Le siffletEsmé se contente de sourire à l’évocation de l’opposition qui n’a peut-être pas lieu d’être entre l’usage des fluides et le talent de l’artisan, et répond d’un
« Peut-être » à Ellébore ; même si elle est consciente que bien des mages passent des années à maîtriser les sorts, et qu’il leur faut absorber des fluides pour augmenter leur pouvoir, comme l’ont fait bien des membres de sa famille, elle a trop côtoyé ces thaumaturges pour ne pas voir en eux l’équivalent de celui qui soigne de ses seules mains, de celui qui fait pousser le blé dans ses champs, de celui qui forge, de celui qui sculpte, de celui qui moule, de celui qui façonne. Pour elle, le mage est plus artiste qu’artisan, et elle n’aime guère les artistes.
C’est sans remarque aucune qu’elle reçoit les paroles de l’aldryde concernant les dieux, la bénédiction de Rana, l’inspiration de Zewen sur ses pas à venir : elle-même invoque de telles faveurs, car les gens croient aux dieux, et qu’il est parfois meilleur d’en appeler à eux plutôt qu’à l’âme purement terrestre et mortelle de ses interlocuteurs, les dieux n’étant souvent aux yeux des gens que ce qu’ils daignent bien déverser dans leur image. La sorcière aimerait bien en croiser un, un jour, Rana si le choix lui est donné, ne serait-ce que pour voir si son esprit est commensurable avec celui d’une divinité, au point qu’elle puisse tenir avec elle une conversation. Simple curiosité professionnelle, des dieux, elle n’attend rien : aide-toi et les dieux t’aideront, disait ‘Man Grenotte. Elles sont loin les heures de dévotion imposées par son père et sa mère, et encore plus loin ces discours plein de haine et de mépris. Plus jamais, elle l’espère, elle n’aura à les subir.
« Les dieux soient également avec vous Ellébore. » Pour une fois, elle pense un peu plus la formule que dans son usage machinal.
Et la petite créature humanoïde ailée répond à cette bénédiction d’un signe de tête, puis ramasse ses affaires. Avec une certaine grâce, sans être gênée d’aucune manière par son nouvel équipement, la voilà qui prend son envol, et lance à Esmé un dernier regard. La kendrane croit y lire quelque chose comme de la tendresse, une douceur certaine. Peut-être est-ce à cause de la nuit, se dit-elle.
(Pas le temps pour la sensiblerie !) Car le principal atout de la sorcière, c’est l’aplomb, la contenance, et la capacité à faire comprendre à tous ses contemporains qu’à côté de sa volonté, le roc, c’est de l’argile, et les glaces de Nosvéria une brise d’été. Il est temps pour elle de reprendre autant que faire se peut le contrôle de la situation, et de tirer au clair cette affaire de meurtre, ou tout du moins d’en donner l’impression. Un cliquetis de verre dans son sac alors qu’elle bouge lui rappelle ses achats, et le moment est venu, avant de rentrer, tandis que tous sont encore là, de dissiper quelques doutes sur ses pouvoirs. Pas besoin de se servir de la magie, ça non, au contraire, moins elle s’en sert, mieux elle se porte – même si quelques malotrus, parfois, méritent qu’on leur apprenne le respect, comme le gros notable rougeaud. Descendant le sac de son épaule, elle y cherche deux fioles de fluides d’ombre.
Le liquide est là, plus sombre que la nuit qui les environne, et pourtant distinct, agité de volutes, de reflets inversés, comme des tâches d’anti-lumière. Sur la nature des fluides, Esmé ne compte pas spéculer. Elle a déjà fait l’expérience de ceux de terre, et en garde un souvenir ému – ce qu’elle n’admettra sans doute jamais. Cependant, concernant cette variété spécifique, tant en accord avec ceux dont la naissance l’a dotée, elle ne sait rien. Ce sera ce soir une tentative nouvelle, dont elle compte jouer, et ne pas perdre la maîtrise.
Le premier bouchon saute, et le liquide est bu d’un trait ; pas le temps de se concentrer sur les sensations que cela lui procure, aussitôt elle ouvre et ingurgite le contenu d’une deuxième fiole. Il lui semble perdre la vue soudainement, comme environnée de ténèbres que rien ne pourrait dissiper. Un instant seulement, et ce sens lui revient. Mais un froid intense, incomparable avec ce qu’elle a jusque là pu éprouver au cœur des hivers les plus rudes des montagnes de Nirtim l’envahit. Au fond d’elle, au sens propre comme au sens figuré, il lui semble expérimenter la mort et la souffrance. Les mots lui manqueraient pour décrire exactement la sensation, cela ne ressemble à rien de connu ; l’idée la plus proche qu’elle s’en fait serait d’une lame qui lui déchirerait les entrailles de sa matrice morte jusqu’à la gorge, vidant de leur air ses poumons, Elle étouffe, elle succombe, elle souffre, elle meure. Voilà la finalité de sa magie, voilà la force qu’elle a fait entrer en elle. Puis, aussi soudainement, tout s’estompe avant même qu’elle ait pu manifester un signe de faiblesse, s’effondrer, défaillir, suffoquer. Seul son cœur bat plus fort, et son souffle est un peu plus court. En revanche, elle perçoit clairement dans son corps ce surplus de puissance, et une soudaine envie de la déchaîner monte en elle.
Déjà, elle sait qu’elle pourrait extorquer des aveux de cette fine équipe dont elle ne sait rien, mais soupçonne qu’elle lui cache quelque chose. Comme réagirait ce liykor, une main d’ombre serrée autour de son cou, lorsque la vie s’échapperait. Et la femme, quelle serait son attitude tandis que la vie quitterait peu à peu sa carcasse, et que se creuseraient les rides sur sa peau, se flétrirait son teint, se racorniraient ses lèvres sur des dents déchaussés.
(ASSEZ !) L’exigence envers les autres, la poigne dont elle fait preuve à leur égard, tout cela elle doit d’abord se l’appliquer à elle-même. Car, s’il y a bien une chose dont Esmé à horreur, c’est de perdre son propre contrôle. La force l’habitude l’aide à retrouver contenance, et elle replace les fioles vides dans son sac, puis s’en va vers la porte de la taverne en lâchant un simple :
« Rentrons » qui ne laisse aucune équivoque quant à sa valeur d’ordre.
Retour au calme