JanLes contrebandiers, à présent au nombre de sept, quittèrent le dédale de petites ruelles malodorantes des Docs et débouchèrent sur le port à proprement parler. Sentir l’odeur iodée de la mer remplacer celle, nauséabonde, qui flottait en permanence sur le quartier le plus mal famé de Kendra Kâr fût un véritable soulagement pour les narines d’Ulric. Bien que le port grouillait d’activité le jour, en cette heure de la nuit, il était plus vide qu’une cervelle de piaf. Le port était constitué d’une longue digue de pierre, de laquelle de nombreux quais s’élançaient par-dessus l’eau. Le son des vagues s’abattant en cadence sur la digue constituait une douce musique et Ulric, fatigué par une longue journée de marche, se serait volontiers laissé bercer s’il ne de devait suivre le chef de sa bande qui avançait dans la nuit comme un forcené.
Au nord, les hauts mats des grands voiliers, destinés aux longs voyages, se découpaient sur le ciel nocturne, éclairé par la lueur de lanternes. Mais le groupe pris la direction du sud, là où s’entassaient les navires, plus modestes, des nombreux pêcheurs de la cité. Alors qu’ils progressaient, ils dépassèrent de nombreux entrepôts numérotés, servant au stockage des marchandises en transit.
Les contrebandiers arrivèrent finalement aux quais destinés aux bateaux de pêches. Trapues, ventrues, ne possédant le plus souvent qu’un seul mât, ces embarcations ne possédaient pas l’élégances des grands voiliers mais étaient tout aussi vitales pour la Cité Blanche. Ulric regarda le numéro du dernier entrepôt qu’ils venaient de dépasser. IXB. Ils n’étaient plus très loin. Les contrebandiers marchèrent encore quelques temps et arrivèrent finalement en vue de l’entrepôt où les hommes de Fennec avaient caché les marchandises de Jan, selon les renseignements de l’homme qu’ils avaient « interrogé » plus tôt. Malgré l’obscurité, Ulric parvint à lire le numéro de l’entrepôt, écrit à la peinture blanche sur la paroi. XVIIB, c’était bien celui-ci. Le groupe s’arrêta avant d’être en vue d’une éventuelle vigie et Jan ordonna :
« Ulric, pars en éclaireur. Je veux savoir s’il y a des gars là-dedans où si la voie est libre. »
Ulric répondit d’un hochement de tête et pris les devants, marchant le plus silencieusement possible. Le groupe ne devait pas être à plus de trente ou quarante mètres de l’entrepôt. Ainsi, Ulric pensa qu’il était fort possible qu’ils étaient déjà repérés mais il s’appliqua tout de même à remplir sa tâche du mieux possible. Il longeât, accroupi, les parois du dernier entrepôt précédant le XVIIB, se cacha derrière des tas de caisses, glissant d’une cachette à l’autre sans un bruit. Lorsqu’il eut une vue parfaitement dégagée sur l’entrepôt, il vit qu’un homme en gardait l’entrée. L’homme était encapuchonné et portait une dague à sa ceinture. Il ne représenterait guère un obstacle pour Jan et ses hommes, mais il y en avait peut-être d’autres à l’intérieur. Ulric décida d’en avoir le cœur net. Il trottina, toujours ramassé sur lui-même pour ne pas attirer l’attention du guetteur, de sa dernière cachette jusqu’au mur de l’entrepôt. De là, il tenta de trouver une ouverture d’où il pourrait épier l’intérieur. L’entrepôt était un ouvrage grossier fait de larges planches de chêne. Un édifice tout juste bon à arrêter la pluie et le vent, et encore. Il devrait bien pouvoir trouver un petit espace entre deux planches. Le fanatique chercha quelques instants et trouva un interstice tout juste assez grand pour voir au travers. Il y colla l’œil et vit que l’intérieur était éclairé. Il crût également entendre des voix mais ne pût distinguer rien d’intéressant. Ulric retourna auprès de ses compagnons, en passant cette fois-ci par derrière les entrepôts, et fit son rapport à Jan :
« Un homme fait le guet devant la porte. Il y en a d’autres à l’intérieur mais j’ignore combien. »
« Bon, bon. »Jan se retourna vers ses hommes.
« Vous êtes prêts pour un peu de baston, les gars ? Alors, avec moi ! »
Les contrebandiers sortirent leurs armes de leurs fourreaux et emboitèrent le pas de leur chef. Une fois en vue du guetteur, Jan chargea, hache à la main. L’homme sonna l’alerte et tenta de rentrer se mettre à l’abris à l’intérieur de l’entrepôt mais, trop tard. La hache de Jan lui fendit le crâne. Les contrebandiers s’engouffrèrent dans l’entrepôt, prêt à en découdre. Ulric les suivait en fin de file, sa dague en main. L’intérieur était encombré de caisses en tous genres et éclairé par quelques lanternes, disposées ça et là. Il y aurait tout juste la place de se battre. Les hommes à l’intérieur étaient au nombre de cinq. Quatre d’entre eux n’étaient armés que de dagues ou de gros couteaux et ne portaient que de vieux haillons usés. Cependant, le cinquième, était un homme de haute stature, vêtu à la mode des hommes des dunes. Il portait une longue robe couleur sable resserrée à la taille par une large ceinture de cuir tressé. Sa tête était coiffée d’un turban et il tenait à la main un superbe cimeterre ouvragé. Fennec lui-même, le chef de la bande rivale.
Les hommes de Fennec chargèrent en hurlant dans la mêlée. Malgré leur infériorité numérique, ils ne semblaient nullement avoir peur et étaient galvanisés par la présence de leur chef. Fennec venait à peine de rentrer dans le combat qu’il avait déjà envoyé deux des hommes de Jan à terre, tranchant le bras de l’un et la gorge de l’autre d’un seul coup adroit, avant de se jeter sur Jan lui-même. Si ce n’était le combat entre les deux chefs contrebandiers, le reste de la mêlée ressemblait à une sinistre bagarre à coups de surins.
Ulric vint prendre la place de l’homme qui avait eu la gorge tranchée. Face à lui se tenait à présent un shaakt armé d’un couteau à dépecer. L’elfe tenta un rapide coup d’estoc en direction du visage du fanatique, qui ne l’esquiva que de justesse. Ulric répliqua en faisant décrire à sa dague un large arc de cercle pour tenter d’ouvrir la gorge de son adversaire mais celui-ci bloqua le poignet d’Ulric à l’aide de son avant-bras gauche avant d’envoyer un crochet du droit dans sa mâchoire de sa main qui tenait toujours son couteau. Sous la force du coup, Ulric fût contraint de reculer et manqua de peu de trébucher. Après avoir pris de l’élan, le shaakt revint à l’assaut, couteau pointé en avant. Le fanatique fit un pas de côté afin d’esquiver la charge de l’elfe qui fût gratifié d’un coup de dague dans l’épaule gauche à son passage. Il tomba par terre et Ulric se dressa au-dessus de lui afin de lui infliger le coup de grâce. L’elfe, qui avait décidément de bons réflexes, effectua une roulade qui lui évita l’estocade, puis se releva en s’appuyant à une caisse. Alors qu’il s’apprêtait à lancer un nouvel assaut, il fût bousculé par un autre combattant qui lui était rentré dedans par inadvertance. Ulric profita de l’ouverture ainsi créée pour poignarder son adversaire à deux reprises dans l’abdomen. Celui-ci s’écroula à terre, hors combat.
Ulric pris un instant pour évaluer la situation. Jan et Fennec étaient toujours absorbés dans leur duel et ils avaient trois hommes hors combat, dont Walmyr qui rampait pour se mettre à l’abris, un poignard toujours coincé dans le biceps droit. Leurs adversaires, quant à eux, n’étaient plus que trois. Ulric fonça à la rescousse de Wilifrid qui était en difficulté face à un jeune homme de la moitié de son âge. A présent à deux contre un, il tenta de se défendre avec l’énergie d’un animal acculé, mais la lame de Wilifrid vint s’enfoncer sous sa clavicule alors que celle d’Ulric trouvait son chemin entre ses côtes. Voyant que la situation dégénérait, le dernier homme de main de Fennec prit la fuite. Fennec, en revanche, continuait de se battre avec adresse, repoussant chacune des attaques brutales de Jan avant de répliquer par des coups vifs comme des serpents. Il s’était perché au sommet d’une caisse en bois depuis laquelle il dominait la mêlée. Il sauta avec légèreté pour éviter un coup vicieux visant ses genoux avant d’envoyer un coup de talon directement dans le nez de Jan, qui tomba à la renverse. Il ne faisait plus face qu’à trois adversaires et son sabre lui conférait une bien meilleure allonge. Ulric tenta de le frapper d’un coup d’estoc mais l’homme des dunes dévia son coup sans difficulté. Fennec fendit l’air devant lui de son cimeterre afin de contraindre les trois contrebandiers restants à reculer puis bondit de la caisse vers l’entrée de l’entrepôt. Il se retourna pour faire à nouveau face à ses adversaires, la seule échappatoire dans son dos. Ulric et ses deux compagnons restants attaquèrent tous en même temps. Peu importe le talent à l’escrime de leur opposant, il ne pourrait repousser les attaques de trois hommes en même temps. Ulric parvint à lui porter un coup mais sa dague se perdit dans les plis de son ample robe et ne fit que l’égratigner. Fennec recula vers la sortie, tout en continuant de se défendre. A ce moment, il sembla à Ulric que l’homme des dunes était réellement invulnérable. Soudain, il s’arrêta et poussa un cri ; Walmyr, qui gisait toujours par terre, avait arraché le poignard fiché dans son bras droit et l’avait planté dans le mollet de Fennec. Grâce à l’ouverture ainsi créée, les trois contrebandiers encore debout purent larder leur adversaire de coups de poignards. Celui-ci s’écroula lourdement au sol, probablement mort.
Ulric contempla le carnage autour de lui : plusieurs cadavres jonchaient le sol et du sang souillait tout l’entrepôt. Les blessés tentaient de se relever avec difficulté. Wilifrid redressa Walmyr et l’aida à panser son bras blessé. Jan, qui avait écopé d’un nez cassé et de plusieurs estafilades, se tenait à nouveau sur ses jambes. Loin de s’émouvoir de la situation, il se mit immédiatement à la recherche des caisses qui lui avait été volées. Il les trouva dans le fond de l’entrepôt et entreprit de les ouvrir pour vérifier que tous leur contenu d’origine s’y trouvait toujours. Ulric s’approcha et regarda par-dessus son épaule, curieux de savoir pour quoi il avait risqué sa vie. Les deux premières caisses contenaient des armes de contrebande. Des épées, haches, masses, des flèches, le tout de diverses factures. Sûrement récupérée sur un champ de bataille par un charognard, Ulric s’étonnât que Jan se soit donné tant de mal pour si peu. Le contenu de la troisième caisse était cependant plus exotique : il consistait en toute une série de parchemins scellés. La quatrième recelait des objets divers : plusieurs fioles d’un liquide sombre et de tailles variées, ce qui semblait être du matériel de crochetage ainsi qu’un vieux tome relié de cuir. Jan referma la caisse et se releva, satisfait.
« Bien, les gars, tout est là ! »
Les contrebandiers s’avancèrent pour s’emparer des caisses et les ramener en lieu sûr, mais Ulric ne pût s’empêcher de demander :
« C’est quoi tous ces parchemins et ces fioles ? »
« Surveille ce que tu demandes, Ulric, les gens qui posent trop de questions finissent souvent dans un sac lesté au fond du port. Mais si tu tiens vraiment à savoir, tous ça, c’est une affaire en or ! »
« C’est-à-dire ? »
« Les parchemins et les fioles, c’est du matériel de magie noire, tu vois. C’est prohibé à Kendra Kâr, mais ça vaut aussi son petit paquet de yus. Et, crois-moi, ça n’a pas été facile de faire rentrer tout ça en ville. »La curiosité d’Ulric connu un pic à cette révélation. Il gardait ses pouvoirs secrets depuis qu’il était arrivé en ville, ainsi nul ne savait qu’il était lui-même un possesseur de fluides obscurs. Mais si Jan faisait venir ce genre de matériel en ville, c’était qu’il comptait les vendre. Il y aurait-il des utilisateurs de magie noire au milieu de la Cité Blanche ? Des gens qui pourrait lui apprendre à utiliser ses fluides ?
« Et qui vous achète ça ? »
« Un gars, dans les docs. Ça fait des années qu’il vend ce genre de trucs sous le manteau, la milice n’a jamais réussi à lui mettre la main dessus. Il fait toujours venir ses marchandises par des intermédiaires différents et, cette fois, c’était par moi. Mais c’est un partenariat que j’entends bien faire durer. Ce genre de contrats rapporte gros, tu vois. Assez parlé, maintenant, aide les autres à transporter tout ça. »
Après avoir coupés les bourses des morts, les contrebandiers quittèrent l’entrepôt, chargés des caisses, et commencèrent le trajet de retour. En partant, Jan jeta une lanterne par terre. L’incendie consuma rapidement l’entrepôt et emporta avec lui toute trace du combat.
Retour à la piaule