Chapitre VIII : La gâchetteShory était déjà extrêmement loin de Mertar, et cela avait dû nécessairement retarder les compagnons dans leur quête du Fusil. Aller à Oranan depuis la ville des hobbits, même en étant largement en périphérie, allait donc s'annoncer extrêmement difficile. Il y avait au moins dix jours de voyages en charette... Et le temps était compté, avant que cet infâme nain, Maître Amaury, ne découvre son meurtre. Alors ses enfants en pâtiraient, alors qu'il ne serait encore que sur la route.
C'est alors qu'un souvenir qui surprit le mage lui-même jaillit de sa mémoire, alors que le trio s'apprêtait à reprendre la route en charrette. Lorsqu'il vivait à Oranan, il y avait bien une zone d'embarcation, en périphérie de la ville, qui permettait d'utiliser des engins qu'il avait eu très peu l'occasion de visiter. Des "cynores" et des "aynores", c'est vaisseaux venants des elfes gris, dont l'origine et le secret de leur capacité à défier la gravité restaient inconnus. Le coût pour y entrer était expansif, il fallait avoir confiance en l'idée de survivre à plusieurs dizaines de mètres d'altitude, mais il savait que le trajet de Shory à Oranan était de six heures... contre presque une dizaine de jours en monture.
Il était dos au mur, dans une situation où il ne pouvait plus faire primer sa propre économie avant la réussite de sa quête. Ce fut alors sur cette pensée qu'il dit à Lür de prendre la charrette et de rentrer seul à Mertar, là où il pourrait protéger Sujima, Taé et Lùthian.
Ainsi, celui qui devait former Goont aux talents d'archer-mage dût l'abandonner plus tôt que prévu. Et ce n'est qu'avec le vieux Rawf qu'il s'en alla embarquer dans un cynore pour la première fois depuis son exil.
C'était étrange de voir un port aérien à côté d'une ville de hobbit, aussi humble, dans la simplicité. Ces vaisseaux semblaient pouvoir surplomber Shory tout entier. Et quand ils eurent payé leurs places et qu'ils se retrouvèrent au sein du monstre d'air et de métal, ils eurent l'impression de pouvoir dévorer le monde. A cause de la Pierre d'Oubli, Hivann n'avait plus eu réellement de souvenirs ancrés au sujet de ces moyens de transport. Il savait seulement que cela impliquait son travail en tant que mage de guerre et consultant en sortilèges. Il savait être allé dans d'autres continents, avec ces plus grands vaisseaux, les aynores. Mais c'était tout... Aussi, il eut une réaction au moins aussi amusante que celle de Rawf quand la machine commença à s'envoler. Ils s'étaient collés aux vitres, impatients de voir les nuages d'en haut. Ils virent les Duchés de loin, le fleuve qui coulait entre eux, Darhàm, des forteresses dont ils n'avaient pas même soupçonné l'existence, et enfin, ils virent Oranan. A la fin, trop tentés par de telles visions, ils allèrent sur le pont, où l'air les giflait vivement tant il y faisait frais, mais où la vue était encore plus magnifique.
"Un jour, j'aurai un de ces vaisseaux pour moi." avait pensé Hivann pendant ce voyage.
Ce trajet fut si rapide et vertigineux qu'Hivann n'avait même pas eu réellement le temps de penser à la manière dont il pourrait rejoindre la ville sans être reconnu comme étant l'exilé, celui avait trahi sa patrie. Il fallait dire que sa pierre frontale n'allait pas l'aider à paraître incognito, ni même la présence de son ami Rawf, loup géant et manquant bien trop d'esprit pour mentir aussi facilement que lui.
En descendant du cynore, déjà, les problèmes s'annonçaient. Il se sentit bien idiot de ne pas y avoir pensé, mais la première vision qu'eut Hivann en descendant les marches de la machine, après les portes d'Oranan, fut celle de deux gardes, manifestement chargés de surveiller les comportements suspects chez les voyageurs. Heureusement pour lui, ils ne fouillaient personne : ils étaient simplement là, observateurs. Il se souvint alors que de toute façon, les voyageurs seraient nécessairement examinés aux portes de la ville, ce qui posait encore une fois problème...
Il ne pouvait pas simplement passer la porte, les murailles étaient gardées et il ne pouvait donc pas les traverser avec sa magie, en modifiant la matière. Il n'y avait pas non plus d'accès aux égouts comme il pouvait y en avoir à Darhàm. S'il voulait entrer, il avait besoin d'une aide extérieure... Et il ne lui fallut pas longtemps pour penser à la bonne personne qui pourrait l'aider.
"Thôko..."Sa fille aînée pouvait l'aider. Elle vivait encore à Oranan, il savait même où elle habitait. Et Lür lui avait appris un sort typique des archers-mages qui saurait le tirer de cette situation.
Après s'être éloigné des portes afin de ne pas être vu de trop de gardes, il sortit de l'encre et du papier de son paquetage et se mit à écrire un mot que sa fille pourrait reconnaître. N'étant cependant pas certain qu'elle puisse le récupérer sans que quelqu'un ne tombe dessus, il réfléchit un instant à comment il allait devoir tourner ses mots pour qu'on ne sache pas qu'il s'agissait bien de lui.
Puis cela finit par venir.
"L'encens brûle derrière les chevaux de l'air. Sa fumée doit t'atteindre."Une référence claire à l'encensoir de la famille Goont, qui brûlait justement les grains qui avaient permis au mage de retrouver ses pouvoirs. Thôko comprendrait forcément de quoi il s'agissait et alors elle viendrait directement ici.
Après avoir écrit, il prit un long moment pour plier le papier en un origami qui prit la forme non pas d'une cocotte ou d'une grue, comme à son habitude, mais celle d'un papillon. Il lui insuffla ensuite une faible dose de ses fluides terrestres afin de lui donner la vie, puis après lui avoir soufflé doucement dessus, l'insecte de papier s'en alla virevolter vers la ville, à la recherche de sa fille. Il se souvenait où il devait viser : à droite du sommet du Conseil de la République Ynorienne, son magasin était juste à côté de la guérisseuse en titre de la ville. Il ne s'était pas trompé, il n'allait plus avoir qu'à attendre, à l'ombre des vaisseaux, où l'on ne le dérangerait pas encore.
Le temps qu'elle n'arrive à lui, il s'était simplement assis sur le sol, aux côtés de Rawf. Le voyage avait été excitant et son arrivée lui avait demandé de réfléchir rapidement à une façon de rentrer... Ce ne fut alors que l'attente elle-même qui lui infligea une grande mélancolie. Chez lui, c'était bien ici. Il avait beau avoir mal agi, être devenu un criminel pour le bien de ses enfants, il avait profondément aimé cette ville. C'était ici qu'il était né, qu'il avait rencontré Inoka, la mère de ses enfants... Tout avait pris vie ici. Sans Oranan, ses cinq enfants ne seraient pas là, il n'aurait pas été noble, ni doté d'une telle puissance -lui fut-elle pourtant retirée- qui lui avait permis d'être élevé à des rang si prestigieux.
Doucement, son visage d'ordinaire joyeux et serein se tira pour montrer une face triste. Ses mains se mirent à trembler, sa respiration devint plus lourde... Même Rawf se rendit suffisamment compte du changement pour lui demander ce qui n'allait pas.
"Qu'est-ce qui se passe, rawf ?""Nous sommes en train d'entrer là où j'ai toujours vécu.""Vous n'êtes pas content, rawf ?""Si, bien sûr... J'ai ai seulement quelques mauvais souvenirs.""Je serais content de rentrer là où j'ai vécu, Rawf.""Tu te souviens d'où tu as vécu ?""Non, mais ça devait être bien mieux qu'en bas..."Rawf faisait clairement référence à ces années où il avait été enfermé par l'Exilé, dans les tréfonds de Mertar. Il avait vu la lumière pour la première fois depuis des années il n'y avait que quelques jours.
"J'espère que tu te souviendras.""Je me souviens un peu, rawf... Mais pas complètement... Des maisons sur des roues, une grande plaine, un soleil très chaud et des cerfs dans un enclos. C'est tout, rawf."A y réfléchir, Hivann ne voyait pas de quel clan de liykor Rawf pouvait bien venir. Il savait que des groupes vivaient en périphérie des villes, mais un clan qui élèverait des cerfs... Il ne voyait pas. Pourtant, il s'avança un peu en proposant son aide.
"Je te promets que lorsque l'on aura du temps, on essaiera de trouver ton clan. D'accord ?""Merci, rawf. Mais je suis tout aussi bien ici.""C'est important de connaître sa famille. Je ferai tout mon possible pour que tu puisses retrouver la tienne."Puis ils attendirent encore un moment. Il ne fallut qu'une vingtaine de minutes pour que l'origami atteigne son destinataire, qu'il le lise, et qu'ainsi, Thôko ne soit visible depuis le chemin qui menait aux portes d'Oranan. Hivann la reconnut immédiatement, même de très loin. Elle portait un long kimono rouge sang, tenue par une ceinture noire nouée sur son ventre, ainsi qu'un gros sac dont lui contenu lui était certainement destiné. Elle avait les cheveux détachés cette fois-ci, libérant ses longs cheveux noirs jusqu'à ses hanches. Quand elle fut un peu plus proche, il reconnut l'emblème de sa famille : une fleur de lotus devant un croissant de lune, brodé sur les épaules du kimono. Enfin, un rouge à lèvre de couleur sang décorait ses lèvres, ainsi que ses paupières. Mais étonnamment, il vit un tout autre changement... Sa fille portait une paire de lunettes rondes, ce dont elle n'avait jamais eu besoin jusqu'ici. Et autre surprise, c'était qu'elle ne le semblait pas du tout, justement. Comme si elle avait attendu son père depuis un moment.
"Tu n'as pas l'air surpris de me voir.""Karl Wjran m'a envoyé un courrier au moment où tu es parti de Mertar, je ne t'attendais pas si tôt, mais je savais que tu viendrais.""Tu as besoin de lunettes maintenant ?""On ne dirait pas, mais moi aussi je vieillis après tout..."Ils restèrent un moment à se regarder, ainsi, avec le son des cynores, des aynores et des badauds qui allaient et venaient dans les machines. A chaque fois qu'Hivann voyait sa fille, elle lui rappelait Inoka, tant elle lui ressemblait physiquement. Et enfin, le père reprit la parole.
"Tu m'as manqué, ma fille.""Toi aussi, papa."Thôko lâcha son paquetage qui tomba lourdement sur le sol, puis ils jetèrent dans les bras de l'un et de l'autre. Cela ne faisait que quelques semaines qu'ils ne s'étaient pas vus, mais le destin les avait séparés et tout portait à croire qu'ils ne se reverraient pas pendant des années. Ils restèrent de longues secondes ainsi, et enfin, la jeune femme s'éloigna.
"Qui est-ce ?" demanda-t-elle en constatant la présence du vieux loup.
"C'est Rawf. Il m'a sauvé la vie dans le niveau bas de Mertar. Il est comme mon écuyer désormais, mais compte-le davantage comme un membre de la famille.""Enchanté, rawf.""Merci, maître liykor. Les amis de mon père sont les amis de toute la famille Goont. Vous êtes le bienvenu."Les Goont n'étaient pas habitués à être confronté à des êtres nomades et aussi humbles et modestes que les liykors, pour la simple raison qu'ils étaient nobles, fréquentant essentiellement une classe haute et des personnes riches, et que les loups se contentaient bien souvent de vivre dans un petit clan, seulement du nécessaire requis. Cela n'empêcha pas Thôko de lui prendre la patte pour la lui serrer avec franchise. Quand elle eut terminé, elle se dirigea vers le sac qu'elle avait justement laissé tomber et commença à l'ouvrir.
"J'ai quelques petites choses pour toi, juste de quoi te faire entrer sans qu'on ne te reconnaisse comme Ser Hivann Goont."Elle en sortit un longue cape dans un tissu sombre, déjà un peu déchirée et de qualité franchement discutable. Mais ensuite, elle prit une coiffe un peu plus particulière. Il s'agissait d'un chapeau d'inspiration conique, mais à l'inverse de la plupart qui étaient simplement faits en paille et pointus sur le dessus, celui-ci était arrondi, comme un grand bol, et était en tissu, tendu par une armature qui rappelait celle des baleines de parapluie. Il était noir, très sobre, ostensible ynorien et surtout, il y avait l'emblème de sa famille brodé d'or, sur le devant. Il lui fallut un long moment avant de se rappeler de la provenance de ce chapeau.
"Bon sang... J'avais porté ce chapeau lors d'une bataille en Omyre ! Je m'en souviens... Il y a vingt-deux ans, exactement, nous devions repousser des camps garzoks qui s'implantaient sur le territoire ynorien. Où as-tu bien pu le trouver ?""Il a trôné pendant un moment dans le cabinet d'Ethian. Quand tu es parti, il a voulu s'en débarrasser, mais je l'ai récupéré. J'ai pensé que tu en aurais peut-être besoin. Et puis maintenant, on ne verra plus la Pierre d'Oubli.""Mais il y a toujours l'emblème des Goont. Tu ne crois pas qu'on va me reconnaître facilement ?""Ceux qui ont prêté allégeance aux Goont ont aussi des broches ou des vêtements ornés de notre emblème. Mais toi, le seul signe qui te discerne, c'est ta pierre frontale... Enfin, ça, et le fait que tu sois un ynorien chauve et assez gros...""Merci bien !""Plus sérieusement, c'est pour ça que j'ai pris cette chapeau et la cape. Bien que ton manteau change radicalement des kimonos que tu avais l'habitude de porter.""Il faut bien s'adapter.""Quoiqu'il en soit, allons-y et entrons. Je vais t'amener quelque part où, je pense, tu seras dans ton élément. Puis nous parlerons un peu. Je sais que tu cherches la gâchette du Fusil de Mertar et j'ai déjà cherché quelques pistes depuis que j'ai reçu le message de Karl.""Et que dira-t-on aux gardes s'ils nous demandent qui nous sommes ?""Tu es mon fournisseur de tabac de Shory. Et puis... Je ne sais pas, j'imagine que Rawf sera ton assistant.""Ce loup de deux mètres, mon assistant ?""Je vais porter le sac, rawf.""Tu vois ? Il est déjà en plein dans son rôle !"Contraint, Hivann ne fit qu'acquiescer et enfila ses nouveaux vêtements par dessus les siens. La cape n'était franchement pas agréable à porter et il s'en débarrasserait certainement dès qu'il n'en aurait plus besoin, mais le chapeau lui rappela la sensation agréable de sa jeunesse où il dirigeait fièrement ses hommes, en tant que grand mage de guerre. Cette fierté se vit d'ailleurs grandir quand il vit que les gardes ne sourcillèrent même pas en le voyant arriver sa fille et son loup. Manifestement crédules, mais aussi influencés par le travail particulièrement itinérant de Thôko, ils ne les fouillèrent pas. Et puis il semblait, surtout, que de nombreux mercenaires formaient une nouvelle file, certainement pour une quête qui regardait certains seigneurs de cette ville.
Quand il passa les portes, qu'il vit cette architecture qui lui avait tant manqué, ces visages qu'il arrivait encore à reconnaître pour certains, il se sentit chez lui.
((( GM8: 95 yus de retirer de ta fiche pour le voyage de 6 heures entre Shory et Oranan)))