Quand la femme du tenancier eut fini de panser sa plaie, il remis sa chemise, toute percée et poisseuse de sang qu'elle était. Merde, il avait bien fait d'enlever son manteau en s'asseyant, il était tout neuf et lui avait coûté un bras, ça lui aurait fait mal de devoir en racheter un. Pour la chemise, Et bien ! Ce n'était qu'une chemise.
Heureux d'avoir l'occasion de penser à des choses aussi triviales - n'étant plus obnubilé par la douleur et les conséquences que pouvaient avoir sa blessure - Alcofribas remercia d'une franche tape sur l'épaule le guérisseur, et adressa un grand signe de tête à la femme de l'aubergiste.
« - Carmin, donc. Fabuleux don que vous avez, pouvez être fier. Je vous dois quelque chose ? J'ai de quoi pay.. »
La fin de sa phrase fut interrompue par la voix fluette de la gamine qui avait guidé le guérisseur. La petite peste invitait le gentilhomme du doux nom de Gaspard à ne pas se manifester, afin que l'affaire n'évolue pas, et demeure injuste et floue. Elle l'avait aidé en allant chercher Carmin, et avait été une des premières à se soucier de son cas, quoi qu'ai pu dire sa mère. Pour ça, le vieil estropié lui en devait une, d'une certaine manière. Alors il ne dit rien. Mais quand même... Une telle intervention n'allait bénéficier à personne, ni même à la petite, sinon au salaud qui aurait du prendre le coup à la place d'Alcofribas. Alors pourquoi dire ça ? Sa mère lui suggéra d'être raisonnable mais le mal était fait. Grand silence, échanges de regards gênants.
Vérole. On allait jamais en sortir.
Un grand fracas et une volée d'insulte brisèrent le silence. Les deux joueurs de cartes se retrouvèrent par terre. La table et tout ce qu'il y avait dessus suivirent. Au début, le rôdeur avait pensé qu'ils s'accusaient mutuellement d'être « Gaspard » mais il n'en était rien. En fait, il n'avaient pas l'air de faire grand cas de ce qui s'était passé : seul l'argent que l'un d'eux avait perdu semblait leur importer. Le troisième joueur de carte s'était tranquillement déplacé et ne participait ni physiquement ni verbalement au règlement de compte. Louche.
Alcofribas en avait assez d'être passif dans cette histoire. La bonne femme avait fait plus pour trouver son agresseur que lui, jusqu'ici. Et maintenant, elle s'était rassise en manifestant clairement qu'elle ne se préoccupait plus de cette histoire... Enfin, on ne refait pas le monde en étant troué comme une passoire. Mais maintenant que sa blessure était refermée, et que la douleur était soutenable, il n'y avait plus guère de raison de s'écraser.
Réfléchis, vieille carcasse. Observe et réfléchis.
Le Liykor était hors de cause : aussi con qu'était son agresseur, il n'avait pas pu confondre un humain avec un canidé noir comme la nuit qui le dépassait d'une tête. L'aubergiste était également à exclure, raisonnablement. Carmin, c'était évident, ainsi que toutes les femmes présentes dans cette pièce. Restait les trois joueurs de carte et le vieil homme.
Les deux types qui se battaient semblaient entièrement consacrés à leur jeu de carte, et Alcofribas avait instinctivement envie de les exclure. Cependant, lancer une bagarre au moment de se dévoiler pouvait être une stratégie pour se mettre hors de cause. C'est précisément au moment où l'on demandait au fameux « Gaspard » de se signaler que ces deux là se sont pris le choux. Cependant, ils ne ressemblaient pas physiquement à Alcofribas, de même que le troisième qui s'était carté de ses deux amis manifestement trop querelleurs pour lui. De plus, ils se connaissaient... Si l'un d'eux s’appelait Gaspard, sans doute les autres étaient au courant, et aurait réagit d'une manière ou d'une autre. Peut-être ne se connaissaient-ils pas tant que ça, et l'hypothèse d'un faux nom n'était pas à exclure, mais il n'y croyait pas trop.
En fait, le suspect parfait était le vieux à la soupe. Il n'avait pipé mot depuis le début, semblait dans sa bulle, totalement désintéressé de la bagarre comme de la tentative d'assassinat, et son âge jouait en sa défaveur. - Merde, Alcofribas ressemblait vraiment à ça, de dos... ?
C'était peut-être précipité, où était-ce simplement un délit de sale gueule dont était coupable de pauvre homme, mais Alcofribas ne pouvait plus supporter de rester assis sur cette chaise où il s'était vu mort quelques instants. Il fallait qu'il agisse.
Il se leva, doucement cette fois-ci, et réprima une grimace. Sa blessure était saine maintenant, mais toujours sensible, surtout quand il bougeait. Il se dirigea lentement vers la table du vieil homme, en prenant soin de passer par celle de la bonne femme. Mal à l'aise, il ne pu que laisser échapper un simple « Merci » accompagné d'un hochement de tête approbateur quand il croisa son regard. Sans s’arrêter, il alla s’asseoir en face de son suspect numéro 1. À peine installé, il prit le godet en terre cuite remplis d'eau qui était posé devant lui et le renversa dans sa soupe.
Il aurait voulu tout faire tomber d'un revers de la main, mais il ne voulait pas abuser de la patience des tenanciers, qui en avaient déjà vu des belles aujourd’hui. Ça ruinait un peu l'effet qu'il voulait donner, mais l'idée était là. Une fois le contenu lentement déversé dans la soupe que le vieil homme semblait tant apprécier, il le laissa tomber dans l'écuelle. Il retira son chapeau, fit mine de l'épousseter et regarda son silencieux compagnon droit dans les yeux, en avançant le visage.
« - Dis voir, mon gars. C'est quoi, ton petit nom ? Par hasard, je te devrais pas un coup de couteau ? »
_________________ Alcrofribas, chasseur de monstres.
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