Après le départ d’Isaac, Esmé s’est à nouveau tournée vers les priorités : manger un repas chaud et consistant, trouver un lieu où dormir et récupérer ses forces. Le lendemain serait un autre jour, et amènerait avec lui son lot d’affaires à traiter, mais ce serait surtout le lendemain. Seulement, elle ne savait rien de Yarthiss : Gringoire devait être son guide, lui apporter ses lumières, régler les problèmes matériels tel que le manger et le coucher. Mais voilà, le libre entrepreneur s’en était allé chez un guérisseur, fardeau inconscient sur une mule guidée par un étrange mage. Au grand déplaisir de sa compagne de cellule, il avait manqué à sa parole. Heureusement pour lui, il disposait de circonstances atténuantes ! Sans quoi la sorcière aurait également fomenté à son égard une vengeance redoutable : pas par méchanceté, ou goût de nuire, simplement parce qu’elle ne pouvait laisser penser à personne qu’on pouvait la berner si facilement.
Privée de guide, Esmé prit donc la seule décision qui s’imposait : aller de l’avant. Ainsi s’engagea-t-elle dans la rue qui s’ouvrait sur la ville dont l’activité s’éteignait peu à peu, tandis qu’aux fenêtres commençaient à briller lampes et chandelles. Le dessein de la sorcière était d’alpaguer un passant qui se montrerait assez aimable pour la renseigner – ou qu’elle convaincrait de se montrer assez aimable. Et au bout de quelques pas, elle trouva la proie idéale.
Tel un serpent affamé, son bras se détendit pour attraper au col un garçon qui devait avoir dans la quinzaine, à peine plus grand qu’elle, plus grand mais trop mince. La poigne d’acier de la sorcière manqua de l’étouffer quand il fut stoppé dans son élan.
« Bonsoir jeune homme. »
« Mais ça… »
« Les dieux te bénissent. » le coupa-t-elle brusquement, sans lâcher pour autant le col de sa tunique. « Sais-tu où je peux trouver une auberge bien tenue, où je peux manger et dormir dans un lit propre. »
« Mais va t’faire… » commença le garçon, avant de saisir au vol le regard de la sorcière. Dans ces yeux, il lut la menace de la torgnole de sa vie ; pire encore, dans ces yeux que la colère commençait à écarquiller, il reconnut le regard que lui lançait sa grand-mère lorsqu’il avait eu le malheur de lui faire honte, le regard qui précédait les coups de canne. Sentant qu’il valait mieux interrompre sa phrase avant de prononcer un mot malheureux, il avala sa salive avant de répondre. « Ben… Y’a l’auberge de l’Au-delà… Une auberge pour les voyageurs. » Certes, il répondit, mais il s’efforça de le faire en mettant dans son ton tout ce qu’il croyait être la plus mauvaise volonté du monde. En vérité, sa voix en pleine mue le rendit plutôt ridicule.
« De l’Au-delà ? Tu te fiches de moi ? » gronda la sorcière ?
« Non non, l’coin est réglo. Propre. » se justifia le jeune homme, dont la voix faisait, à son plus grand déplaisir, du yoyo dans les tons.
« Que le maulubec te trousque si tu me racontes des salades ! » menaça tout de même Esmé, pour imprimer dans l’esprit du gamin un peu de crainte des femmes de son acabit. « Maintenant, explique-moi où c’est. »
Et lorsque ce fut fait, la poigne de la sorcière se relâcha, et le yarthissois prit les jambes à son cou ; il ne manquerait plus qu’il reçoive une rouste pour être arrivé en retard, après cette rencontre incongrue.
C’est sur ces entrefaites qu’arrive Esmé à la taverne de l’Au-delà. L’établissement lui fait bonne impression avant même qu’elle n’y mette les bottines : la façade est propre, le caniveau le bordant n’est pas rempli d’ordre ni d’excréments, et il n’émane pas de l’endroit les sonorités annonçant la présence massive d’ivrognes lubriques et ripailleurs. Pour la sorcière, c’est déjà là un signe encouragent, aussi se décide-t-elle à pousser la porte de la taverne.
Encore une fois, ce qu’elle découvre lui convient : les clients sont installés autour des tables, et ne dansent pas dessus, ils boivent plutôt que de lamper, le sol est propre et les tables paraissent être briquées régulièrement ; de plus, les lampes à huile disposées dans la pièce dispensent une lumière qui n’est pas douteuse. L’assentiment d’Esmé se porte également sur la femme dans la force de l’âge qui évolue entre les tables, servant chopes et bolées, débarrassant les récipients vides à mesure. Remarquant l’entrée de la nouvelle cliente, elle inclut dans son ballet un détour, afin de s’enquérir de ses besoins.
« M’dame, vous désirez ? »
« Un repas chaud, et un lit pour la nuit, ce serait possible, s’il vous plait ? »
« Ah si vous voulez un lit, j’vous laisse voir avec mon mari. Les r’pas sont compris dans l’tarif si vous voulez, y vous espliquera. C’est lui, là, au fond, derrière l’bar. »
Et comme si jamais elle ne s’était arrêtée, la voilà qui repart, ses sabots bourrés de paille frappant contre la terre battue. A la perspective de pouvoir se poser enfin, et d’en finir avec toutes ces « aventures » peu convenables pour une sorcière digne de ce nom, Esmé affiche un sourire satisfait tout en se dirigeant vers le comptoir, derrière lequel s’affaire le mari. Du même âge que sa femme, il plonge dans un baquet d’eau chaude les écuelles ramenées par celle-ci, quand il ne tire pas des tonneaux alignés derrière lui la bière dont s’abreuvent la plupart de ses clients ; voyant arriver la sorcière, il tire ses mains de l’eau de vaisselle, et les essuie rapidement sur son tablier, avant d’engager la conversation.
« Qu’est-c’que j’peux faire pour vous ma p’tite dame ? »
(Ils manquent sérieusement de déférence ici… Ma p’tite dame ! Et pour qui il me prend ? La poissonnière du marché ? La matrone venue acheter ses bottes de carottes, ses trois choux et quatre poireaux ? J’ai le chapeau, j’ai la robe, il leur faut quoi ? Bah… Ils ne doivent pas avoir de sorcière digne de ce nom dans cette ville… Les villes, c’est plus un truc de mage…) Malgré un début d’indignation qui bouillonne, c’est d’une voix qui se veut amicale – sans totalement y parvenir – qu’Esmé répond au tenancier. « Je viens d’arriver en ville. Je souhaiterais prendre mon repas ici, et vous louer une chambre. Une chambre individuelle. Avec un lit propre. »
« Ben… Les chambres individuelles, y’en a pas tant… Les gens, y viennent en couple, ou y partagent… Voyez, c’est plus cher… »
Comprenant soudain le souci, la sorcière, d’un geste calculé, assez lent pour être suivi, assez rapide pour piquer la curiosité du patron, tire d’une de ses poches une pièce d’argent, qu’elle élève à hauteur du nez du marchand, tenue entre deux doigts. « Vous pensez que ça ira ? »
« Un nuit et un repas ? C’est trop m’dame, on d’mande pas tant. Assoyez-vous, ma femme vous apport’ra la monnaie avec le r’pas. »
« Gardez le tout. Une chambre individuelle, avec un lit sans vermine, et des draps propres, ce sera très bien. Et avec ce que vous servez, je boirai simplement de l’eau. »
« Bien entendu. Installez-vous, m’dame, installez vous, on va vous servir. »
Avisant une table, la sorcière y prend place, balayant la salle du regard. Il y a là des marchands, des parents, des errants, des gens qui vont sur les routes pour diverses raisons – peut-être même des fuyards, comme elle. A l’état de leur manteau et de leurs bottes, elle essaie de deviner les arrivées récentes, les clients plus anciens déjà ; puis elle se pose la question de la fortune, même s’il apparaît bien vite que l’ensemble se range dans une fourchette assez mince allant du bateleur assez doué pour amasser un joli pécule au marchand désireux d’acensions sociale, en passant par le barde et le compagnon, ne vivant que de leurs talents. Puis un bol rempli d’une purée de pois cassés au lard vient rompre cette observation de ses contemporains, accompagnée d’une chope d’eau claire. S’emparant de la cuillère en bois qu’on a également déposé sur la table, Esmé entreprend de se remplir l’estomac avec un vrai repas, laissant couler dans son gosier une eau sans goût de terre ou de sable.
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
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