Si mon père m'accueille avec un sourire presque charmeur, Lirelan quant à elle me reçoit avec un rire aigu et moqueur.
"Ne te moques pas comme ça voyons, je la trouve ravissante ma fille ainsi." "Ravissante, oui, sans doute... Mais elle fait plus crédible en guerrière à mon goût." "Je suppose, père, que si vous m'avez commandé cette tenue magnifique, c'est au moins pour m'emmener manger dans un endroit convenable?" "C'était avant tout pour que tu n'ailles pas voir Yuimen habillée comme une souillon." "Tu sais pourtant que c'est une guerrière dont Yuimen a besoin et non d'une dame d'apparat!" "Est-ce pour ça que ma fille doit paraître en ces lieux comme une vulgaire coureuse? C'est une gardienne, il lui faut..." "Arrêtez tous les deux. Et vous père, montrez-moi où on dîne parce que je n'ai pas mangé depuis que j'ai quitté le temple de Yuimen dans la nuit d'hier et que je ne veux pas aller voir Yuimen le ventre vide." "Nous pourrons ainsi discuter, il y a certaines choses qu'il faut que tu saches avant d'aller voir notre Dieu, c'est pour ça que je suis revenu ici." "Soit..."
Nous quittons alors la pièce, laissant la porte ouverte à mon grand désarroi. Lirelan me rassure mentalement, m'expliquant qu'il n'y aucune chance de vol ici dans Nyr 'Tel Ermansi. (Il n'y en avait aucune dans le temple non plus et pourtant...)
Je suis mon père dans les couloirs jusqu'à une grande salle faite de ce qui semble être du bois, de la pierre et du métal, à moins que ça soit d’autres matières que je ne connais pas. Il m'invite vers une grande table remplie de nourriture toutes plus alléchantes les unes que les autres. Je ne me rappelle pas de ma vie d'elfe d'avoir vu autant de victuailles ainsi étalées devant moi, prêtes à être mangées.
"Prends une assiette et sers-toi. J'espère qu'il y aura de quoi satisfaire ton estomac." "Âdar, je suis une Sindel, pas une ogresse et encore, même si j'en étais une, je trouverais encore sur cette table assez pour me nourrir." "Faut avouer qu'un peu de poids en plus te ferais pas de mal, tu as fort maigri depuis ton départ de la cité." "Il faut croire que 3 longues semaines sans auberge sur une île inhospitalière ne fût pas le meilleure régime que je pouvais espérer." "Et pourtant, faudra t'y habituer, j'ai l'impression que tu risques de passer plus longtemps encore sans un lit et un repas chaud au coin d'une cheminée quand tu sortiras de cette cité."
Je finis par me servir une assiette à ma faim, avec de la volaille, des légumes, de la viande et même des plantes que je n'ai jamais vu de ma vie mais qui semblent succulentes. Je rejoins mon père qui s'est servi lui aussi un repas correct, mais plus modeste que le mien. Lirelan quant à elle vient s'asseoir d'un battement d'ailettes sur mon épaule. Elle a fait aussi l'effort dans sa dernière transformation de se couvrir de ses plus beaux atours, à moins que ça soit une manière subtile de se moquer après tout... (Moi? je ne ferais jamais ça...)
"Tu voulais me dire quelque chose." "Il y a pas mal de choses qu'il est temps que tu saches, même si j'aurais peut-être dû t'en parler avant." "Du style pourquoi tu m'as fait tatouer enfant en me racontant par la suite que c'était une tâche de naissance." "Tu es au courant de ça?" "Lirelan m'a montré ça en effet." "Commençons par le début plutôt. Tout d'abord, il faut que tu saches pour mieux comprendre ton histoire que le fait d'être gardien de Yuimen est un trait de famille. Ainsi mon père avant moi était gardien, sa mère aussi et ainsi depuis que les gardiens sont apparus sur Yuimen. La première était une aïeule à toi du nom de Leona. Yuimen t'en parlera sans doute." "Je n'ai jamais entendue parler de ce nom." "Rien d'étonnant, mais je pense que tu en entendras parler d'ici peu. On raconte qu'elle avait trahi Yuimen et Oaxaca..." "Oaxaca? La Dame Sombre?" "Oui, Lothindil. Celle-là même qui est revenue." "Quel est le rapport entre mon aïeule et Elle?" "Leona était Gardienne au temps de la première apparition d'Oaxaca. Elle a trahi Yuimen en ne tuant pas la Dame sombre, mais elle a trahi Oaxaca en l'enfermant dans un cristal qui devait être éternel." "Mais le cristal a été rompu... et dans ce que j'ai pu voir en Enfer, Leona a été rappelée." "Attendez... Vous me dites que Leona qui est morte y a un temps immémorable même pour un elfe est actuellement vivante et que c'est à cause d'elle que Oaxaca est elle aussi vivante?" "Oui..." "Les voies de Zewen sont impénétrables."
J'avale une partie de ma viande avant qu'elle refroidisse trop et regarde à nouveau mon père, m'attendant maintenant au pire concernant mon histoire avec une tare aussi grosse dans ma famille.
"Maintenant un détail qui est important que tu saches, c'est que le gardien de Yuimen est toujours l'aîné du gardien précédent, ou à défaut l'aîné du frère ou de la soeur du Gardien." "Mais c'est impossible. Ca devrait être Sarya, pas moi." "A part que Sarya, comme tu le sais portait en elle des fluides de Moura. Puis au moment, où j'ai quitté mon rôle de Gardien... Tu étais bien mon aînée."
Je retiens alors un cri tandis que le puzzle de l'horreur de ma vie vient de gagner sa dernière pièce. Si ma soeur est morte c'est bien à cause de moi, mais pour une raison tout autre que celle que j'imaginais. "Âdar... Syë firinissa tyä ónoro... Pedod työ ù astiwë mëhian..."1 "Il est aussi difficile pour moi de te dire que c'est faux que de m'en convaincre." "Comment as-tu pu faire ça?" "Il n'y avait pas d'autres choix, ma fille. Elle ne pouvait être la Gardienne et de nombreux signes annonçaient un temps sombre pour le monde. Je ne pouvais pas laisser Yuimen devoir former de bout en bout un autre Gardien. Il lui fallait quelqu'un qui serait dévouée corps et âmes à sa cause et c'était déjà au plus profond de toi le cas." "Comment peux-tu dire ça? C'est à cause de sa mort que je me suis liée à Yuimen et tu le sais." "Pourquoi as-tu été alors au temple de Yuimen alors que celui de Sithi était plus proche de plusieurs kilomètres?" "Je n'en sais rien." "Et pourtant, c'est si simple en fait. Tu as ressenti l'appel à ce moment-là. Tu connaissais le temple et, de par la marque que je t’avais fait faire, tu étais liée inexorablement à Yuimen. C'est avec ce drame que s'est rompu le dernier lien que tu avais avec le Naora. Tu tenais plus à ta soeur qu'à ta propre vie et sa mort était la seule rupture possible entre toi et elle. Il ne te restait plus qu'à comprendre que tu ne pourrais plus vivre en Naora avec sa mort sur la conscience pour que tu puisses devenir la druide que tu devais devenir. Ce que tu as mis longtemps à accepter, plus que je ne l’aurais imaginé." "J'aurais pu l'être sur Naora, je n'avais pas besoin de m'exiler pour cela!" "Serais-tu devenue druide puis Gardienne si tu n'avais pas rencontré Nuilë?" "Oui, sans doute..."
Un silence s'abat sur la table tandis que autant mon père que moi plongeons le regard dans notre assiette. Comment pourrais-je reconnaître qu'ils ont raison? Ca reviendrait à avouer que la mort de ma soeur était une nécessité, ça serait la trahir elle. Et pourtant, si elle était encore en vie, sans doute serais-je restée encore longtemps à me morfondre sur Naora. Comment pourrais-je accepter cela sans la renier? C'est du plus profond de moi que vient la réponse, presque imperceptible mais pourtant là, dans les larmes des esprits qui coulent en moi, dont celles de ma soeur défunte.
(Ce n'est pas renier ta soeur que de comprendre que sa mort a été nécessaire, Lothi... C'est reconnaître la valeur de son sacrifice.) "Elle a donné jusqu'à son âme pour moi, Lirelan. Et pourtant, j'aimerais tellement qu'elle soit en vie." "Peut-être est-ce le cas." "Que veux-tu dire par là?" "Tu as traversé les enfers comme moi. Tu sais qu'on peut en sortir vivant ou y rester pour l'éternité." "C'est impossible, je l'ai vu dans mes comas, elle a donné ses larmes quand je suis devenue gardienne." "Moi aussi." "C'est impossible, les larmes sont les liens qui unissent l'âme à notre monde!" "Non, enfin pas tout à fait. Mais c'est possible, mes larmes coulent dans tes veines tout comme celles de ta soeur. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'elle est sortie des Enfers, il y a déjà plusieurs dizaines d'années." "Tu l'as revue?" "Non, pas depuis sa mort."
Ainsi non seulement ma soeur était vivante, mais en plus elle avait compris sa mort et était prête à m'aider malgré tout. J'ai du mal à tout assimiler, au fil de cette discussion, c'était l'énigme complète de ma vie qui venait de trouver sa clé. La pierre d'angle était venue enfin s'ajouter à un édifice qui tenait par un miracle des dieux. Les bases étaient désormais assez solides pour que je puisse continuer à bâtir mon existence et mon destin.
1 Traduction française: Père... Tu as tué ma soeur... Dis-moi que c'est faux...
_________________
Je suis aussi GM14, Hailindra, Gwylin, Naya et Syletha
|