Après ce début de journée pour le moins mouvementé, Ellébore se fit plus discrète. Sur le chapeau d'une cheminée, elle se posa, espérant y trouver un peu de répit. Cela ne faisait pas cinq minutes qu'elle s'y était installée qu'un pigeon vindicatif vint lui en contester la jouissance.
Les ailes ouvertes et tirées vers l'arrière, le poitrail gonflé, la tête enfoncée dans son cou et prête à jaillir comme un ressort, l'animal toutes griffes dehors s’apprêtait à lui donner quelques bons coups de bec. Bien mal lui en prit.
Avec ses trente centimètres de haut et sa fine silhouette, l'Aldryde n'en était pas moins l'une des plus grandes représentantes de sa race et cela n'était rien comparé à la puissance de son plumage qui, une fois épanoui, atteignait une envergure impressionnante.
Loin d'être dans ses meilleures dispositions et profitant du rapport de force qui était en sa faveur pour la première fois de la journée, elle ne se priva pas de lui en faire une petite démonstration. Ignorant la parade d'intimidation du volatile, ses caracoulements et le froufrou bruyant de ses ailes, Ellébore, le regard plus sombre que jamais, se contenta de déployer ses arguments.
L'oiseau laissa échapper un misérable jabotement de dépit, avant de reculer et de se dégonfler littéralement. Désormais à bonne distance d'Ellébore, il semblait néanmoins hésiter, la jaugeant et estimant ses chances. N'en n'ayant visiblement pas fini et prêt à en découdre, il reprit sa posture d'attaque et se rapprocha de nouveau.
Si la jeune femme préférait manier la sarbacane et les escarmouches à distance, elle n'en demeurait pas moins une combattante dont il fallait se méfier. Vive, la jeune femme ne sous-estimait jamais un adversaire quel qu’il soit.
Le regard rivé sur celui-ci, Ellébore donna deux impulsions lentes à ses ailes et, déplaçant lourdement l'air dans un bruit sourd, s'éleva tandis que sa main, glissant dans sa besace, se saisissait d'un aiguillon d'ajonc.
(Viens…)La petite Ellébore hésitante et désemparée s'était volatilisée. Son visage n'exprimait plus que détermination. Les traits tendus par la concentration, une jambe repliée, le pic en main, elle était non seulement prête à l'affrontement mais s'en réjouissait.
(Approche c'est ça…)A mesure que le pigeon avançait vers elle, l'Aldryde donnait encore un peu des ailes, s'élevant à chaque fois un peu plus, en l'entraînant dans sa suite. L'animal, qui prenait visiblement de l'assurance, face à ce qui pouvait ressembler à de l'évitement et à de la soumission, s'approchait dangereusement du point de rupture.
Ce fut enfin chose faite. Loin des toits, estimant qu'elle avait désormais assez d'amplitude pour manœuvrer, Ellébore donna le coup d'envoi des festivités.
- Ah nous deux, mon beau !L'exclamation jaillit au moment où, donnant toute l'impulsion nécessaire, elle fusa dans les airs. Le volatile resta là, cloué sur place, tandis que l'Aldryde amorçait déjà la courbe préparatoire à son looping. Les ailes affolées, le pauvre malheureux eut à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait que la jeune femme redescendait déjà en piqué… droit sur lui. Déviant très légèrement sa trajectoire à la dernière seconde en évitant l'impact, Ellébore ouvrit grand les pavillons afin de parer la chute, puis vint, lentement, tournoyer autour de son querelleur. Tel un chat jouant avec une souris, l'Aldryde observait sa proie qui se remettait à peine du souffle qui l'avait envoyée promener.
Poursuivant son manège sadique, la jeune femme décrivit dans le ciel un cercle enfermant la piteuse créature qui, désormais en proie à la panique, moulinait dans tous les sens pour trouver une issue. Chaque fois qu'il tentait une percée, Ellébore se retrouvait face à lui. Commençant à s'épuiser face à la force tranquille de sa belle tortionnaire, le pigeon n'offrait pas la résistance qu'elle avait espérée, aussi rangea-t-elle son épée de fortune, qui ne lui était d'aucune utilité, et le laissa-t-elle s'échapper… sur quelques mètres, avant de le rejoindre à nouveau pour une dernière petite danse.
Lassée de la faible performance de ce volatile urbain et estimant la leçon bien suffisante, Ellébore finit par le planter là. Sans plus se soucier de lui, elle se mit à la recherche d'un point d'eau. Avec cette chaleur, un petit bain dans une fontaine aurait été des plus salvateurs mais le souvenir de sa cuisante expérience sur la place l'en dissuada. Il fallait qu'elle trouve une autre source où se rafraîchir.
Quittant les hauteurs de la ville pour se protéger du soleil, elle évolua silencieusement dans les rues que l'ombre gagnait peu à peu et, surplombant les passants, évita de se faire remarquer. Ce fut peine perdue. L'ombre qu'elle dessinait ça et là faisait se lever les têtes sur son passage. Décidant finalement qu'elle n'en avait cure et qu'ils finiraient bien pas se faire à sa présence comme elle se faisait à la leur, elle poursuivit, goûtant avec quiétude les joies de sa promenade.
Découvrant l'architecture de la cité, elle contempla les colombages et les lignes que traçaient les poutres au milieu du torchis, les contrastes qu'ils créaient dans les teintes, les effets de matières… Tout était nouveau pour elle et tout la captiva. Les fenêtres retinrent particulièrement son attention. Il était fascinant pour l'Aldryde d'y voir son reflet et plus d'une fois elle s'arrêta pour s'y mirer. Se faisant, elle jetait un œil rapide à l'intérieur et une idée ne tarda pas à germer dans son esprit de petite curieuse.
La flânerie se transforma en quête et elle finit bientôt par trouver ce qu'elle cherchait : une fenêtre ouverte dans une ruelle déserte. Débout sur le rebord, elle passa la tête furtivement au travers du cadre et, constatant la vacuité de la pièce, entra.
Un lit immense l'accueillit. Si l'Aldryde déplora la rugosité du textile qui le recouvrait, elle en explora les multiples effets de rebonds avec une joie non feinte. L'amusement terminé, la petite bonne-femme contempla le mobilier qui garnissait la chambre et dut constater avec amertume une évidence : tout était démesuré pour elle. Ainsi, même les gestes les plus simples, comme ouvrir un simple tiroir, s'avérèrent être une véritable gageur.
Renonçant à être trop intrusive dans l'intimité de ses hôtes qui ne l'avaient pas conviée, Ellébore s'accorda un peu de repos sur ce lit de géants avant de s'envoler vers d'autres terres à explorer.
L'étape suivante fut une cuisine. La première chose qu'elle y vit fut une gigantesque coupe de fruits.
(Merci!)Elle avait faim, elle avait soif, et un jardin luxuriant prêt à consommer s'offrait à elle sur cette table. La plupart des fruits lui étaient inconnus et, à leur taille, l'Aldryde se dit qu'un seul d'entre eux aurait pu nourrir toute sa fratrie. Son attention et sa gourmandise se portèrent enfin sur un des plus petits.
Rond, écarlate, brillant et de la taille d'une très grosse baie, il ne semblait attendre qu'elle. Tenant le fruit à deux mains, elle planta ses dents dans la chair ferme et juteuse, aspira le jus, aussi rouge que du sang qui en jaillit, et découvrit avec délice une saveur sucrée et parfumée qui enchanta ses papilles. Se rassasiant et se désaltérant par la même occasion, ce fut avec une infinie délicatesse qu'elle dégusta ce bienfait des dieux.
Pleine d'énergie à présent, seule sa curiosité ne semblait être repue. L'Aldryde déposa l'énorme noyau sur la table, puis regardant ses mains maculées du divin suc alla les essuyer sur un torchon qui traînait par là. Les empruntes de ses petits doigts sur le blanc du linge la laissèrent perplexe…
La jeune femme dissimula les traces de son petit forfait sous un vaisselier et n'oublia pas d'y joindre le noyau.
- Voilà !, se félicita-t-elle avant de s'envoler plus loin.
Sa dernière incursion fut des plus courtes. A peine entrée dans la pièce surchargée de bibelots en tous genres que l'une de ses ailes heurta un bougeoir en cristal qui vint se fracasser bruyamment sur le sol. Des bruits de pas dans l'escalier s'en suivirent. Ellébore se carapata. Lorsque la tête intriguée de la maîtresse de maison se montra à la fenêtre, la jeune femme avait déjà trouvé refuge sur le toit.
Quitte pour une bonne frayeur qui, fallait-il l'espérer, lui servirait de leçon, Ellébore estima qu'elle en avait assez fait. Il était temps de rentrer, une longue journée l'attendait le lendemain !
***
Depuis son départ du matin, où elle avait fait ses adieux à Lyena, les événements s'étaient enchaînés sans discontinuer. Certains s'étaient imposés à elle, d'autres étaient de son fait, mais tous avaient un point en commun : ils la conduisaient inexorablement vers une prise de conscience. Même les plus anodins en apparence finiraient, dans les jours ou les semaines à venir, par prendre sens pour l'Aldryde à la manière des pièces d'un puzzle.
Le fleuve avait emporté avec lui une partie de son passé, la cité avait englouti une part de ses illusions, le renoncement annoncé par Anraël était à l’œuvre et tel un papillon abandonnant sa chrysalide, le jour de l’essor était proche.
Zewen était-il derrière tout cela, comme était encline à le croire Ellébore? Était-ce le fruit d'un pur hasard ou une série d'actes manqués? Cela n'avait que peu d'importance. Le mouvement était initié, son destin était en marche et tel un cours d'eau coulant de sa source jusqu'à une plus vaste étendue, tel le courant contre lequel il était illusoire de se battre sans y laisser des forces, la jeune femme avançait à chaque battement d'ailes, à chaque rencontre et à chaque petite déconvenue vers quelque chose dont elle avait toujours rêvé sans jamais parvenir à le formuler...