Allons donc, en voilà une bonne : il semblerait qu’en fin de compte, foin d’expédition à Likhranen, et que la raison pour laquelle je suis revenu pour accomplir mon office se retrouve être toute autre ! Enfin bon, pour si poli et diligent qu’il soit, le garde n’en sait de toute évidence pas plus à ce sujet, aussi je me contente de lui retourner son sourire avec tout de même un brin de circonspection dans le regard avant de porter mon attention sur ce pli que je décachette, l’hallebardier en ayant de toute manière manifestement fini avec moi étant donné qu’il reprend sa posture de garde-à-vous de tout à l’heure après un hochement de tête teinté de connivence.
Comme je pouvais m’y attendre, la missive vient bien de Pulinn (ou bien alors de quelqu’un qui serait
vraiment doué dans l’art de la tromperie et de l’imitation), et je la lis avec la plus grande attention, d’abord perplexe, puis ébahi, et enfin tout simplement ahuri lorsque j’en arrive aux dernières lignes, ne pouvant me retenir de souffler un
« Nom de Rana ! » éberlué en me rendant compte qu’il va de toute évidence falloir que mes jambes soient une fois de plus durement mises à contribution si je ne veux pas me louper. Ah ça, malgré le caractère prestigieux de cette lettre et les promesses ronflantes dont elle est garnie, c’est un drôle de coup que la Gardienne me fait là ! Cependant, je ne peux pas vraiment lui en vouloir étant donné qu’elle n’avait manifestement pas d’autre moyen de me contacter que par ce courrier à me remettre en mains propres, aussi je contiens une rancœur qui commençait insidieusement à poindre à l’idée de me faire une fois de plus envoyer je ne sais où par la volonté de la Dame Blanche. Enfin bref, ce n’est pas en soliloquant en restant devant l’entrée du Temple à bailler aux corneilles que je ferai avancer les choses, aussi j’ai tôt fait de partir d'un bon pas en direction du port pour remplir la fonction qui vient de m’être assignée. Et quelle coïncidence, à l’instar de mes premières déambulations
pour le Plaisir et la Connaissance comme il l’est dit si bien, je dois me rendre au port, qui plus est pour y retrouver ce capitaine au nom si étrangement similaire au mien ! Bien sûr, les circonstances ne seront pas les mêmes, mais le parallèle ne peut que frapper, aussi c’est avec un amusant sentiment de déjà-vu que je me mets en route tout en prenant connaissance du message pour une seconde fois afin de m’assurer de ne rien avoir laissé de côté dans ma première lecture peut-être un peu trop en diagonale.
Cependant, alors que je plie précautionneusement le morceau de papier pour le ranger dans mon sac, je suis collé sur place un moment comme tout le reste des personnes qui circulent dans les rues de Kendra Kâr par ce qui pourrait s’assimiler au beuglement gémissant d’une créature gargantuesque soufflant sa douleur comme un bœuf… et qui provient du port ! Miséricorde, je ne m’y connais pas du tout dans le domaine de la navigation ou des affaires maritimes, mais pas besoin d’avoir un instinct surdéveloppé pour comprendre qu’il ne peut s’agir là que de quelque chose pour lequel je ferais mieux de presser l’allure : si c’était le signal du départ, alors je n’ai que quelques minutes pour me ruer jusqu’au lieu d'amarrage avant qu’il ne soit trop tard et que ma tâche ne se conclue par un échec avant même d’avoir commencé !
Rivé au sol dans une immobilité stupide par un tel son, je ne reprends possession de mes moyens que lorsque les cloches de ce même bâtiment dans lequel je me trouvais il y a à peine trois jours se mettent à faire violemment entendre leur grondement tintant, m’enjoignant à me bouger l’arrière-train avant qu’il ne soit trop tard. Ainsi, c’est dans un sursaut que je fonce comme si j’avais Thimoros aux trousses, rivalisant d’agilité pour ne pas heurter violemment l’un des nombreux piétons qui se sont accumulés dans ce milieu urbain malheureusement trop peuplé pour que je puisse y circuler à mon aise. Heureusement, la stupeur provoquée par le récent boucan subsiste quelques bonnes secondes avant que les gens ne reprennent leurs esprits, me facilitant ainsi momentanément la tâche pour me frayer un chemin dans la foule, faisant fi du son de cloche à moitié assourdissant qui résonne partout alors que déjà des murmures enfiévrés et inquiets émanent de cette concentration de personnes qui se perdent en conjectures diverses sur la raison d’un pareil tumulte. Pour ma part, c’est à la fois mon plus grand sujet d’inquiétude et le cadet de mes soucis, car si je n’ai pas le temps de m’arrêter pour faire la discussion, j’ai bien peur de me retrouver planté sur les quais comme un idiot alors qu’une régate de navires commencerait déjà à s’effacer dans le lointain. Rien qu’à imaginer une vision pareille, je n’en vais que plus vite, devant parfois jouer des coudes en ne prenant que le temps de m’excuser d’un
« Pardon ! » précipité avant de reprendre mon parcours du combattant. Il faut dire qu’en plus, l’objet de l’expédition qui se prépare a de quoi en motiver plus d’un, moi y compris : une chasse au trésor, voilà qui est pour ainsi dire un rêve d’aventurier, et même si je suis bien conscient que je n’en ai pas –encore- l’étoffe, cela ne manque pas de me galvaniser dans mon entreprise, me poussant à exécuter des prouesses de souplesse pour éviter un épouvantable carambolage, ce que je parviens à faire sans doute grâce à la présence divine de Rana qui semble guider mes mouvements par le biais de son Empreinte qui me recouvre comme une combinaison à l'étreinte fluide et harmonieuse ; et je remercie ma déesse de cette infime attention avec une pieuse reconnaissance, car dans l’état actuel des choses, j’ai plus que jamais besoin de ne pas perdre une seule seconde si je ne veux pas voir une des plus exaltantes opportunités de ma vie me filer entre les doigts !
En fin de compte, je ne sais pas si les fruits de ma précipitation vont payer, mais la réponse ne devrait pas se faire attendre, car je perçois déjà les diverses émanations plus ou moins ragoûtantes typiques d’un port par le biais de mes narines, signe que je suis proche du but, et si je ne me trompe pas, au détour de cette rue de laquelle je jaillis comme un beau diable gonflé d’adrénaline, je devrais être en vue du port, et il devrait ainsi m’être révélé le succès ou non du prélude de ma mission.
--> Chapitre 1 de la Quête 19 : "Le Port en pagaille"