscurité pour venir les cueillir. Elle réagit alors d'une façon qui les surprit tous.
Elle jeta un regard plus froid que la glace à celle qui l'avait méprisée depuis toutes ces années, puis considéra Kipion et dit d'une voix calme et avec un aplomb incroyable :
"Ça suffit, vient, on s'en va."Le jeune homme mesurant toute l'étendue de cet acte acquiesça. Il amorça alors, de ses muscles devenus forts, un mouvement de balancier qui, en deux va-et-vient, devint assez ample pour exécuter son acrobatie.
Les akrillas arrivaient à la hauteur du couple, les éblouissant de leurs pierres lumineuses. Alors qu'elles allaient les agripper, dans un dernier effort de sa sangle abdominale, Kipion, tout en poussant un cri libératoire, relâcha la prise de ses jambes autour de la branche et effectua avec sa douce un saut périlleux qui les projeta dans les ramifications de l'arbre face à eux. Ils atterrirent dans un roulé-boulé douloureux. Les princesses-pondeuses, stupéfaites, restèrent un instant interdites. Ce moment de flottement permis aux fugueurs de se relever et repartir en courant. Les Aldrydes se lancèrent à leur poursuite.
Le jeune athlète se précipitait parmi les saules et les chênes, mû par la témérité de la juvénilité et par l'appel de la liberté, entraînant avec lui sa dulcinée non moins enthousiaste. Les deux fugitifs, au clair de lune, ne voyaient que très peu où ils allaient. Ils n'écoutaient que leur instinct, sprintant, bondissant de branche en feuilles, s’agrippant aux lierres, dévalant la canopée dans des sauts et des cabrioles qui auraient fait pâlir d'envie les meilleurs voltigeurs.
Les mères quant à elles virevoltaient redoublant d'adresse, slalomaient, piquaient, remontaient, prenaient des virages aériens improbables. Chaque fois qu'elles semblaient sur le point d'arrêter un des deux fuyards, ceux-ci s'en tiraient par une pirouette aussi insensée que dangereuse.
Les adolescents ne se trouvaient plus qu'à un mètre du sol. Un ultime saut et ils pourraient rejoindre le camouflage des taillis ou les adultes seraient bien en peine de les retrouver. Se jetant main dans la main dans leur plongeon final ils virent trop tard les akrillas arriver toutes ensemble les empoignant au vol.
Deux maintenaient Hilimielle, dont sa mère, et quatre tenaient fermement Kipion. La septième et dernière, Lavana, reprenait son souffle appuyé contre un tronc. Après quelques secondes de récupération, pointant son doigt vers l'Arbre-Maison elle commanda d'un ton autoritaire :
"Ramenez-les !"Les deux amoureux, impuissants, ne dirent mot, mais on pouvait lire dans leur regard la colère et la rébellion.
Une fois qu'ils furent tous arrivés au seuil de leur demeure-prison, Lavana, désignant son fils, ordonna :
"Mettez ce rebut dans la chambre froide, quelques siècles de congélation devraient calmer ses ardeurs."Hilimielle, réalisant qu'on lui retirait sa raison de vivre, s'affola. Elle tendit un bras en direction de son aimé en criant son nom :
"Kipion ! Non, laissez-le, lâchez-moi ! Kipiooon !— Hilimieeelle !"Elle le vit disparaître dans les entrailles de sa prison. La détresse passée, la colère s'instilla en elle. Une ire sourde, alimentée par le ressentiment de la longue ignorance maternelle et par la déchirure sentimentale.
Entre les dents serrées de l'adolescente s'échappait ce qui commença par un murmure et se termina par une rage incontrôlée :
"Lâchez-moi... Lâchez-moi. Lâchez-moi ! LÂCHEZ-MOI !"À cette dernière exclamation, les akrillas et les autres Aldrydes qui s'étaient réunies au-dehors, pour voir ce qui causait de si grands troubles, purent assister à un spectacle qui leur était jusqu'à lors inconnu.
Les oreilles en spirale de Hilimielle se déplièrent telles deux antennes, ses cheveux d'un roux flamboyant au naturel prirent une teinte blanche et, comme si cela ne suffisait pas, le duvet qui poussait dans son dos vira au bleu métallique. Les adultes abasourdies n'en croyaient pas leurs yeux. L'air devint alors lourd, comme la sensation que l'on ressent avant que ne se déchaînent les tempêtes. Soudain, un arc électrique passa d'un appendice auditif à l'autre. L'instant d'après, un éclair frappa une branche proche, puis une deuxième, le tout dans un vacarme assourdissant. La mère de Hilimielle fut dès lors, en proie à une véritable panique, elle lâcha sa fille pour aller se réfugier dans le tronc rassurant.
Lavana, qui elle, n'avait pas perdu son sang-froid, s'était glissée dans le dos de la jouvencelle survoltée et lui assena un grand coup derrière le crâne qui l’assomma.
Hilimielle se réveilla le lendemain sur une couche de feuille. Elle gisait dans une pièce où il faisait sombre bien que l'après-midi fût déjà bien entamée. Seule une lucarne barrée de fer laissait filtrer quelques rayons au-dessus de sa tête. Celle-ci d'ailleurs, lui faisait mal, de même que sa joue. Son esprit était embrumé. Elle se dit que cela devait ressembler à ce que ressentaient ses sœurs lorsqu'elles abusaient de l'hydromel. Elle n'y avait jamais goûté, car les adultes uniquement jouissaient de ce droit.
En essayant de s’asseoir, elle remarqua que tout son corps était courbaturé. Elle se demandait ce qui avait bien pu se passer la nuit dernière pour qu'elle finisse dans un tel état.
Tout à coup, elle se souvint, le baiser, la course-poursuite, leur capture, l’emprisonnement cryogénique de Kipion. Par tous les dieux, Kipion !
"Kipiooon !"Elle avait crié son nom sans même s'en apercevoir ce qui ne fut par contre pas le cas de l'Aldryde affectée à la garde de sa cellule. Elle alla prévenir la grande akrilla que la « Colère Blanche », de son nouveau surnom, était réveillée.
La jeune fille de son côté s'attachait à se calmer et à reprendre ses esprits. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à se rappeler les événements après que son aimé fut emmené.
Alors que l'apprentie maîtresse du fluide se perdait en conjectures dans ses veines tentatives pour deviner ce qu'elle avait oublié, Lavana apparut derrière les épaisses planches qui fermaient la cellule. Hilimielle pouvait voir son visage à travers le petit orifice qui servait à vérifier la présence des prisonniers. L'akrilla la toisa d'un œil mauvais puis fit un signe de tête. La poutrelle barrant la porte glissa et celle-ci s'ouvrit.
La matriarche entra accompagnée de quatre gardes qui pointaient Hilimielle de leurs lances. Elle lui parla avec un ton sec et sans une once de compassion à la vue de son état lamentable :
"Le conseil de Bois-d'Entre-Champ s'est réuni et t'a jugé pour tes actes. Écoute bien, car voici ta sentence."L'adolescente ne comprenait pas bien pourquoi une telle force de dissuasion était déployée autour d'elle. Les faits dont elle ne se souvenait pas devaient avoir été terribles.
"Il a été décidé que, pour avoir séduit un mâle, pour l'avoir convaincu de nous trahir, pour avoir menacé la communauté et pour avoir sciemment porté atteinte à l'Arbre-Maison, tu as été condamné à sept ans de travaux forcés. Ainsi tu serras chaque jour conduit sur ton lieu de travail et tu resteras étroitement surveillée par un grade qui, à tout acte suspect de ta part, se verra octroyer l'autorisation d'user de tous les moyens pour te faire rentrer dans le droit chemin."La jouvencelle était atterrée. Sept ans ! La juge de circonstance continua :
"À la suite de quoi, tu devras observer une période de sécurité de dix ans. Durant ces dix années, tu seras tenue de rester à demeure dans un arbre à l’extrémité sud du Bois-d'Entre-Champ qui sera aménagé pour te permettre d'y vivre. Si à la fin de ce laps de temps aucune tentative de désobéissance n'a été constatée, tu auras la possibilité de réintégrer notre communauté."Voyant la mine défaite de la jeune fille elle ajouta :
"Sois heureuse que ta mère ait intercédé en ta faveur auprès du conseil, d'autres qu'elle avaient en tête des sanctions bien pires."Alors qu'elle allait s'en retourner, elle conclut par cette phrase :
"Une dernière chose, il est, à présent et à jamais, interdit à toute membre de Bois-d'Entre-Champ de faire mention des événements de cette nuit afin de ne pas donner d'idée saugrenue et malsaine à d'autres."Ainsi elle partit avec ses gardes derrière elle laissant la pauvrette à sa tristesse et son chagrin.
Hilimielle commença alors une vie d'esclave. Il ne lui était attribué dorénavant que les tâches les plus ingrates. De plus, toutes les autres Aldrydes la regardaient maintenant avec méfiance. Les seules exceptions étaient Maniko qui mourait d'envie de venir la consoler et les mâles qui, quand ils la croisaient, présentaient une expression compatissante. N'étaient-ils pas les mieux placés pour savoir ce que le mot servitude signifiait ?
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