Alors que je suis bien en dessous de la scène, à m’échiner à faire obéir ce monstre colossal de ma poigne déterminée et, je l’avoue, un peu désespérée, les demoiselles se mettent d’accord pour ne pas m’aider. Chouette alors ! Je ne saisis pas tout de leur courte conversation, trop occupé à me maintenir en place sur le dos remuant de Nessie, mais j’en capte quelques bribes éparses via l’esprit de feu de ma faera incendiaire. Elles n’attaqueront pas. Pas sans me voir, pas sans savoir l’exactitude de mon état. Pour ne pas me mettre en danger. Et elles ont raison, même si au fond de ces abysses, je me sens seul désormais pour parer à cette menace monstrueuse qui m’emmène avec elle vers sa perte… et la mienne. Lysis, elle, n’a cure de la mine que fait Ixtli, et se fiche bien de savoir ce que l’ondine pense d’elle. Elle ne répond pas à la dernière question de la jeune aigail, toute penchée vers les flots ténébreux au fond desquels deux créatures de légende se débattaient pour en finir la première avec l’autre.
De mon côté, même si mes intentions sont claires, je sens que mon avenir n’a jamais été si obscur, si trouble. Maintes fois je me suis retrouvé dans des situations dangereuses, rocambolesques et terriblement risquée pour moi et mes proches, mais jamais autant je n’ai été aussi dépourvu de solutions pour vaincre un ennemi aussi puissant et acharné. Lysis ne peut venir, salvatrice, en deus ex machina pour me sauver les plumes. Non, cette fois elle a déjà mis toute sa puissance dans le combat. Elle a déjà usé de ses puissants pouvoirs pyromantiques pour mettre à mal Nessie, le blesser le plus possible, lui arracher vie, douleur et espoir de vaincre… Mais rien n’a réellement fonctionné jusqu’au terme : la bête vit encore, et je me suis moi-même emprisonné sur son dos, à la merci de ses mouvements erratiques et aquatiques.
Ma tentative de maîtriser son système nerveux et de contrôler ses mouvements par l’injonction d’une pression opposée à la direction désirée s’avère… une catastrophe sans nom. Finalement, je suis bien loin de mon atmos qui, s’il m’a été complexe à piloter la première fois, au moins répondait correctement à mes commandes et mes désirs, même si ma manipulation était un peu brutale. Ici, la réaction est pire que tout : je sens mon arme se fondre comme prévu autour de ce qui lui sert de colonne vertébrale, s’insinuer douloureusement dans sa moelle et ses terminaisons nerveuses. Comme prévu. Mais là où j’ai imaginé une maîtrise via cette technique, je me suis mis foutrement le doigt dans l’œil jusqu’au coude. La réaction du colossal Nessie est extrême au possible, et la peine que je lui inflige par l’incrustation de mes tentacules solides et acérés dans son épine dorsale ont tôt fait de le rendre fou de douleur. La créature aquatique a un spasme monstrueux qui parcourt tout son corps et manque de me désarçonner. Mais je m’agrippe des deux mains au manche relevé de mon arme, tenant bon malgré tout sans me faire rejeter de son dos. Pour l’instant, du moins. Car la plainte rageuse qui monte de son ventre comme s’il mettait au monde un monstre quatre fois plus grand que lui déchire les abysses et résonne au-delà de la grotte en une plainte colérique et peinée qui fait trembler les fondations rocheuses de l’îlot du lac, et se répercute jusque dans mes os, les faisant frémir par cette intensité inconnue encore jusqu’ici.
Et, hurlant son courroux, le monstre commence à se faire frénésie, et tourne, tourne sur lui-même comme dans un odieux manège. Pour mes yeux, tout est flou, derrière les bulles et les flots perturbés par des mouvements plus rapides. Ma proprioception est à cette heure bien incapable de me dire si j’ai la tête en l’air ou en bas… Ni même si les nombreuses vrilles de l’animal en sont réellement. Incapable de me repérer dans cet espace immense qui pourtant semble se réduire autour de moi comme les murs de la mort qui referme ses serres sur mon être, je ne peux que m’accrocher à mon arme, et à la vie, en forçant sur mes mains et mes poignets, donnant toute ma confiance en ma force, en ma pugnacité, ma rage de vaincre… Et en la solidité de mes membres. Pourvu qu’ils ne se brisent pas avant la fin. Pourvu qu’ils n’éclatent pas. Pourvu aussi que mon corps n’heurte pas une paroi ancestrale de ce lac oublié, explosant sous le choc pour ne laisser de moi qu’un être défait, brisé.
Les heurts se font, mais je peux remercier ma chance dans ma déconvenue : jamais mon corps ne se fait défaire. Celui de la créature, en revanche, est ballotté de spasmes de plus en plus désespérés, de chocs rudes et sans pitié qui l’amènent à s’autodétruire petit à petit, sans avoir plus lui-même le contrôle de ses mouvements. Je ferme les yeux. Je tâche de me replier, sans perdre ma concentration physique, vers un havre de paix mental qui n’a pour but que de ne pas faire entrer le stress, la nervosité, la peur d’y passer dans cette équation déjà complexe pour ma survie. Bon sang ! Vais-je vraiment mourir là, invisible aux yeux de tous, écrasé comme un vulgaire moustique contre un mur ? Ne restera-t-il de moi qu’une trace rougeâtre au cœur d’un lac de ténèbres ? Et Lysis, et Ixtli ? Que deviendraient-elles alors, quand la fureur du monstre les aura rattrapées ?
Pour le havre de paix mentale, on repassera. Il n’y a qu’un mot auquel je pense, symbole d’une peur qui m’a toujours habité : mort. Ma propre mort. Mon déclin, mon trépas, mon agonie. Mort, mort mort.
Mort.
C’est elle que je vois lorsque, furieusement, la créature jette la tête en arrière pour remonter à la surface, bien involontairement. Et cette corne de sa collerette, c’est au ralenti que je la vois arriver vers moi, droit sur mon ventre, prête à me transpercer, à m’éviscérer. Je crispe les mâchoires, comme pour vainement atténuer la douleur. Mais celle-ci est impitoyable, et me cueille malgré toutes mes armures, magiques comme physiques. La corne blanchâtre arrive à bout de ma gangue végétale, traverse mon armure de mithrill et transperce ma peau et mes chairs dans un éclair blanc d’affliction.
Ma vue se trouble, je ne vois plus que l’eau, bleue. Puis le sang, rouge, qui m’entoure alors que la bête sort son piton acéré de mon ventre. J’ai le cœur au bord des lèvres. Je lâche prise, au bord de l’évanouissement. Ah, je ne suis pas une chochotte, et les douleurs des combats ne m’effraient pas, habituellement. Mais là… Là elle est peut-être synonyme de fin. Mes mains lâchent mon arme, qui ne me retient plus désormais que par la dragonne, tordant mon poignet et l’emportant avec moi à sa suite sans que je ne contrôle plus rien. Je perds espoir, je perds toute volonté de me battre : blessé à mort, un trou plus gros qu’un poing dans le bide, je laisse juste mon sang s’écouler, ramenant ma main libre à la plaie comme un réflexe bien inutile. Car le sang gicle en volutes aérienne, dans ce grand bassin rempli d’une eau désormais souillée.
La frénésie des mouvements s’estompe, mais je m’en rends à peine compte. L’eau me submerge, et je ne respire plus, de peur d’en remplir mes poumons. La lumière s’éclaircit, petit à petit, et je ne comprends que lorsque j’émerge finalement des flots que c’est vers la surface que le monstre, inconscient désormais, me ramène.
La tête me tourne, et ma vision est trouble. Je tousse de l’eau. Peut-être en ai-je avalé, finalement. Je ne sais plus.
Je ne sais plus rien. Je gis sur le dos de l’animal, sur mon propre dos moi-même, la main coincée dans la dragonne de mon arme, la tête tournée vers le ciel de roc. Blême, hagard. Au loin, la silhouette d’Ixtli, comme irréelle, plonge dans les flots pour me secourir. Lysis abandonne quant à elle sa forme humanoïde pour revenir au plus vite dans mon esprit, au creux de moi. Je l’entends crier, crier pour me ramener, mais je n’ai la force de lui répondre.
Quand l’ondine arrive à mes côtés, j’ignore combien de minutes ont pu passer. Je redresse péniblement la tête. Lysis est à nouveau sous sa forme humanoïde, près de moi. Elle a fouillé mon sac et tente de me faire boire une potion de soin de mon sac. Je déglutis péniblement le breuvage magique, peu convaincu dans son efficacité sur un trou pareil. Mais… étrangement je sens la vie couler en moi. Hors de moi aussi : l’hémorragie n’est pas arrêtée, mais… je vis. Je vis, irrémédiablement. Je me redresse sur mes coudes, plongeant mon regard de ténèbres dans celui de l’aigail. Je passe une main sur mon visage, comme pour me donner de la consistance, avant de lui tendre.
Elle m’aide ainsi à me relever, péniblement. Fourbu, blessé, je me tiens courbé, appuyé sur elle comme une colonne soutient une voute. Je me penche vers le manche de mon arme métamorphe, et en change l’apparence pour qu’elle sorte du corps défait de la créature. Les lames tranchent sa peau, sa chair à nouveau, et un gémissement involontaire sort de la gueule béante de la bête. Elle est inconsciente, mais pas morte pour autant. Aussi, lorsque j’avise ma rapière plantée dans son orbite vide, je peine à articuler :
« Il faut… l’achever. »
Je me détache d’Ixtli. J’œuvrerai seul dans cette mise à mort relevant plus de la pitié, désormais, que de la cruauté ou de la volonté de vaincre. Je m’approche, titubant, de l’œil crevé, et mes doigts se referment sur la rapière. Je change mon autre arme en rapière toute semblable, et la pointe vers l’orbite, à son tour. Puis, rassemblant tout ce qui me reste de force, je me laisse choir vers l’avant, transperçant l’orbite et le crâne de l’animal de mes deux lames plantées. Et je maintiens la pose, comme j’ai déjà pu le faire. Mais avec moins de fougue, cependant. Je relâche des salves d’épines vers mon ennemi, tuant, tuant la créature sans lui laisser plus le loisir de souffrir. Puis, récupérant mes lames, je laisse disparaitre ma peau de rose et glisse sur le dos, une fois de plus, perché sur la tête de l’animal. Je jette un regard sur Ixtli, sur Lysis. Je suis à bout de force, mais en trouve néanmoins un peu pour m’exclamer, douloureusement.
« C’est fini. C’est… fini. »
Lysis sait que je vivrai. Elle profite de ce moment de répit pour observer plus avant les grandes pierres bleues incrustées dans la gorge de l’animal, vérifiant leurs propriétés magiques, et si elle peut les ôter de la chair de l’animal. Je n’ai pas la force de la retenir, de l’empêcher de profaner cet ennemi défunt qui fut le plus puissant que j’aie jamais combattu. Celui qui, du plus proche, m’a fait entrevoir la mort.
Nous n’avons plus rien à faire ici, désormais. Je jette un regard sur le pendentif, qui n’a toujours pas révélé ses secrets, et me rends, cahin-caha, vers Ixtli. Un dernier regard sur l’autel, l’îlot, afin d’en apprécier une dernière fois l’aspect morne et triste. Je prends en ma main celle d’Ixtli, me redressant tant bien que mal pour lui signifier mon désir profond :
« Ne nous attardons pas dans cet endroit de mort. »
[1918 mots]
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