Le capitaine de port soupesa l’argent, l’air peu rassuré. L’affaire était conclue : la Désolation attendait d’être mise à flots. Inutile de la faire attendre plus longtemps. L’Ogre empocha la menue monnaie de sa bourse, bien plus légère désormais, et s’en alla rejoindre son équipage, qui entre temps avait déjà commencé à investir le pont. Il les vit de loin, et souhaita presque qu’ils crèvent tous en mer, dans une tempête, ou dévorés par une créature monstrueuse des profondeurs, tués par des pirates sang-pourpre…

Mais tout ceci n’arrivera pas, car les Dieux Sombres veillaient sur lui. Non pas qu’il eut mérité leur protection, non, mais il était leur instrument, et en cette qualité, il devait vivre mille tourments, tout en restant vivant, afin de servir leurs buts.

Et ce fut ce qu’il s’apprêtait à faire, embarquant d’un pas lourd vers le pont du Navire.

La nuit fut bonne, et rassérénante. Au réveil, je ne sentais plus des heurts de la veille que des lointains souvenirs, perdus dans l’épaisse paillasse de l’auberge de la Tortue Guerrière. Je me levai avant l’aube, préparant consciencieusement le départ de ce jour et vérifiant mon matériel, réparant rapidement certaines sangles distendues, au cuir usé, et nettoyant ma lame. Alors que je soleil était en train de se lever, dehors, je descendis dans la pièce principale et payai à l’aubergiste l’intégralité de mon séjour ici, plus quelques pièces pour des rations de nourriture pour les jours qui allaient venir : outre d’eau fraîche, pain, fruits secs et viande séchée. L’idéal pour les voyages imprévisibles.

Il faisait encore frais alors que je parcourais les rues de la Cité Blanche en direction des docks et des quais. Les marchands préparant leurs étals croisaient les pochtrons de la veille qui finissaient de cuver dans un caniveau, ou rentraient chez eux en titubant. Les remugles de pisse se mêlaient aux odeurs de pain encore chaud sortant des boulangeries. Ah, elle était belle cette civilisation qui se disaient elle-même immaculée et loyale. Hypocrisie, que tout cela. Il n’y avait pas un endroit meilleur qu’un autre, quand il s’agissait d’amasser des êtres vivants dans un même endroit.

Je marchai seul. Le rendez-vous avait été donné sur les quais. J’espérai que mes deux compagnons s’y connaissaient un peu en navigation, et sauraient indiquer quel navire prendre pour rejoindre Tulorim ou directement Yarthiss. Car oui, aujourd’hui je retournais en Imiftil, le continent qui m’avait vu naître, celui de mes racines. Je m’étais suffisamment perdu dans les troubles de Nosvéris et de Nirtim, l’heure était venue de rentrer dans un climat plus connu, si pas serein. Loin de la guerre d’Oaxaca, et des monstres des souterrains de la terre de glace.

Duncan et SIbelle ne tarderaient sans doute pas, aussi pressai-je le pas pour atteindre les quais, aisément trouvables dans la cité. Il suffisait de suivre les embruns marins, et les odeurs acres de poiscaille plus ou moins fraiche, la pêche du jour remplaçant les invendus de la veille, qui étaient entassés dans les ruelles des docks pour le plus grand bonheur des chats errants et des sans-abris, qui disputaient aux félins leur nourriture nauséabonde.

Arrivé enfin en bordure d’océan, je m’avançai sur la jetée, attendant la venue de mes deux comparses, espérant leur ponctualité.

Sitôt arrivée dans sa chambre, Sibelle se désencombra rapidement de sac, armes et armures puis sauta sur son lit avide de sommeil. Et ce dernier ne tarda à lui tenir compagnie.

Quelques heures plus tard, il n’en faut pas plus à une elfe blanche pour se remettre en forme, la belle se réveilla. Elle s’étira longuement puis remit son équipement. Quelques minutes plus tard, elle descendit dans la grande salle où elle fut accueillie par le charmant sourire de Tina, la femme du propriétaire.

« Vous avez vu mes compagnons de route ? » S’enquit la rouquine

« L’un d’eux vient tout juste de franchir la porte, il s’agit de celui qui a les cheveux noirs, le grand blond n’est pas descendu encore. »

La guerrière fronça légèrement les sourcils de contrariété, elle faisait partie de ceux qui réclamaient un copieux repas au petit déjeuner. Par contre, elle mettait un point d’honneur à la ponctualité et ne voulait donc pas tarder son départ de l’auberge.

« Vous pourriez me préparer une bonne portion de fromage et un morceau de pain, je mangerai ça en chemin vers le port. Et vous pourriez m’indiquer la route pour s’y rendre, je ne connais pas très bien la ville. »

Toujours de bonnes humeurs et avenante Tina répondit :

« Le port, ce n’est pas très loin d’ici ! Sitôt sortie, vous longez cette rue, direction ouest, jusqu’au bout, jusqu’à la milice en fait. Puis tournez à votre gauche, la rue est plus large et vous apercevrez les grandes portes. Pas de souci pour le casse-croûte, je vous prépare ça immédiatement. Nous avons préparé un sac de provisions pour quelques jours pour Selen, on fait de même pour vous ? »

La guerrière sourit devant l’efficacité de Tina. Il était agréable d’être servi par des gens compétents et aimables. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle était revenue avec un sac de provision renfermant eau fraîche, pain, fruits secs et viandes séchées, ainsi que l’en-cas demandé par Sibelle. Cette dernière rangea le tout dans son sac, paya son dû, salua la dame et quitta l’établissement.

Sitôt à l’extérieur, Sibelle leva les yeux au ciel, le soleil n’avait pas terminé sa montée dans le ciel, elle n’était pas en retard. Pressant le pas et suivant les directives qu’on lui avait données, elle arpentait la rue tout en mangeant son petit déjeuner alternant bouché de pain et de fromage.

Dès qu’elle emprunta la dernière intersection, les diverses flagrances des produits de la mer envahissèrent ses narines, il n’y avait pas de doutes, elle avançait dans la bonne direction.

Arrivée aux quais, elle aperçut au loin, Selen qui semblait les attendre, elle augmenta donc le rythme de son pas et le rejoint sur la jetée.
Rendue à sa hauteur, elle le salua d’un signe de tête, puis jeta un regard circulaire aux alentours. La belle avait très rarement emprunté la voie maritime, elle ne s’y connaissait guère. Mais malgré cela, la guerrière, déterminée, ne reculait devant aucun défi, même si elle savait à peine nager.

« Me voilà devant l’inconnu ! Vous connaissez un navire qui pourra nous emmener sur l’autre continent ? Je voulais interroger l’aubergiste, mais dans l’empressement de mes préparatifs, j’ai oublié. »

Fière et droite, Sibelle attendait les réponses de son nouveau compagnon de voyage.

C'est la première fois que je dors dans une auberge Kendranne. Et tout ce que je peux dire, c'est que c'est très différent du Temple des Plaisirs...et relativement similaire à la fois. Passer de la chaleur plus intime du Temple à celle plus conviviale de l'auberge. De couches luxueuses à d'autres plus simples, spartiates, mais tout aussi confortable. Il n'y a qu'une chose que cet établissement ne m'apportera jamais, une chose que je ne peux trouver que dans la demeure de Dame Pulinn : Le fait de me sentir chez moi. Cette simple pensée me fait sourire et c'est de bonne humeur que je quitte ma chambre et que je descends les escaliers. Les marches grincent sous mes pas, et comme souvent, les regards, même peu nombreux à cet heure de la journée, se tournent vers moi. Mais ce matin, peu m'importe, je me sens bien et je vais accomplir mon devoir envers Dame Pulinn. Je fais un signe de tête au gérant quand ce dernier me souhaite un bon voyage et je pousse tranquillement la porte de l'auberge.

Alors que le soleil entame à peine son ascension, les rues Kendrannes commencent à s'activer. Mais je ne peux pas me permettre de perdre mon temps à rêvasser en observant le réveil de la ville, je suis attendu et mon honneur m'interdit d'être en retard. C'est donc d'un pas pressé et assuré que je prends la direction du port. Quelques minutes plus tard, j'arrive enfin à destination et je repère Dame Sibelle et Sire Selen et je commence à craindre de les avoir fait patienter trop longtemps. Pressant encore un peu le pas, je me rapproche d'eux. Une fois face à mes deux compagnons, je m'incline pour les saluer.

"Dame Sibelle, Sire Selen, j'espère ne pas être en retard."

Peu après moi vint Sibelle, parée pour l’aventure, avec son équipement rutilant prêt à trancher de nouvelles gorges ennemies qui se présenteraient à nous. Tout de go, elle m’interrogea sur ma connaissance d’un navire nous permettant de rejoindre le continent. Aussi loin que remontait ma mémoire, je n’avais pas le souvenir d’avoir relié Nirtim à l’Imiftil par la voie des mers. Aussi haussai-je les épaules lorsqu’elle affirma n’en connaître aucun elle-même, et avoir oublié de quérir l’information auprès de l’aubergiste.

Peu après elle vint Duncan, qui s’excusa de son retard possible. Une fois de plus, je haussai les épaules d’un air désengagé.

« L’attente ne fut pas longue, et peut-être que vous pourriez nous aider. Quelle voie comptiez-vous emprunter pour rejoindre Yarthiss ? Connaissez-vous un navire nous permettant de relier aisément les deux continents ? »

Je ne connaissais rien de lui. Peut-être était-il un voyageur émérite. Un borgne doté d’une si impressionnante cicatrice, ça ne passait pas sa vie à compter les brins de paille d’une grange abandonnée en espérant y trouver une aiguille.

« Est-ce plus logique, selon vous, de rejoindre directement Yarthiss par la voie des mers, ou de faire escale à Tulorim pour prendre la route de là ? »

Tulorim. La cité de mes origines. C’était peut-être ça qui influençait mon attirance vers son nom. Car nous n’avions rien à y faire, et que ça prolongerait le temps total de notre trajet, même si nous passerions moins de temps sur les flots. Et quitte à vouloir marcher, nous aurions bien un peu de marche pour relier le lac brumeux, pas directement à côté de la cité marchande vivant de ses mines, de son bois et de ses textiles.

Je laissai mes nouveaux amis juger de la situation.

Sire Selen m'affirme alors que je ne suis pas plus en retard que ça et je me sens rassuré et je sens enfin que les choses sérieuses peuvent commencer. Surtout quand Sire Selen me demande si je connais quelques navires qui pourraient nous mener à bon port, ou quand il évoque le chemin que nous emprunterons. Et bien que je sois plus habitué à poser les questions que d'y apporter réponse, je donne les informations demandées à mes deux compagnons.

"Je connais en effet un navire rapide qui pourra aisément et gratuitement nous déposer au port de notre choix."

Pour ce qui est du trajet que nos ferons, cela demande un peu plus de réflexion. Notre objectif étant de rejoindre Yarthiss, y aller directement semble le plus logique, surtout que cela prend autant de temps de rallier Yarthiss que Tulorim...Mais rejoindre la capitale de l'Imiftil et nous diriger vers notre but à pied nous permettra sans doute de recueillir de précieuses informations sur la route. Ne pouvant me permettre de prendre la décision seule, j'expose alors tout ça à mes deux camarades.

" Yarthiss ou Tulorim, le temps de trajet sera le même au départ de Kendra Kar, mais nous pourrions recueillir de précieuses informations entre Tulorim et Yarthiss, personnellement, je suis plutôt favorable à cette deuxième option."

Peu de temps après la guerrière arriva le dernier compagnon, un grand homme blond, balafré. Après des salutations brèves, Selen l’interrogea immédiatement sur ses connaissances des voies maritimes et tout particulièrement sur les navires qui pourraient nous amener jusqu’à Yarthis.

La belle demeura muette ne pouvant les aider sur les sujets, elle se contenta de les écouter. Duncan affirmait effectivement connaître un navire qui pourrait les voyager gratuitement. Sibelle fronça les sourcils et murmura :

« D’ordinaire, rien n’est gratuit, mais si vous le dites ! ».

Puis Selen leur demandait leur avis sur le trajet à emprunter. Seulement maritime, se rendant directement à Yarthis, ou encore faire escale à Tulorim et poursuivre la route à pied. Pour Sibelle, le choix était facile. N’ayant jamais navigué, et craignant d’être victime de maux de mer, elle préférait couper le trajet pour en faire un bout à pied. Mais elle n’exprima pas son opinion immédiatement attendant l’opinion de leur compagnon.
Et ce dernier supposa de se rendre à Tulorim et de faire le reste à pied, décision qui plut à la guerrière trop orgueilleuse pour avouer ses possibles, mais non certains problèmes de nausées.

Elle se contenta donc d’ajouter :

« Je suis également favorable à cette option. »

Puis se tournant vers Duncan :

« Il ne vous reste plus qu’à nous trouver ce navire. »

Les deux donnèrent tour à tour leur avis aux suites de ma question. Duncan indiqua ainsi qu’il connaissait un navire qui pourrait rapidement nous faire la traversée sans aucun frais. Il prouvait par là même son utilité, si nous en doutions. Je ne regrettai pas de l’avoir uni à notre périple. Le grand blond précisa ensuite que rejoindre Yarthiss ou Tulorim par la voie des eaux prendrait le même temps, et étonnamment, il préféra tout de même passer par Tulorim, arguant que nous pourrons y trouver des informations en route. Je trouvai curieux cet argument. Brytha n’avait jamais été évoquée à Tulorim ni ses alentours directs, ce qui n’était pas le cas de Yarthiss.

Sibelle prit la parole à son tour, émettant un doute certain sur la gratuité réelle du voyage que nous proposait Duncan. Elle acquiesça sans la commenter le choix du guerrier borgne quant à notre destination, et le pressa de nous mener au navire. Je répondis de même à son attention :


« Menez-nous déjà à ce navire, Duncan. Nous aurons l’occasion de reparler de notre destination avant d’y être. »

Et nous nous mîmes en mouvement, sous la direction de l’homme à l’arme impressionnante, sorte de lance à lame longue et large. Alors que nous avancions sur les quais, lui seul connaissant le nom et l’apparence du navire que nous cherchions, j’apostrophai mes compagnons en émettant une réserve quant à leur décision.

« Je doute que quiconque à Tulorim ait des informations fiables sur la position actuelle de Brytha, ou même sur son apparition. Oh certes, il y aura toujours un bonimenteur pour se faire grassement payer pour nous révéler qu’il en a entendu parler du côté de Yarthiss, mais bien de bien plus probant, je le crains. »

Je regardai Duncan plus particulièrement pour poursuivre.

« Si le temps est le même pour rejoindre les deux destinations, nous en perdrions bien moins en rejoignant directement Yarthiss. Des informations, nous pourrons en trouver sur place en sillonnant les marchés et tavernes. Et puis… Nous serons proches de notre destination. On dit que la grise divinité serait apparue des brumes du lac au sud-ouest du Royaume. C’est là que notre enquête prendra tout son sens. »

Et je laissai mes compagnons juger de mes arguments. S’ils insistaient davantage pour un passage à Tulorim, je les suivrais malgré tout. Ils avaient peut-être à y faire.

J'écoute mes deux compagnons calmement. Dame Sibelle, la première à s'exprimer, met en doute le fait que je puisse les faire traverser gratuitement et accepte ensuite mon idée d'itinéraire sans plus argumenter que ça. J'ai l'impression que le chemin que nous emprunterons lui importe peu, qu'elle ne s'embarrasse pas de tous ces détails. Une réaction de guerrière, à n'en point douter. Il me tarde de la connaitre un peu plus, pour savoir si elle n'est qu'une simple guerrière, directe et impulsive...ce dont je doute.

C'est ensuite au tour de Sire Selen de prendre la parole. Et sans grande surprise, il se montre plus réfléchi. Il expose des arguments tout a fait convaincants, affirmant que les renseignements que nous pourrions obtenir à Tulorim ou sur la route qui la relie à Yarthiss, n'aurait que peu de valeur. Il est vrai que peu importe les renseignements obtenus, les plus intéressant seront forcément dans les alentours de Yarthiss. Intérieurement, je me rallie donc à la proposition du semi-elfe.

"Soit, vous avez raison Sire Selen, rallier Tulorim n'a effectivement que peu d'intérêt. Alors maintenant que le problème de la destination est réglé, il nous reste celui du navire. Suivez-moi."

Je longe alors le quai à la recherche du navire du Temple. Je sais que nous en possédons un, l'Allégresse, malheureusement, je ne sais pas à quoi il ressemble, ni qui en est le capitaine. Enfin, il me semble avoir entendu son nom, mais je suis bien incapable de m'en souvenir. Je continue de marcher tout en gardant l'air sérieux, pour donner l'apparence que je sais où je vais. Jusqu'au moment ou je vois un magnifique trois mois tout en finesse sur lequel se tiennent quelques soldats en livrée rouge, armés de hallebarde. Je reconnais presque aussitôt les gardes du Temple des Plaisirs et c'est en toute confiance que je m'en approche. Sur le pont se tient un grand homme blond et souriant, qui donne quelques ordres à droite à gauche de manière enjouée. Son allure reste pourtant assurée et l'on voit dans sa démarche qu'il est loin d'être faible. Il a la prestance des capitaines de navire, de ceux qui savent réagir comme il faut en cas de tempête, qui ne perdent jamais leur sang froid.

Faisant un signe à mes deux camarades pour qu'ils m'attendent, je monte sur les planches qui donne accès au navire. Je dois parler seul à seul avec le capitaine, je ne peux pas me permettre d'évoquer le Temple devant Dame Sibelle et Sire Selen, surtout pas maintenant que je sais vraiment ce que faire partie des Amants de la Rose Sombre implique. Déclinant mon identité et mes liens avec le Temple au garde, je monte sur le pont avant de faire signe au Capitaine et avant qu'il ne puisse parler, je m'incline et me présente.

"Bonjour. Je me présente, je suis Duncan, en mission pour Dame Pulinn. J'osais espérer que vous accepteriez de nous mener, mes deux compagnons et moi, à Yarthiss."

Se grattant la tête, sans se départir de son sourire, le Capitaine me répond.

"Logan Tiercevent, Capitaine de l'Alégresse. Je vous mènerai à Yarthiss avec plaisir. Et je ne vois pas de souci pour vos deux compagnons, s'ils sont de confiance."

Je pensais que le Capitaine Logan montrerait un peu plus de réticence à accepter mes deux camarades, mais je me suis visiblement trompé. J'ai juste à le rassurer visiblement.

"Je me porte garant d'eux Sire Logan, vous n'aurez aucun souci à vous faire."

Il se met alors à rire franchement.

"Hahahaha! Oubliez le coup du Sire avec moi et dîtes à vos amis de mon monter, on ne va pas tarder à appareiller."

M'inclinant pour saluer Sire Logan qui retourner vaquer à ses occupations de Capitaine, je me retourne et fait signe à Dame Sibelle et Sire Selen de monter.

"Montez, nous partons incessamment sous peu."

Sibelle n’avait jamais navigué en mer, et pour cause les seules fois qu’elle avait visité un port, elle avait été prise de nausée juste à regarder les bateaux tanguer sur l’eau, sans même avoir eu besoin de mettre les pieds dans une embarcation. Aussi, lorsque Duncan avait suggéré de faire une partie du trajet à pied, elle avait choisi cette option sans hésiter.

Cependant, après avoir su que le temps du séjour serait égal ou même peut-être inférieur si le trajet se faisait entièrement par la voie de la mer, Selen suggéra de se rendre directement à Yarthiss. Sibelle se tut et attendit le point de vue de Duncan. Ce dernier se rallia assez rapidement au choix de Selen. La guerrière se contenta donc d’acquiescer à son tour par un simple hochement de la tête. Orgueilleuse, elle n’avait pas l’intention d’avouer sa faiblesse. Têtue, elle affronterait cet obstacle sans se plaindre.

Le choix du trajet définitivement fait, Sibelle et Selen marchèrent à la suite de Duncan en direction du navire rapide qu’il était censé connaître. Il les conduisit ainsi jusqu’à un navire à trois mâts, plus petits que ceux à côté de lui, mais construit tout en finesse !
« L’allégresse ! » Lut Sibelle qui admirait les sculptures incrustées sur le navire.
Pour l’instant, le navire étant bien amarré au quai, il ne bougeait pas et Sibelle ne ressentit aucun malaise. Le grand homme blond les laissa à leur contemplation et monta sur les planches afin de s’entretenir avec le blond capitaine du navire. Ce dernier, un grand homme souriant et costaud à la peau buriné par le soleil, le vent et la mer, plut aussitôt à Sibelle. Mais cette dernière, guerrière avant tout, n’en laissa rien paraître, surtout qu’un autre homme se trouvait à ses côtés.

Après quelques courtes minutes de discussion, Duncan se tourna vers nous nous faisant signe de monter à bord, annonçant le départ imminent du navire.

Les poings serrés, la respiration rapide, son visage devenu encore plus pâle, Sibelle hésita un peu avant de se décider à monter sur les planches et à atteindre le pont.
Une fois rendue, elle tenta de faire un sourire aux membres de l’équipage qu’elle rencontrait. Elle n’éprouva aucun symptôme du mal de mer, pour le moment du moins.

Descendante, la lune apportait un peu de sa pâle lueur aux ténèbres. Éclairant de profil les navires endormis, elle projetait leurs ombres jusque sur les quais silencieux, où seul un léger clapotis venait bercer les rêves d'évasion de ces fiers vaisseaux.

Sous sa lumière, un vieil homme patientait. Impassible, les mains jointes sur le haut des cuisses, droit malgré la courbure que le temps imprimait à son corps malingre, Grecal regardait devant lui en direction des ruelles.

Dans l'obscurité protectrice, à quelques pas de là, un autre homme, tout aussi imperturbable et dont seuls les contours de son imposante stature se dessinaient, veillait.

Longeant la bordure du quai, un rat, gras et repu, traversait en hâte. S'arrêtant brièvement, humant l'air frais du soir, il guettait alentour, puis repartait prestement jusqu'au prochain refuge de pénombre.

Promenant son regard sur les eaux ondulantes, où l'astre de nuit venait se mirer en éclats lumineux, invisible, La Shâdus attendait.

Récemment arrivée sur cette terre promise, il était temps pour elle de recruter la fine fleur de sa nouvelle équipe. Nombre de petites mains travaillaient pour elle sans le savoir depuis fort longtemps et les informations, qu'elles avaient ramenées, lui avaient permis une installation dans les meilleures conditions et des appuis non négligeables dans la cité, mais ce soir c'était différent. Il était temps maintenant de passer à l'étape supérieure.

Une prétendante s'était montrée un peu plus habile que les autres et manifestait son désir répété de travailler pour le Maître.

(Le Maître!) Nérida, riait en elle à cette idée.

En attendant, quelque soit l'un des innombrables noms que l'on pouvait lui prêter, elle allait voir ce que cette petite avait vraiment dans le ventre. D'une manière ou d'une autre, au sens propre ou au figuré, ce serait fonction du niveau de satisfaction qui serait la sien. Inutile de préciser qu'il était rare de décevoir deux fois de suite La Shâdus.



> 2

Acte I - Le maître

~ Tiens toi bien devant le maître. Ne parles pas trop, n'essayes pas de lui cacher de choses ni de lui mentir. Attends qu'il t'interroge sur le paquet avant de lui offrir.

Evelyn hocha vivement la tête alors que Ghislain continuait de répéter en boucle la même liste de conseils. Bien que le frisson de l'anticipation lui parcourt avec plaisir l'échine, elle pouvait voir que contrairement à elle, l'homme qui cheminait à son côté redoutait l'entretien à venir.

Peut-être avait-il seulement peur d'être jugé à l'aune de ses subalternes, ou peut-être avait-il vraiment fait des pieds et des mains pour qu'elle puisse enfin rencontrer leur employeur. Les options tournaient dans la tête de la jeune femme sans altérer son pas silencieux. Tous deux l'étaient, parfaitement silencieux, dans une ruelle silencieuse... A peu de chose près, elle aurait pu se croire dans une sorte de cauchemar, avançant sans fin dans des ruelles sans que son objectif jamais ne se rapproche.

Mais de ci de là, quelques instant venaient l'aiguiller sur le fait qu'elle soit bien éveillé. La douleur de sa cheville, ses muscles las, le chat qui venait de déguerpir en les voyant, tant de choses qui heureusement lui permettaient d'attirer son esprit en dehors de la seule perspective de cette rencontre.

Enfin l'ombre laissa place à la lumière, passe la lumière d'une torche ou celle du soleil, non. La lumière froide et délicate de la lune éclairant l'eau du port pour lui donner l'aspect d'une mer d'huile, la vision seulement rompue par la présence de bateaux qui se distinguaient dans le noir comme d'immenses formes sombres.

~ On arrive, tiens toi bien.

De nouveau un simple hochement de tête. Aurait-elle voulu parler qu'elle n'aurait pu faire sortir qu'un pauvre souffle tant sa gorge se trouvait à présent nouée. L'angoisse étreignait son coeur alors qu'elle semblait avaler les derniers pas qui la séparaient d'un homme étrange sous une lumière. Etait-ce lui ? Un vieil homme ? Non, il devait être une sorte de message, de guide... Elle ne voyait pas la personne capable de faire frémir ainsi Ghislain comme un vieil homme seul.

Scène 1-b

1 <



- Elle arrive.

Ces simples mots, prononcés d'une voix neutre par le vieil homme, donnèrent le coup d'envoi de la rencontre. Grecal les observa approcher.

Ghislain, comme à son habitude, lorsqu'il savait la patronne présente, semblait dans tous ses états. Le stress se lisait dans la tension de ses traits et la peur transpirait de sa personne. S'ils avaient pu se fier à lui jusqu'à présent, ce manque de distance émotionnelle n'en demeurait pas moins un problème. Avant même qu'ils n'aient pu le rejoindre, il renvoya celui-ci d'un simple revers de la main. Le geste froid et définitif ne laissait que peu de doute sur la suite des opérations : Ghislain n'était pas convié à l'entretien, sa tâche s'arrêtait là pour le moment. Il serait avisé en temps et en heure de l'issue de la rencontre et de ses éventuelles conséquences.

L'homme de confiance de La Shâdus reporta alors toute son attention sur la nouvelle venue qui se trouvait désormais face à lui. Elle ne semblait pas en mener large non plus, mais cela se comprenait aisément pour une première rencontre que Ghislain n'aurait pas manqué de lui décrire comme décisive. Il avait noté une légère gêne à la marche lors de son arrivée, de celle que l'on réprime par orgueil et que seul un œil aguerri et vif comme le sien pouvait déceler. Il détailla rapidement du regard sa tenue sobre et sombre et ne s'attarda que peu sur ses traits avantageux. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

- Alors, qu'as-tu pour moi ?

2 <


La jeune voleuse était manifestement en proie à un stress intense qui, s'accroissant de seconde en seconde, ne manquerait pas de la paralyser d'un instant à l'autre. Loin de la mettre à l'aise, Grecal, le masque de la fermeté sur son visage et le regard tranchant comme de l'acier, testait ses limites. Ce fut par l'action qu'elle décida de sortir de cette situation d'inconfort. D'un geste rapide, presque empressé, elle se débarrassa de son fardeau.

(Me prendrais-tu pour ton valet, petite!)

Irrité par ce geste, il reporta à plus tard, dans l'éventualité peu probable qu'elle passe le cap de l'épreuve qui l'attendait, l'idée de faire son éducation. Tendant la main, son geste fut stoppé net à quelques centimètres de cette gibecière. Ce qu'il venait d'entendre dépassait l'entendement.

- Le livre de compte de la famille Peyron et le sceau du chef de famille.

(Par Thimoros, que Phaïtos l'emporte!)

Sa poigne noueuse franchit la faible distance qui la séparait de l'objet de son exaspération, qui n'allait d'ailleurs pas tarder à être nourrit de plus belle.

- J'ai pensé que ce serait un bon apport pour votre réseau. La deuxième réplique de la jeune femme fut de trop. Elle venait de se mordre la lèvre, elle aurait pu tout aussi bien s'avaler la langue d'un trait.

Les sourcils de Grecal s'abaissèrent imperceptiblement, ses iris se rétractèrent, tel un vieux lion sa ride s'accentua et une veine plus marquée que les autres s'agita nerveusement sur sa tempe. Il valait mieux que la jeune femme n'en rajoute pas.

Ouvrant le sac, il en sortit ce qu'il contenait, avant de le lui jeter. Le geste fut sec, précis, sans marque de violence. Le vieil homme ne s'emportait jamais, ni ne se laissait aller à de quelconques débordements. Il n'en avait nul besoin et le savait.

A la faveur de la Lune, il examina l'ouvrage, le feuilletant rapidement, repérant quelques noms, quelques dates et les sommes correspondantes, puis relevant la tête vers elle, lui fit part du fond de sa pensée.

- Un bon apport pour notre réseau… ? Tenez donc, je serais curieux que vous m'expliquiez cela. Le ton était cinglant. Le livre de comptes d'un mort, dont toute la milice kendranne recherche désormais activement l'assassin,... un bon apport ? Prenant la bague entre ses doigts et la contemplant ironiquement sous toutes ses facettes, il ajouta. Et le sceau que vous nous apportez comme un trophée, croyez-vous vraiment qu'il vaille plus que la corde pour vous prendre ? Grecal fit claquer le livre en le refermant.

Le bruit sourd résonna sur les quais, alla se perdre sur les eaux calmes du fleuve, une mouette assoupie prit son envol dans l’écho de son cri, le rat surprit s'arrêta interdit... Dans l'ombre, la silhouette d'un colosse restait de marbre, tandis qu'un esprit entrait en ébullition. Cette soirée s'annonçait prometteuse et fort divertissante...