I
Oaxaca.
La demi-déesse du chaos, des ravages et des conquêtes s'était à nouveau réveillée, bouleversant une fois encore l'équilibre du monde de Yuimen. Son retour provoqua la remontée des fanatismes religieux, et de nouveaux conflits éclorent. La prise de la cité de Pohélis fut sa plus grande victoire. Depuis, nul ne pouvait rester indifférent à l'insurrection de la divinité à la rancœur millénaire.
Fanatisme et idéalisme.
Foi et illusions.
Destin et ambitions.
Yuimen était entré depuis sept ans dans l'ère du doute.
Les vœux formulés par les rêveurs de cette époque semblaient condamnés à être aspirés dans cette nouvelle tornade.
C'est alors qu'un étrange météore traversa le ciel...______________________________________________________________________________
Tout commença par la perte d'un souvenir.
Les larmes d'Alvin se mirent à couler lorsqu'il regarda son pendentif, le memento de sa mère, se faire emporter par le courant de la rivière. Les petites brutes autour de lui se mirent à ricaner cruellement. L'un des enfants ajouta l'empreinte de sa semelle à la fresque qui s'était déjà dessinée sur le thorax du persécuté, lui arrachant un cri de douleur.
- Va dire à ta maîtresse Oaxaca qu'c'est comme ça qu'on r'çoit les monstres dans ton genre par chez nous !Une dernière moquerie et le groupe s'en alla, laissant derrière lui le bambin recroquevillé sur l'herbe. Après quelques gémissements, Alvin se mit sur ses genoux et mira tristement la rivière tranquille qui bordait son village. Le soleil éclaira son visage blessé et mouillé de semi-orque. Ce genre de choses arrivait à Alvin depuis sa naissance, et jamais il ne s'était montré capable de se défendre, même du haut de ses douze ans. Il était apparu neuf mois après le viol d'une paysanne lors d'un raid de Khonfas. Parmi les troupes Shaakts, il y avait parfois des mercenaires Garzoks, bien moins disciplinés que les elfes noirs. Ceux-là n'hésitaient pas à se livrer aux pires bassesses lors des batailles. La mère d'Alvin avait assumé son fardeau alors que le père était déjà loin, en train de s'adonner à d'autres meurtres gratuits. En Alvin étaient mélangés le sang des oppresseurs et celui des opprimés. Dans ce petit village, à la frontière entre Eniod et Khonfas, deux cités rivales engagées dans un conflit sans merci, il n'était pas surprenant que cet enfant reçoive un tel traitement de la part de ses camarades.
Lorsque ce genre de choses arrivait, il allait dans la hutte de la vieille Enma, une femme lunatique dont on disait qu'elle était capable de voyance. Il y accomplissait les tâches ménagères et y faisait la cuisine en échange de son hospitalité. La divinatrice le connaissait depuis l'enfance et ne lui infligeant guère de peine, sa demeure était le seul endroit où Alvin se sentait libre d'ôter son capuchon. Elle était la seule à ne montrer ni haine ni dégoût en voyant le teint glauque de sa peau, ses oreilles pointues, son nez remonté et les petits crocs qui dépassaient de sa lèvre inférieure. Ses traits n'étaient cependant pas aussi patibulaires que ceux d'un orque pur-sang, et derrière ses yeux vert-feuille se cachait une jeune âme innocente et malmenée. En un mot comme en cent, cette vieille sorcière solitaire était sa seule famille. Ce jour-là, Alvin et Enma étaient assis autour d'un thé à la menthe que le garçon avait préparé.
- Edward et les autres t'ont encore battu aujourd'hui ?Lui demanda-t-elle avec son calme imperturbable. Le silence du semi-orque et les quelques bleus sur ses mains et son visage résonnaient comme un "Oui".
- Ces gamins s'inventent une guerre, comme si il n'y en avait pas assez de nos jours, et surtout par ici. Quand vas-tu te décider à répondre à leurs insultes ?
- ...
- Un jour, il faudra bien que tu le fasses.
- Tu l'as lu dans mon avenir ?
- Non, ça fait bien longtemps que j'ai cessé de lire dans le tien.
- Pourquoi ?
- ... Ha, j'allais oublier !Enma eut un sursaut et sortit une lettre chiffonnée de ses vêtements.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Une lettre de Knud, une de mes connaissances. Je lui ai demandé si il voulait bien que tu partes vivre avec lui à Kendrâ Kâr.
- C'est vrai ?!Alvin s'était levé.
- C'est vrai, mon enfant. Kendrâ Kâr est une grande capitale, bien plus paisible que ce village forestier. Je suis sûre que tu y seras accepté. Knud est d'ailleurs lui-même un orque, et il a accepté de t'adopter.C'était la première fois que l'enfant arborait un si grand sourire, mais il fut dissipé par une inquiétude soudaine.
- Mais... et vous ?
- Ne t'inquiète pas, ma vie est derrière moi. Et puis, je sais très bien me débrouiller seule.Les bras du garçon entourèrent les épaules de l'ancienne, qui sentait la chaleur des larmes contre sa poitrine.
- Mamie Enma !
- Allez, allez.......
Cependant, ce n'est pas à ce moment là que la vie de l'enfant changea.
....
Alvin était encore trop jeune pour partir du village, et il devait encore grandir un peu avant d'oser le voyage. Aussi, apprendre à monter à cheval, à se nourrir des ingrédients de la forêt... Même si la vie qu'il avait vécu jusqu'ici l'avait rendu plus mature que tout autre garçon du même âge, il n'en restait pas moins inexpérimenté et quelque peu naïf.
Alors qu'il s'entraînait avec ardeur à monter le vieux cheval que lui avait prêté Enma, que sa taille adulte rendait très difficile à monter pour un bambin de son âge, Alvin fit une chute douloureuse mais sans conséquence comparée à toutes celles qu'il avait souffert à force de tentatives.
Mais il se releva cette fois, uniquement pour regarder le détachement éniodais qui venait de pénétrer dans le modeste village. Alvin prit soin de dissimuler son visage sous son capuchon alors qu'il regardait la scène entre le chef du village et le capitaine des soldats. Enfin, il faut préciser qu'Eniod était une ville récente dépourvue d'armée attitrée. Pour lutter contre l'expansionnisme des Shaakts de Khonfas qui convoitaient ses mines d'or, Eniod était souvent contrainte de faire appel à des mercenaires. Ils arboraient tous alors les couleurs d'Eniod, mais il y avait fort à parier qu'aucun d'entre eux n'en était originaire.
- Que faites-vous ici ?! lança avec colère le chef du village.
Un homme rigide au corps mince, aux tempes grisonnantes et au menton affublé d'une cicatrice s'avança et déclara d'une voix autoritaire.
- En conséquence des mouvements récents de l'armée Khonfanne, notre unité va stationner dans ce village.
- Et si on ne veut pas que vous veniez nous occuper ?!
- C'est un ordre de la Tribune des Marchands. Si vous refusez, votre petit village ne pourra plus vendre de bois au marché d'Eniod. C'est ce que vous voulez ?Eniod était une citée contrôlée par des familles marchandes et la proximité des mines d'or en faisait un partenaire de commerce essentiel dans les environs. Priver le village du libre échange avec les marchands d'Eniod, c'était le condamner à souffrir de la famine. Au final, les mercenaires firent de ce village une de leurs garnisons.
Une semaine passa...
Au fin fond de la Forêt Dense qui séparait Eniod de Khonfas, et qui abritait en son sein le village d'Alvin, d'étranges serpents noirs en parcouraient les artères. C'étaient une unité de l'armée Khonfanne qui se déplaçait discrètement dans la forêt. En douze ans, cela n'avait pas changé. Les elfes noirs constituaient des troupes de choc, disciplinés et discrets comme des ombres. Leurs effectifs étaient renforcés par la présence de quelques mercenaires, majoritairement orques, venus de lointaines contrées. Leur objectif, étendre la domination Khonfanne aux limites de la forêt pour pouvoir monopoliser ses ressources et appauvrir la cité ennemie. Les affrontement dans les bois entre des petites brigades ressemblaient à de la guérilla, et ces soldats fanatiques étaient des adversaires sournois et sans pitié. Eniod conservait son terrain grâce au nombre important de mercenaires qu'elle avait à sa disposition grâce au pouvoir de l'argent.
Le mutisme de cette escouade fut troublé par la colère des cieux : une énorme boule de feu traversa le ciel et s'écrasa dans un grondement terrible, à quelques kilomètres seulement de cette armée silencieuse. Suite à cet impact, de nombreux Garzoks sortirent des rangs, pensant qu'ils pourraient trouver des métaux précieux et rares dans les débris. Seulement, les Shaakts, fidèles à leur mission, ne voulaient pas les laisser quitter la formation. L'un d'eux eut la mauvaise idée de retenir Vrazög, dit "le Sanguinaire", le chef des mercenaires.
- Tu oses me manquer de respect, espèce de sale larve ?!!C'était un barbare, auteur d'innombrables massacres, ayant la réputation de ne jamais laisser âme qui vive sur son passage lors d'un raid. Ni femmes, ni enfants ne pouvaient susciter chez lui la moindre once de pitié. C'était un géant de plus de deux mètres, à la peau verte tachetée de noir. Il avait un visage tellement brutal et effrayant qu'on le comparait maintes fois au légendaire Ter Zignok, au point que certains récits de massacres lui donnaient le sobriquet de "Ter Vrazög". Si le grade d'un Garzok se mesurait à la longueur de ses crocs, il aurait pu diriger une ville. Vrazög brandit alors son énorme hache de bourreau au dessus de la tête du soldat terrifié, avant d'être arrêté par une voix sèche et altière.
- Vrazög ! Retourne en formation ! Immédiatement !Les soldats s'écartèrent au passage de leur commandant, un des lieutenants les plus respectés de Khonfas, le Shaakt Valas de la maison des Arkhefinn. Grand, svelte, élégant et connu pour sa sévérité, Valas était un spécialiste de ce genre d'opérations. Contrairement à Vrazög, les attaques qu'il menait étaient fulgurantes et imprévisibles, et il se moquait du destin des survivants, tant que la domination des légions Khonfannes était assurée. Il était âgé d'environ 500 ans et son expérience ainsi que sa loyauté indéfectible à sa cité en faisait un de ses plus éminents commandants. Il avait aussi pour habitude de ne montrer aucun pardon envers les elfes noirs insubordonnés. Sa barbiche blanche et sa manière de réfléchir en croisant les bras n'appuyaient que plus encore l'impression de maîtrise de soi qu'il dégageait.
En le voyant ainsi au milieu de ses hommes, affublé d'une armure plus noire encore que sa peau de jais, les mains posées sur les pommeaux de ses deux sabres en forme de croissant de lune, les orques ne pouvaient que se plier à sa volonté, Vrazög y compris, bien qu'il prit soin de se ranger après les autres. Valas Arkhefinn continua ses directives :
- Il ne reste plus qu'environ deux kilomètres avant le village-cible. Préparez le dragon.Aussitôt, un des brigadiers arracha le camouflage de feuillages qui recouvrait l'arme de siège. Les "dragons", appelés ainsi en référence à des animaux mythiques disparus, étaient des espèces de char de fer montés sur des rondins. Sur la face de ces engins : une imposante tête de dragon sculptée dans l'acier. La raison pour laquelle un matériau aussi coûteux et lourd que l'acier était utilisé était que les dragons contenaient un réservoir contenant une mixture hautement inflammable, pouvant jaillir de la gueule grâce à un système complexe provoquant un appel d'air. Une fois rapprochée de sa cible, cette arme était une véritable machine de terreur ambulante, capable de provoquer en un clin d’œil des incendies ciblés et dévastateurs.
- Dragon paré !
- En avant, marche !Sur ces mots, la brigade noire avança... en direction du village d'Alvin.
Au même moment, à quelques kilomètres de là, Alvin, attiré par l'explosion, pénétra dans le cratère laissé par la météorite. Il évitait avec précaution d'enflammer son long manteau marron et son capuchon alors qu'il progressait vers le centre de l'impact. Quand il y parvint, il découvrit un objet luisant recouvert par la terre. C'était une lampe aux reflets argentés. Alvin, intrigué, voulut s'en saisir à mains nues mais il se brûla les doigts. Ce fut à ce moment là qu'il entendit une autre grande déflagration, suivie de faibles hurlements perdus dans le lointain...
Hanté par un funeste pressentiment, le garçon emmitoufla la lampe dans son manteau et se mit à courir à travers les bois, jusqu'à son village...
Et ce fut à ce moment précis,
que sa vie changea.
ÉPISODE I
LE GARDIEN