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La délicieuse cadette de la famille d’Hyst semble trouver passionnante l’idée de m’écouter, vrombissant des paupières en exposant savamment le bleu troublant de ses yeux comme l’aurait fait un papillon butinant la plus belle des fleurs, et battant furieusement des ailes sans parvenir à s’en défaire. Elle répond à la moindre de mes remarques par une réaction allant dans mon sens, rougissant face aux compliments, riant subtilement face aux plaisanteries. Une jeune femme ayant appris à vivre dans le beau monde, et sachant fort bien manier l’art de la réception d’un invité prestigieux. À côté, Camiran le naïf gentillet de cour semble bien défait, ne sachant plus placer une seule bonne parole depuis l’arrivée de la belle. C’est donc sans grande surprise, quoi d’animé d’une pointe de regret, que je le vois se lever et nous gratifier d’une révérence d’au revoir. Il affirme être pressé, se souvenant subitement de l’un de ses devoirs. Je ne suis pas dupe : la situation l’embarrasse, et son trouble envers la jeune Thelie est évident. Il n’apprécie guère me voir jouer mon petit numéro de charme à son attention, sans pouvoir m’en vouloir pour autant, car elle n’est pas sienne. De quoi lui donner, en somme, une bonne raison d’aller fricoter avec Lenneth, ma charmante épouse, en somme. Nul doute que ce jeune huppé ne laisse pas passer l’occasion d’une revanche indirecte sur mon comportement de ce soir. Ce qui ne fera que servir nos plans initiaux, même si j’ai de plus en plus de mal à les considérer comme je les ai exprimés. Au lieu d’un duel à mort, pourrai-je alors lui proposer ce qu’il attend : son retrait à la course au trône, et l’opportunité d’œuvrer comme diplomate pour expier sa faute. Il saurait, sans doute, sauter sur l’occasion plutôt que de se retrouver face à moi dans un duel à mort, lui qui n’a pas l’air de manier la lame. Et quand bien même serait-il à ce point inconscient, qu’il trouverait vite la mort entre mes coups acérés.
Ne considérant d’ores et déjà plus le jeune Camiran comme une menace sérieuse contre l’accession au trône de Hascan, je le laisse s’en aller, non sans le gratifier de nouvelles salutations.
« Puisse la soirée vous être douce, ser. Et la nuit vous faire songer encore à ce dont nous devisions. »
Alors qu’il s’en va, sans demander son reste, vexé sans doute que je l’aie abandonné pour les beaux yeux de Thelie d’Hyst, je me penche vers la demoiselle avec un sourire charmeur pour lui murmurer :
« Ainsi voilà l'effet que vous pouvez avoir sur les hommes, déchainant leurs passions et leurs jalousies. »
Mon air entendu croise son regard malin, alors que sa bouche se mue en un sourire en coin. Silencieuse, et sans doute consciente de l’effet que j’ai décrit, elle me laisse poursuivre, alors que je rebondis sur ses propres propos, où elle m’indique être fort impressionnée d’avoir été si vite percée à jour. Minaude, elle me complimente ouvertement de ma sagacité, et explique ensuite qu’il est commun que les gens de bonne famille, nobles et courtisans, soient l’objet de convoitises politiques. Elle affirme, pour sa part, voir cela comme les clés du pouvoir, et non comme une quelconque marchandise, précisant que son paternel ne la forcerait jamais à épouser quiconque sans son propre accord. Une opportuniste, certes. Je l’ai bien remarqué. Mais à quel prix ? C’est mon devoir de le découvrir à présent.
« Ah oui ? Et quid de la vie que vous mènerez ensuite ? Je ne doute pas de votre volonté à régner sur ces terres, embellie d'une couronne régine, mais le feriez-vous vraiment avec n'importe lequel de ces prétendants ? L'on dit que l'un d'eux serait particulièrement engagé auprès de votre noble père. »
Devisant ainsi, j’ai conscience d’avoir l’air de prêcher le faux pour connaître le vrai, même si la vérité est toute autre, puisque jouant un jeu double, je suis déjà certain de mon affirmation, qu’elle désire apparemment ne pas confirmer, m’indiquant avec un air surpris qu’il ne s’agit peut-être là que de vulgaires racontars. Elle se permet, cependant, d’affirmer d’un air enjôleur qu’elle ne partagera jamais sa couche avec le premier imbécile venu, pas plus que les rênes du pouvoir, auxquels elle semble déjà attachée. Elle souhaite donc se faire silence, pour l’heure. Je respecte ce choix, et la laisse poursuivre sur sa propre curiosité, qui m’interroge subitement sur notre propre manière de procéder, en termes d’amour et d’unions, sur Eden. Elle se permet même de me questionner sur ma propre satisfaction de mon propre mariage. Une question fort peu délicate, non sans un brin de provocation de sa part. Jouant mon rôle, je décide de ne pas perdre la face devant sa témérité.
« Dans mon monde, très chère, les gens s'unissent par passion réciproque. »
Je plante mon regard dans ses yeux, enjôleur moi aussi.
« Il est certes des accords politiques et religieux, des alliances de grandes familles, qui découlent sur des "mariages" officiels, mais ceux-là n'entachent en rien l'importance des unions libres et consenties de deux êtres attirés l'un par l'autre. »
Puis, après un court instant, recentrant le débat sur son propre avis sur la question, je l’interroge :
« Avez-vous une préférence personnelle, entre ces prétendants ? Une passion secrète pour l'un d'eux ? »
La question semble la piquer au vif. Pour la première fois, je la vois sortir de ses grandes certitudes, de son rôle de séductrice affirmée. Le trouble voile instant son regard, et elle détourne les yeux, mal à l’aise. Sa voix se fait plus sèche, plus directe, moins enrobée de sucre pour me répondre.
« Ces choses-là ne sont pas pour nous, si nous sommes chanceux, nous les trouvons dans notre mariage, sinon... nous tentons de les trouver ailleurs. »
Il me semble avoir touché un point sensible. Une faille dans son être, qui semble lui tenir à cœur. Et non contraire à mes habitudes, devant une faille qui s’ouvre, je m’y engouffre sans tarder, plongeant dans le nœud du problème à bras le corps. Je réponds néanmoins à sa gêne par un sourire compatissant, signifiant ma volonté de ne pas la mettre mal à l’aise.
« Je vous présente mes excuses, délicieuse Thelie d'Hyst. Je ne voulais pas vous offenser. Je suis cependant de ceux qui pensent que nul, et surtout pas une Reine, ne doit aller contre ses sentiments profonds, pas même pour accomplir son devoir. Est-ce donc si éloigné de vos mœurs, que de privilégier le bonheur ? »
Ainsi, tout en la cueillant avec délicatesse, je poursuis sur ce sujet qui semble la fâcher, et sur lequel elle doit bouillir de donner son avis, malgré la réticence de l’évoquer avec un étranger. À nouveau, elle reprend son assurance et, tournant son regard vers le mien, m’affirme qu’ils ne sont pas élevés pour penser à leur bonheur, ici, à la Cour d’Illyria. Elle semble le regretter, précisant directement qu’elle considère cela comme un luxe qui ne leur est pas accordé, et me disant chanceux d’aimer mon épouse, et de l’avoir choisie en laissant battre mon cœur. Ainsi a-t-elle mordu à l’hameçon que je lui ai tendu. Prenant un air plus sérieux, je poursuis.
« Et qui dicte ces règles ? Vous êtes des gens de pouvoir, vous avez le changement au cœur de vos mains. Pourquoi ne pas en user, de ce pouvoir qui vous échoit, pour changer les choses ? »
Sans le vouloir, je laisse poindre une partie de ma propre personnalité dans ce rôle de composition de l’Amarthan d’Eden. Mon esprit libertaire surgit en pleine conversation, donnant encore plus de naturel à ce personnage fantoche que j’incarne. Éprouvée par cet élan, elle répond qu’elle ne pourra changer les choses qu’une fois reine, et que pour l’être elle devra elle-même y déroger, à ces lois idéales. Je ne peux la laisser aller vers cette conclusion, qui détruirait tout ce que je tente d’entreprendre à son égard. Je soupire ostensiblement avant de continuer.
« Vous semblez être une personne intelligente, Thelie d'Hyst, en plus de posséder un charme certain. Vous avez tout pour vous, en somme. Pourquoi dès lors vous sacrifier ? Vous dites vous-même que votre père ne vous fera épouser personne sans votre consentement. C'est que vous l'avez déjà, ce pouvoir du choix. Et c'est en l'exerçant que vous changerez les choses. »
Sa réponse se fait cinglante, sans plus de retenue. Comme si la confidence s’était installée entre nous, et que le masque de la société n’avait plus cours.
« Et qui choisirai-je ? Ce jeune Camiran, trop naïf et trop innocent pour le trône ? Leodos, le rusé mais peu intelligent, ce goret sans façons ? Hascan l'Inconnu, un homme de plus de dix ans mon aîné que je ne saurais manipuler à l'envie ? »
Comme toute réponse, je poursuis son propos, non sans un ton d’évidence oubliée.
« ... ou n'importe quel autre, si vous déclinez votre propre accès au trône. Qu'est-ce qui est plus important, pour vous, jeune demoiselle d'Illyria : le pouvoir ou le bonheur ? Je ne connais que peu ces personnes que vous citez, à part le sire Camiran que j'ai ce soir croisé. Mais si l'un est naïf et l'autre sans façon, le troisième semble, dans votre bouche, et Sithi sait comme elle est belle lorsqu'elle hésite, le bien moindre des maux. Avez-vous des vues si différentes, cet inconnu Hascan et vous-même, pour que vous ayez à le manipuler, une fois à son côté ? »
Et ainsi, l’air de rien, j’introduis en faisant mine de ne pas le connaître mon poulain pour la course au trône. De manière subtile, détournée, certainement pas forcée. Elle devra conclure elle-même que c’est le meilleur parti, sans se dire que je l’y ai amenée. Au moins a-t-elle donné son avis sur les trois principaux acteurs de cette chasse à la couronne. Sans surprise, elle voit Camiran naïf et inapte à la régence. Mais c’est sur Leodos que j’en apprends le plus. Rusé, je sais qu’il l’est, mais elle le décrit comme peu intelligent, et surtout, le qualifie de goret sans façon. Une sorte de personne détestable, s’il en est, traitant sans doute mal la gent féminine. Un parti détestable pour une jeune femme de charme comme Thelie d’Hyst. J’ai craint, un instant, qu’elle s’en satisfasse, et je suis fort aise d’apprendre son avis sincère sur la question. Avis qu’elle m’a refusé un peu plus tôt. Et de fait, elle semble désormais fragile et incertaine, là où précédemment elle était sûre d’elle et infaillible. Une corde sensible sur laquelle je continue de tirer. Elle finit par m’avouer préférer le bonheur du peuple au sien propre et au pouvoir sans sens, car elle a été élevée dans ce sens. Formule toute faite ? J’en doute, puisqu’elle la ponctue en affirmant n’être peut-être pas plus apte qu’une autre à diriger cette cité. Elle finit par conclure qu’entre tous, Hascan serait peut-être le moindre mal. Déjà une victoire en soi, mais pas suffisamment à mon goût. Aussi, je continue de m’engouffrer dans la brèche pour poursuivre sur cette voie.
« Et qui d'autre que vous, alors ? Quoiqu'il en soit, quel que soit votre choix, je suis intimement convaincu que le bien de votre peuple passe d'abord par le vôtre, Thelie d'Hyst. Car on ne peut répandre le bien qu'en l'étant soi-même. Hélas, le moindre mal n'est pas le bien, bien qu'il soit mieux que le pire. Pourquoi ne pas apprendre, de votre côté, à connaître ce Hascan. Peut-être vous plaira-t-il ? »
Brouiller les pistes, encore et toujours. Faire en sorte qu’elle croie que je ne la pousse pas vers lui, tout en lui donnant l’impression d’elle-même défendre cette solution. Si elle ne trouve aucun nom à citer en réponse à ma première question, la réponse à la seconde est à la fois troublée et laconique :
« Peut-être… »
Elle doute. Ses convictions s’effritent. C’est bien parti, je pense. J’ai su mener mon char où je voulais qu’il aille. Je lui envoie un sourire compatissant, doux.
« Vous êtes sage. J'ai du mal à vous trouver le moindre défaut. Vous feriez une bonne Reine, indéniablement. Mais rappelez-vous toujours que le bonheur de votre peuple ne saura être que le reflet du vôtre, ma Dame. Votre père, que je ne connais point, pourra-t-il comprendre cela ? »
Et là, elle se livre sur le sévère Graves d’Hyst, son père, comme elle l’aurait fait avec un confident. J’apprends ainsi quelques précieuses informations sur cet être dont je ne savais que peu jusqu’à maintenant. Ainsi l’aurait-il élevée seul, sa mère étant morte en couche. Une éducation stricte, rigoureuse et sévère d’un homme inflexible et peu enclin à dévoiler ses sentiments. L’amertume d’un veuf qui se retrouve seul pour élever un enfant où il reconnait les traits de sa défunte épouse. Toute la souffrance d’une vie résumée, si bien, en une simple phrase. Car la manière dont elle la ponctue signifie tout : autrefois, il aurait été un mari aimant et attentionné, fort différent de l’être qu’il est maintenant. Un sensible refoulé, vivant son deuil plus difficilement chaque jour. Une humanité qu’il pourrait retrouver, dans le couple de sa fille, s’il ne considère pas sa demande comme un simple caprice. Une faille chez un homme qui m’aurait sans doute paru froid au premier abord. Je pose une main délicate sur celle de ma comparse de tablée.
« Vous êtes suffisamment fine et le connaissez assez pour ne pas faire passer cela pour un caprice. Je n'ai aucun doute sur ceci. Sachez, ma Dame, que vous aurez tout mon soutien, et celui des miens, si vous prenez la décision du cœur. Celle qui compte vraiment. Car c'est à ça qu'on reconnaît un vrai dirigeant. Un argument auquel, je crois, même le plus amer saurait être sensible. »
Et elle non plus, à n’en pas douter. Espérons que fine, elle le soit suffisamment pour comprendre que l’intérêt politique qu’un émissaire d’un autre monde porte envers l’avenir de sa fille soit une gageure d’avenir pour le Royaume tout entier. Si, comme elle l’a dit, il se soucie du bien du peuple, sans doute cela sera-t-il peser dans le flot de ses pensées. Pourtant, le regard que la demoiselle me lance alors est étrange. Elle s’inquiète de savoir pourquoi un être venu de l’Outre-Monde, comme moi, peut bien s’intéresser à son bonheur personnel. Sans doute n’ai-je pas été suffisamment clair. Peut-être trop subtil. J’explique un peu plus précisément mon point de vue sur la question. Celui d’Amarthan, en vérité.
« Comme je vous l'ai dit plus tôt, votre bonheur sera celui de votre peuple. Et il n'est de peuple plus rentable qu'un peuple heureux. En tant qu'émissaire des miens, il est de mon devoir de faire en sorte d'optimiser les relations, leur trouvant des causes communes, des similarités. Je doute les miens satisfaits d'une alliance avec un royaume dirigé par le dépit. »
Des paroles bien calculatrices, pour le coup. Et qui semblent toucher chez elle un thème plus aisé. Car aussitôt, elle retrouve sa confiance et son sourire, et affirme, sourire en coin, que ça, elle peut le comprendre. Je lui renvoie son sourire, et la main posée sur la sienne soulève celle-ci de la table pour l’amener une nouvelle fois à mes lèvres, dans un nouveau baiser délicat, quoique suave.
« Alors j’en suis fort aise, noble demoiselle. Il se fait tard, cependant, et je vais devoir vous quitter. Vous êtes pleine de raison. N'hésitez à aucun instant à venir me trouver, si d'aventure vous avez besoin d'une aide, en ce sens. Quelle qu'elle soit. »
Et alors que je me lève, je la salue une dernière fois.
« Au plaisir de vous revoir, Thelie d’Hyst. »
Et sans plus de cérémonie, je quitte la salle à manger sans demander mon reste, sous le regard des derniers curieux terminant leur souper ou cuvant discrètement leur vin. Sans m’attarder, je me rends dans ma chambrée, comme pressé d’y retrouver Lenneth. En vérité, j’aimerais avoir de ses nouvelles, pour voir comment j’œuvrerai le restant de cette nuit. Mais lorsque je pénètre les appartements qui nous ont été dédiés, ils sont vides de sa présence. J’y entre en soupirant, ajustant ma coiffure, et tentant d’ingérer toutes les informations de ce jour, dans un plan plus général. Une synthèse de rigueur.
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