Le couloir résonne de l'écho des cris de plaisirs simulés, des râles masculins et du grincement des sommiers qui supportent tant bien que mal l'étreinte animale de ses occupants. C'est dans ce désagréable concert que je quitte la chambre et emprunte l'escalier qui redescend dans la salle principale. Spacieuse et mal éclairée, je fais peu fis des passes qui s'y déroulent et me lance dans une exploration sommaire des lieux à la recherche d'un possible escalier menant vers les sous-sols. Quelques paillasses et bancs de bois parsèment les recoins de la pièce carrée, parfois séparés d'un paravent à moitié déchiré. Les rares lanternes à bougies n'éclairent que les points clés, à savoir l'entrée, l'escalier qui mène vers les chambres et un passage dont l'accès est dissimulé par une vieille draperie. S'il ne s'agit pas d'un voyeur ou d'un quelconque autre taré, un homme dans la trentaine semble en garder l'entrée, confortablement assis sur son tabouret et promenant son regard sur l'ensemble de la pièce. Seul péquenaud sans donzelle à la ceinture, je ne tarde pas à capter son attention qui mêle méfiance et suspicion à mon égard. Une poignée de secondes plus tard, le garde me fait signe de le rejoindre et je peux le voir gonfler son torse pour accentuer sa voix et son attitude de brute épaisse. A mon approche, ses yeux se plissent alors qu'il découvre les traits de mon immonde visage.
"Purin ! T'as une sacré gueule de rat, le maroufle ! Si tu veux mon avis, pas sûr qu'une de nos donzelles accepte de s’asseoir sur ta pine.""Je ne suis pas venu pour triquer de la ribaude. Je cherche Madame Aline, la bordelière qui tient cet endroit."Le demi-sourire qui éclaire ses lèvres disparaît soudainement, voilé par une teinte de colère grandissante. Narines écartées, menton relevé et croisement de bras, le bonhomme s'affirme et tente de m'intimider pour me faire cracher le morceau.
"Et qu'est-ce que tu lui veux à Madame Aline ? T'es qui toi, d'abord ?"La gamine ne m'a donc pas menti. Inutile de cacher mes intentions, je suis toujours à la recherche d'informations. Sans geste brusque, je fouille dans mon sac en gardant les yeux rivés vers mon interlocuteur afin de lui prouver mes bonnes intentions. Finalement, je lui tends
un parchemin usé par le temps et la pluie, le tout accompagné d'une réponse claire et concise.
"Amène lui ça. J'ai juste besoin de lui parler. Sans bavures."Le gaillard attrape le calligraphié et le parcourt, visiblement capable d'en déchiffrer le contenu. Sa lecture est lente, fastidieuse et je l'observe rouler chaque mot en silence jusqu'à ce qu'il en comprenne l'essence. Ses sourcils se soulèvent, sa bouche s'ouvre légèrement sous l'effet de la surprise et c'est en contenant son étonnement qu'il replit le parchemin.
"Je... Bouge pas de là."Sur ces mots, il disparaît en pressant le pas jusqu'à s'engouffrer derrière la draperie. J'entends le bruit d'un loquet qui claque, le grincement d'une porte qui s'ouvre et se referme, puis plus rien. Alors je patiente, bercé par le succès d'avoir joué de ma mauvaise réputation. Ragaillardi, je me remémore mes anciens plans qui datent de mon évasion des geôles de la cité. J'étais fou de me penser capable de réduire Kendra-Kâr en cendres, mais ce rêve ne m'en paraît plus un depuis mon entrée chez les Murènes. J'ai le matériel qu'il me faut, la sécurité dont j'ai besoin et personne ne trouve à redire sur la qualité de mon travail. Mon petit moment d'euphorie s'envole définitivement lorsque le garde revient, les mains vides de mon avis de recherche. J'en conclus qu'il a été adressé à sa hiérarchie et me garde donc de le lui réclamer.
"Par ici, s'il vous plaît."Le ton change et ça ne m'étonne qu'à moitié. Dans ces quartiers, les monstres sont rois et les bonnes âmes écrasées sous nos bottes. Je passe la draperie que le gaillard écarte de mon chemin et dépasse la porte entendue plus tôt, largement ouverte sur un escalier propre, mais usé par le temps. Les marches avalées, nous arrivons dans une pièce grande comme le hall principal de l'étage, visiblement aménagé comme appartements pour la bordelière. Un bureau, un lit voilé d'un rideau en tissu, quelques meubles et lanternes qui éclairent l'endroit et enfin,
l'intéressée. La vieille femme est debout derrière son pupitre et caresse sa crinière blanchie par le temps, le visage ridé par l'âge et l'inquiétude, avant de se présenter.
"On m'a dit que tu me cherchais. Je suis Madame Aline, propriétaire de cet établissement."La main à plat sur mon avis de recherche, elle ouvre le marché non sans jeter de rapides coups d’œils à mon accompagnateur ainsi qu'à un autre homme appuyé contre un coin du mur.
"Ta réputation te précède, Ellyan Crow. La Milice est déjà venue à quelques reprises me questionner à ton sujet, sans succès. Que me veux-tu ?""Ribaudes et mendiants sont les meilleurs des informateurs. J'imagine que tu dois connaître de nombreuses choses au sujet des Docks. Je suis à la recherche d'un groupe de bandits réputé dans le coin, Noir-Désir."Le regard fixe, la vieille femme reste impassible et ne quitte sa posture qu'après une longue expiration. Ses pas l'éloignent du bureau et c'est en observant la flamme dansante d'une lanterne qu'elle me tourne le dos.
"Oui, ce nom m'est familier. Mais supposons que je connaisse ce nom, quel est mon intérêt à te donner des informations les concernant ?""Ne joue pas à plus maline avec moi, je suis loin d'être patient.""Tu ne comprends peut-être pas, mais ces hommes de l'ombre ne sont pas de simples bandits. Ils sont presque rois dans les Docks et rien ne se fait sans leur consentement, même entre ces murs. Corruption de gardes, chantage, cambriolage et assassinat, rien ne semble les freiner dans leur course au pouvoir. J'ai entendu dire qu'ils bataillaient avec d'autres organisations du même acabit, mais ce ne sont que des mots. Que peux-tu bien leur vouloir ?""J'ai des affaires avec eux, des affaires d'ordre professionnel. Saurais-tu me dire où se trouve leur quartier général ?"Agacé, Madame Aline ne semble pas vouloir céder aussi facilement. Je peux le lire sur le visage qu'elle tourne vers moi, mordillant d'inquiétude sa lèvre inférieure.
"Je suis désolée, mais je ne peux pas t'aider. S'ils apprennent que je t'ai fourni des informations, ils s'en prendront à moi ou à mes filles."A ses dires, rien ne semble capable de la faire changer d'avis. Malgré tout, je connais le point faible des bouseux des Docks. Chacune des personnes m'observent avec prudence et attention alors que ma main extirpe ma bourse hors de ma sacoche. Le tintement des pièces fait hausser un sourcil à la bordelière et je ne manque pas de continuer sur cette voie.
"Dis-moi ton prix."Ses lèvres se séparent, mais aucun mot n'en sort. Je me décide donc à mener les enchères et la discussion qui se porte peu à peu en ma faveur.
"Deux cents."Rien, aucune réaction. La reine des Ribaudes croise les bras, m'incitant à monter plus haut.
"Trois cents."Un sourire se dessine sur son visage, traduisant sa joie grandissante. Cette vieille putain est persuadée que ce petit jeu peut monter jusqu'aux milliers, mais je la fait soudainement tomber de son nuage.
"Trois cents Yus. Si tu veux davantage, je te prendrais un doigt toutes les centaines."Sur ces mots, l'ambiance retombe aussitôt. Les deux gus à mes côtés font un pas vers moi, main sur la poignée de leurs armes et échangeant de nombreux regards avec leur patronne. Cette dernière prend un instant pour reprendre ses esprits avant d'indiquer à ses hommes de main de se calmer.
"Reculez ! Reculez... Nous ne faisons que marchander."Plus sereine, Madame Aline s'installe à son bureau et pose ses mains croisés sur le bois. Tout dans son attitude indique que la vieille femme comprend l'enjeu d'une discussion avec un criminel dans mon genre et qu'il n'est pas judicieux de toucher ses limites. Pourtant, elle pose carte sur table pour sa dernière proposition.
"Cinq cents. Et je continuerais de dire à la Milice que tu n'es jamais venu par ici."La puterelle. Je me suis fait avoir sur ce coup. Je n'ai clairement pas envie que la Milice vienne me gêner. Grommelant dans mon écharpe, j'extraie la somme demandée et la verse sur la table, lui laissant le temps d'en compter l'exactitude. Satisfaite, Elle se lève de son tabouret et se rapproche de moi sous l’œil attentif des gardes.
"Noir-Désir s'est établit dans un commerce, directement sur les quais. Après avoir chassé l'ancien propriétaire, ils se font maintenant passer pour une compagnie de transport navale appelée Vogue-Mer, mais ils refusent toutes les demandes de la clientèle. D'après ce que je sais, ils exportent des marchandises illégales dans tout le continent et génèrent d'importants bénéfices. Comme je l'ai dis, ils ont la garde maritime dans la poche, ce qui leur permet de passer les contrôles du port sans la moindre difficulté. Un conseil, sois discret ou ils te trouveront avant."Satisfait, je lance un dernier regard à la bordelière et me dirige vers la sortie où m'attendent déjà ses deux hommes de main.
"Tu n'oublies pas quelque chose ?"La main tendue, Madame Aline me tend mon avis de recherche soigneusement enroulé et maintenu par une ficelle. Je lui attrape du bout des doigts non sans me racler la gorge de mécontentement et disparaît aussitôt par là où je suis arrivé, accompagné des dernières paroles de la vieille peau.
"Bonne chance. Reviens quand tu le souhaites..."