[ Depuis les terres de la Sororité, au commencement de l'histoire ]
Le voyage, au contraire de ce qu'elle avait pensé au premier abord, s'était étiré plus que de raison. Oh, bien sûr, il y avait eu les embûches habituelles et contre lesquelles on avait mis la Sœur en garde : tempêtes, vent capricieux, suspicion de navire pirate et de galères d'Oaxaca —qui, par la grâce de plusieurs détours prudents, étaient restés à l'état de simples conjectures. Mais ce n'était pas tant les péripéties de la traversée qui avaient eu raison de l'impatience de Selen, que l'implacable solitude dans laquelle elle avait été cloîtrée. Et pour cause, l'équipage du
Gendre Fuyant était, tel que le nom semblait l'annoncer, exclusivement composé d'hommes.
Ses Ainées l'avaient en effet prévenue qu'il était atypique pour une Sœur de quitter les domaines de Selhinae, et que le dessein qui lui avait été confié nécessitait qu'elle entrât en secret à Kendra Kâr. La guerrière s'interrogeait par ailleurs sur les raisons d'un tel mystère et des maintes précautions qui entouraient son départ, qui, loin de se rapprocher d'épopées chevaleresques, suscitait davantage l'impression qu'elle était devenue une sorte d'espionne. Elle ne connaissait de fait quasi rien de la terre dans laquelle elle allait accoster, si ce n'était le nom d'une fervente de Selhinae qui serait son contact sur place. Aucune de ses compagnes d'arme n'avait été assignée avec elle pour voguer vers l'aventure, et, plus que tout, c'était leur présence à elle qui sur ce pont lui avait manqué le plus cruellement.
Mais après presque un mois de traversée, la femme d'arme avait fait son deuil de ses amies, et trouvé dans l'aigreur et l'indifférence vis-à-vis des marins une forme nouvelle de résolution. Quand on tonna que la terre était en vue, si c'est de soulagement qu'elle porta son regard au loin, ce ne le fut pas plus de chagrin que de torpeur ; Selhinae trouverait en elle une allonge solide pour son bras armé.
Ainsi, c'est avec contentement que la guerrière emboîta le pas à deux marchands de l'équipage lorsque le temps fut à la descente du ponton vers le quai de Kendra Kâr, terriblement bondé en cette heure matinale, l'odeur de la mer, du poisson et des sorties d'égout rendant l'air difficile à respirer. Certes, ce n'était pas la fragrance d'une épopée, mais l'étendue de la ville, son port bondé, son architecture, ses petites maisons resserrées, sa foultitude de ruelles et l'ombre majestueuse du château royal, voilà qui en imposait pour une jeune migrante !
Mais s'arrachant à sa contemplation, elle aborda un rude gaillard à la cinquantaine et la barbe poivre et sel, ce dernier alors occupé à faire l'inventaire du contenu du
Gendre Fuyant :
«
Navrée de vous déranger, commença t-elle en évitant de le foudroyer du regard,
mais je viens d'accoster à l'instant, et j'aurais bien besoin de quelques renseignements sur la ville. »
Ce à quoi l'homme la dévisagea de bas en haut, avant d'hausser brièvement les épaules et de faire mine de se reconcentrer sur son manuscrit :
— « Si vous voulez une visite de la ville, trouvez-vous un guide, j'ai à faire, répondit-il sans la ménager. Mais les marins n'ayant pas encore terminé de décharger l'embarcation, il reprit : — Qu'est-ce qui vous intéresse exactement, à Kendra Kâr ? »
— «
Rien d'inhabituel, je cherche à loger, un temple où me reposer. Ainsi que le Mausolée des Valeureux, si vous pouvez m'en indiquer la direction. »
À ce nom, le vieil homme haussa les sourcils et la détailla avec soupçon : — « Pour sûr, le Mausolée, c'est inhabituel ça. Mais si le vieux machin vous intéresse, il faudra suivre le fleuve, c'est à quelques kilomètres seulement. Vous trouverez le Temple de Yuimen et l'Auberge de la Tortue Guerrière en vous contentant de suivre la Grand Rue par delà les portes de la ville ; pour le reste, vous trouverez bien toute seule ce qui vous intéresse, vous avez deux jambes et deux yeux. »
Et ce fut à peu près tout ce qu'elle pu tirer de son interlocuteur avant de ne devoir se montrer cinglante avec lui. Mais ses renseignements avaient été utiles, et elle se sentait à présent moins errante qu'elle ne l'avait été au premier instant. Si prendre une chambre à l'auberge s'avérait tentant, elle préféra sauvegarder ses finances et opter pour le Temple lorsque la faim et le sommeil se feraient sentir. Mais pour l'heure, un rendez-vous plus important l'attendait en dehors de la ville, et c'est d'une main assurée sur le pommeau de son arme qu'elle prit la route qui longeait le fleuve, resserrant autour d'elle sa longue veste pour se protéger du froid matinal. Son souffle vaporeux dans l'air frais et humide se mêla ainsi à celui des nombreux badauds qui, comme elle, empruntaient la route pour des raisons anonymes.
Bientôt au loin derrière elle, l'homme du quai termina quant à lui ses affaires, et oublia cette rencontre importune, bien que cette femme au visage balafré lui eut donné l'air étrange de contenir derrière la politesse plus que du mépris.
[Vers le Mausolée des Valeureux.]