- Je savais bien que quelque chose ne tournait pas rond par ici, grommelai-je.
Je n'étais pas vraiment parti en éclaireur. Pour ça, il aurait fallu que j'envoie en plus de moi-même une quinzaine de paires de bottes supplémentaires, histoire d'avoir un rendu fiable et correct des environs. Je préférais donc dire que j'avais pris providentiellement une certaine avance sur le reste de la troupe, qui m'attendait en ordre tout relatif en arrière. La réaction de cet elfe noir n'avait finalement pas cessé de me tarauder, jusqu'à me pousser à ordonner une halte avant d'aller jeter un oeil aux alentours. Je ne pouvais pas prendre le risque de continuer à progresser les yeux fermés en ignorant le risque de tomber nez-à-nez avec un temple Shaakt, simplement en ayant foi dans les bonnes paroles du sergent. Ma méfiance payait, manifestement.
Devant moi se dressait plusieurs édifices de pierre, au milieu d'une clairière qui n'avait strictement rien de naturel. Des souches tordues ou fendues subsistaient encore dans l'aire que les elfes noirs avaient dégagée. Je ne me sentais pas particulièrement proche de la nature, mais la manière dont la terre avait été dénudée laissait penser à un viol. Il fallait plus que des centaines de bottes cloutées pour tailler en charpie l'herbe de cette façon, et je ne pensais pas qu'une pareille force se soit mise à circuler pendant des jours en un même lieu juste pour piétiner l'endroit. Il y avait ici un pouvoir qu'on avait mis à l'oeuvre et qui dévorait la douleur comme une bonne entrecôte par un après-midi d'hiver. Je n'étais pas non plus très familier de la magie, qui m'horripilait intimement, mais il ne fallait pas être grand clerc pour y discerner son influence. Et, comme si ça ne suffisait pas, l'un des bâtiments disposait d'un fronton représentant de manière plutôt évidente la déesse-araignée des Shaakts, Valshabarath. Je me souvins des avis de plusieurs mercenaires que j'avais déjà côtoyés et qu'on pourrait objectivement qualifier d'érudits, bien qu'ils ne soient pas les mêmes que ceux cloîtrés dans les bibliothèques ou les monastères. Certains avaient avancé que Valshabarath présentait trop de ressemblances avec Thimoros pour ne pas faire un rapprochement. L'idée m'avait toujours déplu.
Je pris note de la disposition des baraquements, du temple proprement dit et de ce qui s'apparentait à une caserne, avant de faire volte-face le plus discrètement possible et de me magner le train de retourner auprès de mes futurs meurtriers. La haine brûlait déjà au fond de mon ventre, le meilleur hydromel avant de plonger dans la folie des corps-à-corps.
A peine surgis-je des fourrés que je faillis être mis en pièces. Les espèces de hallebardes paysannes que la milice avait distribuées se pointèrent plus vite que les poils d'un chat feulant d'indignation.
- Relax, les morveux, c'est papa ! raillai-je.
Excellente réaction de la part de mes enfants de choeur. Je lisais dans pas mal de regards qu'il y avait du sang dans l'air, de la faim de mort. Ce qui est intéressant de noter dans la nature humaine, c'est son mimétisme. Dans le tas dont je disposais, il devait y en avoir... dix, quinze au maximum, qui étaient en cet instant des chiens, des hyènes, qui sentaient l'excitation atavique de disposer d'une lame et de pouvoir s'en servir dans les heures à venir, et auxquels ça plaisaient intensément, parce qu'ils avaient enfin une mesure de pouvoir, rien qu'à eux, et le plus grand de tous : celui de vie et de mort. Et ce délice immonde mais trépidant, ils l'exsudaient tellement, avec tant d'assurance, qu'ils le communiquaient aux autres. Lorsqu'on remarque que son voisin a l'air effrayant et sinistre, qu'il paraît si fort, on en adopte l'attitude, l'apparence. Et on se met à croire à l'apparence que l'on se donne. L'illusion devient réalité. Ces hommes de paix brûlent de violence.
- J'ai repéré un temple. Regardez comment ça se présente.
Du doigt, je fis des tracés sur le sol plein d'humus, avant de réaliser que le schéma ne profiterait qu'au quart de mes gars. Fronçant les sourcils, je fauchais son arme à un type sur ma droite pour reprendre mon dessin, de la hampe cette fois-ci. Les motifs se creusèrent dans la terre meuble, illustrant mon propos.
- Là, c'est le temple de leur idole débile et sanguinaire. Il descend probablement sous terre, avec tous leurs théistes. En bref, des fanatiques, mais je ne pense pas qu'ils représentent un problème si on s'organise. C'est pourquoi j'en désignerais pour foncer devant l'ouverture et égorger le premier qui tente de sortir de là. J'imagine également que les combattants sont soit dans ces baraquements, à se reposer, soit au niveau de cet édifice que je soupçonne d'être leur caserne ou leur armurerie. Dans les deux cas, c'est cette dernière qui risque de regrouper les plus en forme et ceux déjà équipés. Le gros de la troupe s'occupera donc d'investir ce bâtiment et d'y mettre à mort tout ce qui y bougera. Il me faut des gars qui n'hésitent pas pour ça, qui tuent avant de réfléchir. Et je ne plaisante pas.
Je levais les yeux sur eux, insistant sur mes paroles en pesant de mon regard.
- Les autres s'engouffreront dans les baraquements pour faire la même chose, mais là ce sera légèrement différent. Il ne s'agira pas de passer cinq minutes à perforer le corps d'un elfe noir cloué sur son lit... Vous entrez, vous le tailladez au bide dès que vous êtes à deux mètres de lui et vous ressortez comme si vous aviez Phaïtos au cul pour faire la même chose à côté. Pas besoin de s'assurer qu'ils sont bien claqués. Une entaille au ventre, et n'importe qui se couche en attendant la mort. Une fois votre abattage terminé, vous rappliquez à la fameuse caserne.
J'avais annoncé mon plan froidement, signifiant clairement que je ne souffrirai ni objection, ni remarque. Ils avaient besoin, en cet instant, de sentir une poigne de fer sur leur col, un index de fer pour leur montrer la cible à tuer, un coeur de fer qu'ils pourraient imiter... Tout ça devait leur paraître normal, régulier et facile s'ils s'en tenaient à leurs directives. Nous avions la surprise et une rage virulente que je cultivais soigneusement chez eux, nourrie par la tension des derniers jours et leur xénophobie ravivée. Ces Shaakts ne disposeraient, je l'espérais, que de leurs mains et leur peur pour nous faire face. Oui, si tout se passait bien, aujourd'hui serait un carnage.
Je repensais aux mots du sergent. Tout ça devait finir par tourner au suicide. Les Eniodais ne devaient pas survivre à cet assaut. Ou du moins, ils ne devaient pas rentrer dans leur ville, à moins d'avoir été décimés... Bah ! Il serait temps de s'occuper de tout ça plus tard.
- Allez, on fait les groupes... Je ne vous laisserai pas le temps de repérer le coin, on prendrait le risque de se faire repérer. Donc dès qu'on y est, on fonce et on règle la question. Aussi assurez-vous d'avoir ce plan à l'esprit, et bien à l'esprit. Chacun fait son boulot et demain on rentre avec des oreilles noires dans la poche.
Plusieurs hochèrent la tête, l'air concentrés. Je tâtais pensivement la garde de mon épée, commençant à créer mentalement les différentes sections de notre petite horde. Aujourd'hui était un jour de vengeance, un jour où l'autel de Valshabarath, ou Thimoros, serait inondé par le sang de ses fidèles. Si c'était la souffrance qu'ils aimaient, je ne pouvais pas forcément garantir de leur donner satisfaction, mais la mort était une prime que nous étions tous décidés à accorder.
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"Trouvez-moi mille hommes assez fous pour vouloir me suivre aux Enfers, et je volerai les bottes de Phaitos."
Attribué à Tynian des Bévier, un soir de beuverie
"Regarde-les. Tous ne sont pas des loups, mais tous le croient. Et demain, lorsqu'il faudra le prouver, ils auront besoin d'un véritable fauve pour essayer de l'imiter. C'est le rôle d'un chef, que de donner le change."
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