<Prologue>L'après-midi commençait lorsque je posai enfin le pied sur un sol stable. J’eus beau marcher précautionneusement, tout semblait encore tanguer. Mon estomac menaça de se contracter pour la centième fois.
Je me sentais malade et exténué. Les dernières nuits se confondaient toutes, le mal de mer ne m’ayant laissé que quelques heures de sommeil grappillées au seuil de l’inconscience.
Des cauchemars s’étaient succédés, ourlés de flashs mêlant mes parents, Zewen lui-même et toujours ces marelles pulsantes et vivantes.
Je savais désormais que je n’avais absolument pas le pied marin et cela ne me chagrina pas trop car les autres passagers ne valaient guère mieux. Il faut dire que la mer avait été particulièrement violente dans la dernière partie du voyage. Le vent avait fraîchi et fortement gonflé. Le climat de cette partie du monde semblait plus rude que celui de mes premières terres en Eniod.
Je m’appuyai quelques instants sur un râtelier à filets à pêche, les mains tremblantes. Le pêcheur, qui était occupé à réparer le chalut avec une aiguille à ramander faite d’un éclat d’os, eut un geste de sollicitude en se penchant vers moi :
« Hé, jeune homme, tout va bien ? »Il eut un léger mouvement de recul en contemplant la tache mauve qui me couvrait l’œil gauche. Ce geste m’était, hélas, plus que familier et je ne m’en offusquais pas. Il sembla prendre conscience de son impolitesse et me posa une main sur l’épaule :
« Faudrait penser à dormir, vous avez les joues plus blanches que le cul d’un bambin »
« Merci, cela va déjà beaucoup mieux »J’esquissai un vague sourire qui dut ressembler à une affreuse grimace. Le pécheur haussa les épaules et retourna à son travail :
« Moi c’que j’en dis… mais m’est avis que vous ne devriez pas rester dehors comme ça, le vent tourne et les mouettes volent bas. Un grain arrive et faudrait pas que vous tombiez malade dans votre état »« Merci de votre sollicitude, je vais suivre vos conseils »J’omis de préciser que ce fameux grain était celui qui venait de me faire accoster sur cette nouvelle terre et que j’en avais déjà goûté les délices.
Devant moi, le ponton serpentait à travers un labyrinthe d’étals, de cabanons et de plots d’amarrage pour venir s’échouer aux portes de Kendra Kâr. Sous un ciel nuageux de plus en plus sombre, il y grouillait une activité fébrile, ponctuée de cris de mouettes ou de grossistes à peine moins stridents. Tout ce remue-ménage me troublait énormément. Je n’avais connu, à vrai dire, que le calme relatif d’une ville de province balbutiante. Même au plus fort de ses activités, Eniod n’était en rien comparable à l'agitation permanente de ce port.
Le battement de mon cœur se stabilisa à une fréquence plus raisonnable mais mon esprit restait troublé.
Subitement, je n’étais plus du tout sûr des raisons de ma venue sur ce continent. Le constat était sévère : je ne connaissais personne, mes maigres possessions avaient pâti du voyage et ce que je cherchais me paraissait de plus en plus abstrait. Mes parchemins et mes précieux pastels avaient été emportés par une vague plus forte et plus impétueuse que les autres, ce qui signifiait la disparition des revenus que j’escomptais gagner sur place.
Il était urgent de redéfinir les priorités.
Je devais avant tout me reposer et manger, mais la simple pensée d’ingurgiter quoi que se soit de liquide ou de solide me révulsait. Il était encore trop tôt.
Il me faudrait aussi me procurer de quoi dessiner. Je comptais bien exercer mes talents de peintre sur la place publique afin de gagner quelques yus.
Enfin, il ne resterait plus qu’à trouver un maître Artiste et à me faire prendre sous sa protection.
Mais devant ces portes titanesques et le gigantisme de Kendra Kâr, je décidai de reporter momentanément cette dernière priorité.
Les jambes un peu moins flageolantes, je me mis en marche en direction de la ville. Résigné et un peu abattu, je me rendis compte que je m’étais lancé dans ce périple un peu à la légère. Père avait sans doute raison, je n’avais pas la carrure d’un nomade.
Je serrai un peu plus ma veste, comme pour me protéger de l’agression sensorielle de cette ville et poursuivai mon chemin.
< La Grande rue>