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Hrist, ou plutôt Lenneth, en cette officielle occasion en présence de pontes de la grande cité d’Illyria, ne dit rien aux suites de mes présentations, mais adopte néanmoins une attitude que d’aucun qualifierait d’ouverte à la séduction. Œillades amusées, sourires connivents, elle aborde le fils de Grave avec une aisance étonnante. Est-ce l’assurance de sa mort prochaine qui la met tant à l’aise ? Vu son caractère un peu macabre, ça ne m’étonnerait qu’à moitié, en vérité. Camiran, lui, répond poliment, doté d’un grand sens de la diplomatie flatteuse, sans doute habitué à caresser les nobles dans le sens du poil, en affirmant son plaisir de nous rencontrer. Plus personnellement, ensuite, et après avoir baisé la main de l’elfe grise avec force délicatesse, il affirme s’intéresser particulièrement à l’Outre-Monde. Ce qu’il appelle comme tel, en tout cas. À l’entendre, on dirait qu’il croit qu’il n’y a qu’un monde extérieur à Elysian. Peut-être est-ce le cas, après tout. Il affirme lui-même n’avoir jamais eu la chance de s’y rendre ou de s’en approcher. Face à sa crainte avouée de ne jamais pouvoir s’y rendre, je le rassure avec un sourire poli :
« Oh, mais n’ayez crainte. Il existe tant de moyens pour visiter ces mondes, tous si différents du vôtre, et pourtant au moins aussi magnifiques, chacun à leur manière. »
De quoi attiser son intérêt. Car déjà, je vois une issue de sortie moins létale que celle initialement prévue pour ce bougre qui n’a pas l’air si dangereux ni requin que ça. Un peu comme on nous l’avait décrit, par ailleurs. Un être un peu simplet, peut-être, mais prônant l’ouverture vers les élémentaires et vers les peuplades haïes du peuple sans qu’aucun ne se souvienne vraiment de la raison, ancestrale et faussée par des légendes diabolisantes.
Ainsi, le jeune homme nous présente vite un fastueux buffet remplis de mets tous plus appétissants les uns que les autres. Il annonce, non sans une fierté ostensible, que les plats le composant sont toutes des spécialités élémentaires. Le voilà bien content de nous présenter, à notre premier repas dans le palais, une nourriture plutôt exotique pour lui, sans doute. Il ignore que des élémentaires, nous en avons visité la capitale officieuse, Ilmatar, et que quelques-uns de ces mets étaient déjà présents sur les tables garnies d’Aaria’Weïla. Je les inspecte pourtant avec une curiosité non feinte, et un appétit gargouillant qui s’impose à moi : nous n’avons rien mangé depuis le matin, à part la collation embarquée depuis l’auberge, et le petit morceau de chocolat, fort bon mais également fort petit, commandé par mon ordonnée sur ces terres. Autrement dit, j’ai un creux. Et pas un petit.
Après plusieurs secondes d’hésitation, observant les plats mêlant fromage et viandes variées, en particulier, pendant que Camiran s’attarde à nous indiquer ses préférences parmi les desserts élémentaires, sucrés et parfumés, pâtisseries aux parfums masqués et chocolats d’Elivagar, patrie originaire de la délicate Ixtli, je finis par me décider sur une pièce de viande à l’odeur suave, dont je ne reconnais pas la fibre ni le parfum. Plus sombre que du bœuf, elle a également l’air goûtue. Une pièce de choix, à en voir la découpe aisée. Une chair tendre d’où filtre un filet sanguinolent qui me fait me lécher les babines. Je l’indique au serviteur qui se charge de remplir de ce met une large tranche de pain. Il étale sur la viande saignante une sauce pâle et épaisse, filandreuse, sans doute au fromage, et pose à côté une sorte de gratin de légumineuses curieuses aux reflets violets, dont la texture ressemble un peu, d’un premier coup d’œil, à une pomme de terre.
« Vous mettrez aussi un de ces biscuits au gingembre, et quelques pièces de chocolat, un échantillons de vos meilleurs goûts. »
Je salue de la tête l’officiant du palais, et me tourne vers le probable non-successeur au Roi, bien qu’il n’en sache pour l’instant rien, qui nous présente deux choix pour nous sustenter : le confort privé d’une table restreinte, ou l’ouverture à d’autres sur une tablée plus large. Si d’aventure, j’aurais privilégié une table ouverte, où les rencontres auraient pu être nombreuses, je dirige ici mon choix sur une table plus privée, intimiste, et je motive mon choix au jeune sieur.
« Allons sur celle-ci, nous serons plus à l’aise pour évoquer ce que vous désirez savoir sur ces mondes que nous avons parcourus, ma tendre épouse et moi-même. »
Alors que nous prenons place, un trio de serviteurs nous suit et pose devant chacun de nous notre plat fumant contenant nos choix de mets pour le repas de ce soir. Un quatrième remplit, et je ne le refuse pas, d’un vin sombre et rouge un godet d’argent posé devant chacun de nous. Je m’en saisis doucement pour en humer le parfum le temps que tout le monde soit assis, et avant de commencer le repas, décide d’aborder directement le vif du sujet de l’ébauche de plan qui m’a traversée l’esprit, surtout pour mettre au courant Hrist de celle-ci par sous-entendu que par réel empressement vis-à-vis de Camiran.
« Peut-être avez-vous entendu parler de nous, d’ores et déjà ? Un être de votre statut doit être bien renseigné, dans un palais comme celui-ci. J’ai ouï dire que vous aviez des prétentions sur le trône, à la succession du présent roi d’Illyria, hélas fort mal en point. »
Je secoue la tête d’un air désolé, singeant parfaitement la compassion de rigueur à un royaume dans leur situation précaire. Mais bien vite, je reprends le crachoir.
« Une affaire fort regrettable, certainement. Mais une grande opportunité pour vous, sans en douter. Cela pourrait évidemment compromettre un avenir de voyages nombreux et réguliers vers l’Outre-Monde, dont nous pourrions garantir la prospérité. Mais dans la vie, il faut faire des choix, n’est-ce pas ? La sédentarité d’une couronne, ou les voyages merveilleux vers nombre de contrées inconnues et riches en paysages… Cela ne doit pas être simple, je gage. Surtout avec une occasion en or de concrétiser ce rêve d’Outre-Monde que nous apportons avec nous… »
Je laisse mon discours sur ce sous-entendu. S’il a entendu parler de nous, je le saurai, ainsi. Sinon, au moins aurai-je piqué sa curiosité. Ainsi, sans poser de vraie question, j’espère, dans l’entre-ligne de sa réponse, dégoter nombre d’informations sur ses intentions, désirs et connaissances du but de notre visite.
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