|
Une destinée qui conduit un Sinari du comté de Shory chez ceux de Dehant est assez insolite ; mais celle qui le fait franchir clandestinement les portes de Yarthiss, par-delà le monde allochtone des insectes sylvestres et le fier appel corallin du coq matinal, porte la marque de cet obscur miracle du hasard qui jette un charme neuf sur un monde poussiéreux. Si nos vies ont souvent l’air d’être la somme de tout ce qui n’a pu être prévu, il suffira de nous rendre à l’innocence et à la nuit pour que naisse, à quelques dizaines de milles de là, le burlesque d’une situation qu’on a vu ailleurs basculer dans le sérieux et l’indifférence du jour. L’étrange voyage d’un jeune Sinari dans une barrique de vin se produit ainsi naturellement parce qu’un homme se rappelle s’être couché, il y a une semaine de cela, avec dans la bouche la saveur fruitée d’un vin cultivé de l’autre côté de l’océan. Mais le jour comme la nuit retournent vers la mort comme les abeilles à leur ruche, et chaque moment est une fenêtre ouverte sur l’éternité. Voici l’un de ces moments.
Cela faisait maintenant deux heures que Pimpernel n’entendait plus, du monde, qu’une rumeur lointaine et incertaine. C’avait d’abord été le roulis des tonneaux ; puis une brève discussion autour du poids anormal de l’une d’entre elles, à laquelle succéda un déchaînement de vie tel qu’on ne peut en trouver que dans les auberges ; enfin, l’éternelle complainte des douleurs lombaires, auquel on ne pouvait jamais remédier. Il n’y avait plus rien que l’obscurité, l’odeur forte de l’urine, de la sueur et du vin, et ce demi-silence où s’agitait les idées clignotantes de l’adolescent. Étant donné les circonstances présentes, l’étroitesse du tonneau, la faim dévorante, la curiosité titillée à l’extrême, l’absence qui régnait dans ce lieu quel qu’il soit, il y avait toutes les raisons de sortir de cet étrange habitacle dans lequel il s’était trouvé ballotté par les circonstances. Toutefois, le cœur lui manquait d’affronter une réalité à laquelle il ne s’était pas préparé - à laquelle il ne pouvait s’y préparer. Ses pensées revenaient – trop tard ! – vers la patrie qu’il avait quittée volontairement, là-bas, bien au-delà de cette étendue fantastique d’eau que l’on nomme Océan. Existait-elle seulement encore ? Aussi absurde que cela puisse paraître, il sentait confusément qu’en sortant de ce tonneau, rien ne serait jamais plus qu’avant ; mais d’autre part gisait un solide fond d’espoir, le souhait que son voyage fut un aller et un retour, et qu’il ne s’agissait là que d’un mauvais moment à passer...
La barrique fut soudainement agitée d’un mouvement de balancier. Le va et vient de la créature qui se trouvait à l’intérieur peinait à vaincre son poids. L’équilibre précaire de l’obscurité et du silence fut finalement rompu, et Pimpernel surgit des restes de son logis de fortune, tout gluant de vin et le coccyx endolori...
« Sabre de bois ! jura-t-il à haute voix en se frottant le bas du dos. Pimpel, tu n’es vraiment qu’un pauvre idiot... »
Il tenta de se relever d’une chute qu’il estima être de trois mètres, mais ses muscles ankylosés ne lui répondirent pas immédiatement. De l’obscurité, il était passé à une obscurité moins touffue, et la vague odeur de moisi de la cave demeurait supportable comparée à celle qui avait saturé ses narines jusqu’alors. Il roula sur son dos et se mit à palper frénétiquement sa modeste personne : il n’avait rien de cassé. Dans la poche droite de sa redingote, il sentit au passage le contact réconfortant de sa blague de cuir d’où dépassait le tuyau d’une longue pipe en ivoire, cadeau d’un proche ; la toupie de bois qui lestait sa poche gauche en était sorti indemne. Toute vérification faite, il se mit sur ses pieds, pour constater avec déplaisir que ses pieds collaient au sol. Par ailleurs, il était tout morveux, pisseux et merdeux, et il sentait maintenant avec gêne combien il risquerait d’embarrasser les Grandes Gens, s’il ne les effrayait peut-être pas déjà. Pour un peu, on pourrait le prendre pour un de ces gobelins dont...
« Qu’est-ce que ceci ? De... De la boustifaille ?! »
Il était presque sûr de l’avoir senti, ce doux fumet d’une viande imbibée d’ale que l’on rôtissait à la broche. Mais ce n’était là qu’un prélude au déferlement de fragrances qui s’ensuivit, et qui fit grogner ses entrailles d’une faim pantagruélique. Son imagination excitée se figurait des amuse-bouche tels que des poulets aux trois épices, des pâtés au confit de canard et aux champignons ou des fèves accompagnées de saucisses grillées, et – miracle typiquement Sinari – cela avait eu le don de faire venir l’eau à sa bouche desséchée. Nonobstant toutes les précautions qui étaient de mise en pareilles occasions, il se précipita vers ce qui lui parut être l’escalier, et qui s’avérait n’être qu’un escabeau. Il fit plusieurs tours sur lui-même, tenta de se diriger en longeant les côtés de la pièce, tandis que le bruit de ses pas qui se décollaient du sol résonnait. Plusieurs tours furent sûrement effectués, mais cela ne lui avait pas suffi à dresser la topologie des lieux ; il était bien trop affamé pour y penser !
Mais ce qui devait arriver dans de tels moments d’insouciance fini par arriver, surtout lorsqu’on se dirige à l’aveugle dans une cave à vin. Lorsque les bouteilles qui se trouvaient sur la commode se brisèrent par terre, Pimpernel entendit couiner des souris, puis plus rien. Un silence pesant était tombé dans la cave, et il n’osait plus bouger un cil à la suite de sa maladresse. Mais bientôt, des bruits de pas, au-devant desquels progressait la faible lueur d’une bougie.
« Encore ces foutus rats... grommelait une voix bourrue. Je savais que j’aurais dû trouver un meilleur endroit... »
Vite, une cachette ! Dans la précipitation, son épaule heurta une étagère, son petit orteil le coin de la commode, son esprit l’idée qu’il ne pouvait se cacher puisqu’il ne savait pas où il se trouvait exactement. Il se mit alors à reculer par rapport à la lumière, dans l’ombre où il pouvait demeurer inaperçu. Il vit alors un visage qui lui parut monstrueux, déformé qu’il était par les ombres qui grossissaient ses traits et par la peur qu’il ressentait. Mais il vit aussi un visage humain, et c’est un grand rayonnement qu’il accueillit dans un coin de son esprit, comme un naufragé mourant de soif accueille la pluie.
« C’est quoi cette odeur... fit ce visage en reniflant, avant que son visage ne s’éclairât d’une vague inquiétude. Q-qui va là ?! »
Étrange situation que celle où la peur se met à dialoguer avec elle-même, avec son cortège de gestes futiles et de paroles absurdes...
« Je vous préviens que j’ai une arme ! Et je n’hésiterai pas à m’en servir ! »
La seule chose que Pimpernel voyait rougeoyer à la lumière de la chandelle, c’était un couteau à beurre. Apparemment, le fracas du verre avait interrompu son encas. Ce qu’il voyait quant à lui, du moins pour un moment, c’était la modeste perspective d’une tartine de rillettes de truie fumée. L’heure n’était cependant pas celle des fantasmes, mais celle de la décision, car bientôt le gaillard finira par le découvrir. Que devait-il faire ? Qu’allait-il se passer si on allait le découvrir ? Savait-on du moins ce que c’était qu’un Sinari ? Ne risquait-on pas de le prendre pour une créature comestible ? Allait-il finir en rillettes, pour agrémenter le repas de quelqu’un de ces Grandes Gens ? Cette éventualité lui causa un accès de sudation.
« Allons ! Montrez-vous ! »
L’impulsion le fit partir comme une flèche vers la lumière : flac, flac, flac... Forme fugitive, mais forme maladroite, car sa course se finit dans la jambe droite de l’homme, contre laquelle se heurta son corps. Un premier hoquet de frayeur s’ensuivit puis, la peur se trouvant elle-même, elle poussa un long cri où s'entremêlait la voix aiguë du garçon et celle, grave et rocailleuse, de l’aubergiste.
_________________
|