A mon refus, la Gardienne de Nuit éclate d'un rire cristallin. Presque trop élégant pour sa profession. Selon elle, mon caractère serait même un atout dans ce domaine, certains clients étant apparemment friands de sensations fortes. Mais, bizarrement, cette annonce n'est pas forcément pour me réjouir, ni me flatter. Je comprends difficilement comment ces femmes peuvent laisser aller leur honneur pour quelques poignées d'or. L'idée me répugne au plus haut point.
Retournant à nos affaires, elle m'annonce que c'est Leodos qui détient pour l'instant l'avantage, ayant selon les rumeurs réussi à obtenir la main de la fille du quatrième dans la ligne de succession. Mais si le roi venait à mourir dans les jours à venir, ce serait simplement une guerre civile, ce qui n'arrange en rien mes affaires. Elle revient ensuite à ma proposition : nous débarrasser du prétendant gênant. En fait, elle parle même d'assassinat. Il ne me semble pas avoir évoqué cette possibilité précisément, mais il faut reconnaître que... je vois difficilement un autre moyen de l'écarter de la course. Jeter la honte sur sa personne ou sa famille peut-être ? Les humains sont très sensibles à ces histoires de réputation. Quoiqu'il en soit, l'idée de tuer dans un monde où les âmes ne vont pas rejoindre le Seigneur Phaïtos me met quelque peu mal à l'aise. Que se passe-t-il lorsqu'ils disparaissent ? Où vont-ils ? Où est allé l'âme de cette pauvre créature que j'ai dû abattre pour me défendre ? Impossible de le savoir pour l'instant, mais l'idée me dérange quelque peu. Pour autant... Si c'est le seul moyen, je le ferai.
Vient ensuite la réponse concernant Hascan. Il n'est ni pour ni contre les élémentaires, apparemment. En fait, je suppose que le même doute subsiste pour les relations avec les Crocs du Monde qu'avec celles concernant les Mâchefers : il les soutiendra tant que ça lui rapportera quelque chose, mais pourrait très bien changer d'avis très rapidement, s'il voyait une raison suffisante à cela. Un homme d'une trop grande intelligence politique pour être digne de confiance, en un sens. Cette affirmation me fait grimacer cependant, car si deux des trois prétendants sont de potentielles menaces pour les relations avec Ilmatar, cela signifie qu'en éliminer un ne sera probablement pas suffisant. J'ai peur, cependant, que les paroles de la Gardienne de Nuit ne soient pas toutes bienveillantes. Si elle a vu clair dans mon jeu, il est toujours possible qu'elle m'ait menti à son propos pour m'inciter à nous débarrasser de lui également, non pas parce qu'il serait une mauvaise influence concernant les marchés avec les Crocs du Monde mais parce qu'il ne correspondrait pas aux attentes des Mâchefers. Après tout, elle a dit qu'il était trop intelligent pour leur bien.
Je réfléchis quelques instants à toutes ces informations ; je ne sais pas trop ce que je peux croire de ce qu'Amaryllis me dit, mais une chose me semble presque certaine, c'est que le baron Leodos est mauvais pour elle autant que pour Ilmatar. Il reste donc la cible prioritaire. Elle dit avoir déjà attenté à sa vie, mais sans succès : cependant, avec le muutos et ma récemment découverte magie, je possède un avantage que les humains n'ont pas sur ce monde. Un avantage certain. Sans compter le pendant d'Uraj, qui me donne la possibilité de ne pas avoir à me soucier d'une porte de sortie, à condition que je ne l'ai pas utilisé plus tôt dans la journée, et qui me permettrait de me sauver si quelque chose tourne mal, ou même si j'accomplis ma mission. Seulement, une autre idée me vient, et elle concerne cet Hascan. Un moyen, peut-être, de faire d'une pierre deux coups.
« Dirais-tu que cet Hascan est mieux, ou moins bien gardé que Leodos ? Et, plus important, à qui viendrait le soutien du premier s'il venait à mourir ? Partagé entre les deux restants, ou irait-il directement à l'un ou l'autre ? Parce que si le soutien d'une certaine catégorie de personnes est partagé entre Hascan et... Camiran, c'est ça ? S'il est partagé entre ces deux là, en éliminer un donnerait l'avantage à l'autre. Si ce n'est pas le cas, par contre... Ce serait plus laborieux, peut-être très compliqué, mais laisser penser que Leodos est à l'origine du meurtre d'Hascan pourrait faire d'une pierre deux coups. »
Je commence à faire les cent pas tout en réfléchissant, mais ma jambe abîmée me rappelle vite à l'ordre, m'obligeant à m'arrêter presque aussitôt. Je reste cependant concentrée alors que quelques idées fusent dans mon esprit. Après tout, le meurtre n'est pas forcément nécessaire, si ? Casser une réputation, comme je l'avais pensé plus tôt, pourrait s'avérer tout aussi efficace et moins risqué, quitte à devoir s'y reprendre à plusieurs fois. Au moins, de cette façon, avons-nous le droit à l'erreur. Enfin... ai-je le droit à l'erreur, car je serai celle qui prendra tous les risques. Mais peu importe. L'important est de maintenir les relations entre Ilmatar et Illyria, si je dois me salir les mains pour cela, qu'il en soit ainsi. Aaria'Weïla approuverait-elle, cependant ? La Reine est une femme si douce... Lorsqu'elle nous a demandé de l'aider, je doute qu'elle nous demandait d'assassiner un homme dont le seul crime était de ne pas les apprécier. Ou peut-être que si, justement ? Elle ne nous a donné aucune directive, aucune limite... Et puis, entre faire ce qui est juste pour les élémentaires et ce qu'elle voudrait que nous fassions, il y a une différence. Je ne peux pas refuser d'accomplir cet acte pour la simple présomption de ce qu'elle pourrait en penser. Et puis depuis quand suis-je si inquiète de ce que l'on peut penser de moi, enfin ?! J'ai toujours agi selon mes propres convictions... Ou était-ce selon celles d'Equilibre ? Je m'égare... Je m'égare... Quoiqu'il en soit, je dois tenter autre chose avant d'en venir au meurtre. Il y a peut-être un autre moyen.
« Le Grave d'Hyst, comme vous l'appelez, est-il l'un de ces nobles pour qui le devoir et l'honneur de la maison passent avant sa fille ? » demandé-je. « Ou est-ce qu'une potentielle menace sur celle-ci serait encline à le faire changer de prétendant ? Ce que je veux dire par là c'est... Si la rumeur court qu'il est violent avec les femmes, si on entend qu'il a eu des maîtresses sévèrement battues, le Grave d'Hyst maintiendrait-il les fiançailles ? Plus que de la simple violence, on peut même faire courir le bruit qu'il y prend plaisir, que c'est l'un de ses fantasmes. Vous avez des putes après tout, il ne serait pas bien difficile de trouver assez de femmes pour lancer ces rumeurs... »
Alors que je prononce ces mots, quelque chose me perturbe... J'ai l'impression d'être douée à ce jeu là. Un peu trop. Moi qui ne voyais ces vanités de cours que comme des stupides jeux de la part de stupides personnes pour de stupides raisons... J'ai le plus naturellement du monde pénétré dans ce monde de traîtrise et de complot, tout en pensant avoir la légitimité de le faire... De bonnes raisons, une juste cause... En bref, la même chose qu'ils diront tous avoir si un jour nous leur demandons ce qui les a poussé à tremper dans ces affaires sinistres et amorales. Pire, j'ai éprouvé une certaine fierté à contourner cette idée d'assassinat au profit d'un coup bas, j'ai trouvé mon idée astucieuse, ingénieuse, quand elle n'était qu'un énième jeu de politique et de cour... Il est étonnant de voir à quel point tout peut être une simple histoire de point de vue. Et il est étonnant de voir à quel point mes avis, mes idées, mes pensées ont évoluées depuis mon arrivée ici. Je pensais ce voyage initiatique la simple conclusion de mon apprentissage, la confirmation de mes idées, de ce que je voulais faire, ce que je voulais être... Quand il est au final tout l'inverse : le chemin de la remise en question, de la transformation. Je doute, avec du recul, que c'était là le but d'Equilibre, ceci dit. Elle a toujours eu du mal à envisager que l'on puisse penser différemment d'elle. A bien y réfléchir, je pense qu'elle s'imaginait garder son influence sur moi, et me voir revenir quelques mois plus tard pour lui confirmer à quel point elle avait raison. Mais cette histoire m'a déjà transformé plus que je ne l'aurais imaginé. Plus que je ne l'aurais souhaité... Et j'ai pourtant le sentiment que je n'en suis qu'à mes débuts sur ce monde de malheur. Ca ne fait que quelques jours que je suis là, et j'ai passé une majorité d'entre eux à voyager et dormir. Tout ne fait que démarrer, et qui sait ce que je serai devenu à mon retour. Mon attachement à Phaïtos n'a été que renforcé par la découverte de ce monde sans Dieu des Morts, sans Gardien des Enfers, mais des pensées confuses ont déjà commencé à me faire douter sur tout le reste, et Equilibre n'est plus là pour me tenir en laisse, pour m'imposer des idées, ses idées, et pour me façonner à son désir. Me voilà, aujourd'hui, complotant pour nuire à la réputation d'un homme, peut-être même pour le tuer. Peut-être même pour en tuer deux, si rien d'autre n'est envisageable. Où serai-je demain ?
La réponse d'Amaryllis concernant mes premières paroles n'est pas particulièrement réjouissante. Premièrement, le dénommé Hascan est tout aussi bien gardé que Leodos, si ce n'est mieux, vu qu'il bénéficie en plus de la protection de sa sœur. Sœur ? Fille légitime du roi, je suppose ? Qui ne peut pas avoir le trône parce qu'elle n'est qu'une femme ? Ca me paraît plausible tant c'est... humain. Et stupide. Ces deux adjectifs vont trop souvent de pair. Pour couronner le tout, même si je venais à en tuer un, elle me dit n'avoir aucune idée de qui serait le premier bénéficiaire des soutiens du défunt. Non pas que ce baron soit particulièrement apprécié, apparemment, mais il est vraisemblablement de ces filous qui ne connaissent la politique que par le chantage, et possède des informations sur beaucoup.
Concernant la fille du Grave, que ce dernier aurait promis à Leodos, il semblerait qu'elle ne soit pas non plus la solution. La Gardienne de Nuit commence par me signifier que ce noble voue une admiration farouche à sa fille... pour conclure qu'il choisirait quand même les besoins du Royaume avant les siens. Le père de l'année, donc. Qui choisirait d'enquêter sur ces rumeurs pour remonter à leur source plutôt que de mettre sa fille hors de danger immédiatement. Je comprends bien l'intelligence de ne pas agir précipitamment, mais lorsque sa propre progéniture est en danger, son instinct paternel ne devrait-il pas penser à elle avant toute chose ? On dirait que sur tous les Mondes existants les humains aient renoncés à leur nature et leur instinct.
Je grimace en arrivant à la conclusion que cette tentative pour trouver une alternative n'a servi qu'à retarder l'échéance de quelques secondes. Visiblement, je ne vais pas y couper.
« Si je comprends bien, la seule manière de nous débarrasser nous-mêmes de ce Baron est de l'assassiner ? Je ne devrais pas être étonnée, ceci dit, je suppose que vous avez déjà pensé aux solutions moins risquées. »
Amaryllis hoche la tête à ces paroles, me donnant raison. J'aurais dû m'en douter, on ne contrôle pas la criminalité d'une cité entière sans avoir une connaissance aiguë de ses adversaires. Et en l'occurrence, tout a déjà dû être étudie pour faire tourner le vent en leur faveur et placer le naïf Camiran sur le trône. Ce qui veut dire que si ce n'est pas déjà le cas, c'est qu'eux mêmes ne parviennent à rien, et ils ont pourtant dû étudier la question un certain moment. Il ne me reste plus qu'à planter une flèche entre les yeux de cet homme.
« Eh bien... » commencé-je. Mais je m'arrête, réfléchissant quelques secondes, peu à l'aise. Quelque chose me dérange toujours. Où ira son âme lorsque j'en aurai terminé avec lui ? Que se passera-t-il ? Disparaîtra-t-il simplement ? J'ai conscience que cette question lui paraîtra étrange, mais il faut que je sache, ou au moins que j'ai une piste, une idée. « Est-ce que... Est-ce que les humains ont des croyance particulière concernant la vie après la mort ? »
Sans surprise, mon interlocutrice hausse un sourcil interrogateur. Elle ne doit pas comprendre où je veux en venir, et je ne peux l'en blâmer. Si je suis réellement avec les élémentaires, pourquoi n'appliquerais-je pas les préceptes et les croyances de ce peuple ? Pourquoi voudrais-je connaître les leurs ? Pendant une seconde, j'ai même peur qu'elle remette en doute mon appartenance à Ilmatar. Après tout, j'ai l'air humain, avec mes cheveux par-dessus mes oreilles en pointe. Mais elle finit par me répondre, et si elle ne me rassure pas totalement, sa réponse a le mérite de laisser de la place à l'imagination. A des « peut-être ». La plupart pensent qu'il n'y a plus rien, mais certains autres sont convaincus que les âmes des défunts rejoignent toujours le royaume du Dieu de la mort. Quelques uns, même, croient qu'il n'est pas réellement mort, et qu'il est toujours là, pour les accueillir. Je hoche la tête, mitigée. Au moins la réponse n'est elle pas catégorique ; un non ferme m'aurait certainement faite douter. Aussi, je finis par accepter ce dans quoi je me suis engagée de mon propre chef.
« J'ai de bonnes raisons de penser être capable de réussir là où vous avez échoués. Je ne peux pas l'affirmer, mais je tenterai de mettre le Baron Leodos hors circuit. Vit-il en ville ou à l'extérieur ? »
Les deux, me répond-elle. Il est apparemment partagé entre une résidence au-dehors et le palais, dans lequel il passerait apparemment le plus clair de son temps depuis un moment. Me voyant finalement accepter, elle ajoute qu'elle connaît quelqu'un capable de m'aider. Je fronce les sourcils à ces paroles.
« Qui pourrait m'aider, ou qui pourrait me surveiller ? » questionné-je, suspicieuse.
Mais elle me rassure, non sans un petit sourire en coin. Il ne me suivra pas, dit-elle, et donc ne pourra pas me surveiller.
« Et en quoi pourrait-il m'aider ? »
Elle me répond qu'il est alchimiste. Je vois où elle veut en venir. Du poison. Je réfléchis quelques instants : une flèche en plein cœur est toute aussi efficace, mais si je loupe une zone vitale, au moins mourra-t-il quand même. Et qui sait si je ne devrais pas changer de plan au dernier moment ?
« Bien, présentez moi donc votre empoisonneur. Mais... Aura-t-il quelque chose pour ma jambe, également ? Parce que dans mon état actuel, je doute de pouvoir me déplacer librement dans un palais hautement sécurisé, » fais-je en désignant mon membre plâtré.
Elle observe l'objet de ma demande d'un œil critique avant de répondre avec son habituel sourire que tout dépendra de son humeur. Je roule des yeux.
« Si c'est votre alchimiste, ne suffit-il pas d'un ordre ? »
Mais elle ne me répond que d'un grand sourire avant de me faire signe de la suivre. Nouveau roulement d'yeux, et je m'exécute.
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