Les lames arrachées à son œil et à son dos finissent de tuer cet adversaire magistral sans un dernier gémissement. Son dernier souffle, si bruyante qu’elle fut dans les dernières minutes de sa vie, se fait dans un silence morbide et dérangeant. Je me sens presque coupable de rompre cette paix retrouvée en nettoyant mes lames en les trempant dans l’eau du lac avant de les essuyer sur ma tunique, là où mon sang ne l’a pas trop imbibée, dans un froissement humide. Je n’ose jeter de coup d’œil à Lysis qui, sans remord, charcute la bête pour en extirper un orbe bleuté étrange, aux pouvoirs certainement magiques et mystérieux. Peut-être. Je n’y comprendrai de toute façon pas grand-chose, au final. Mais elle semble y porter un intérêt notoire, l’emportant avec elle, sans doute pour l’étudier de plus près lorsque nous serons dans un endroit familier. Encore un secret qui nous est caché. Sans le vouloir, je croise du regard les blessures mortelles que nous avons infligées, à trois, à la bête. Quelle puissance rassemblée en un même endroit pour vaincre finalement un ennemi bien plus puissant que nous pris individuellement. Quelle force unificatrice nous a liés pour nous dépasser, nous surpasser et finalement mettre fin à la menace qui pesait sur nous. Quelle horreur, au final, que d’avoir décrété pour notre pauvre survie la mort d’un être ayant vécu plus de vingt vies comme la mienne.
(Ne sois pas bête. Ce n’était rien de plus qu’un très gros poisson rouge abandonné dans son bocal, sans même plus personne pour venir le regarder ou s’en occuper. Quel sens avait cette vie passive et éloignée de tout ?)
Lysis, acerbe, n’a pas entièrement tort dans ses paroles, comme souvent, même si son manque d’émotion et d’empathie fait parfois peur.
(C’était une vie. Aucune d’elle ne devrait avoir plus de poids qu’une autre.)
(Et pourtant c’est le cas. La tienne vaut bien plus que la sienne, irrémédiablement. Que signifiait sa vie, à part la solitude et le risque qu’un jour, quelqu’un de moins puissant libère sa force dévastatrice qui aurait, une fois ressurgie des profondeurs d’Elysian, dévasté la surface, ses villes et ses habitants ? Qu’aurais-tu préféré ? Mourir à sa place ? Toi qui es ici pour sauver les élémentaires de leur disparition définitive, pour régler des situations politiques délicates afin de servir une cause plus grande visant à l’unification de peuples autour d’un même objectif, comme sur Saldana ? Quel poids a la vie de cette créature certes âgée et puissante, mais complètement inutile à quiconque dans cette grotte abandonnée ?)
(Respecte sa vie. Respecte ce qu’elle était, et respecte sa mort, nous ayant permis de survivre. J’aurais aimé que ce combat n’ait jamais eu lieu.)
(Foutaises ! Ce combat t’a prouvé ta force, notre force commune. La nouvelle répandue montrera aux yeux de ce monde qui ne te connait pas quelle puissance tu peux accumuler. Tu inspireras la peur, tu inspireras le respect chez ceux qui se présenteront comme tes ennemis. Et alors, le dialogue pourra être possible avec. Et une issue diplomatique possible, engendrant la sauvegarde de nombreuses vies d’une guerre actuellement quasiment inévitable.)
Elle est vindicative, encolérée. Ses arguments sont frappants, font mouche en moi, mais je m’insurge tout de même mentalement.
(Ce n’est pas une raison. Il y a d’autres moyens d’y parvenir. D’autres…)
Elle interrompt ma pensée, oralement cette fois, désignant d’un doigt nerveux pointé la jolie ondine qui semble un peu perdue, assise sur un roc de l’îlot central.
« Et la sauver elle, est-ce une raison qui te va ? »
Encolérée, elle s’est laissé emporter. Je pose mon regard sur Ixtli, incapable de répondre. Sortie de son contexte, la phrase de ma faera peut vouloir dire tellement de choses, être comprise de tellement de manières. Y ajouter quoique ce soit ne ferait qu’emmêler encore plus la situation. Je me renfrogne. Bien sûr que c’est une bonne raison. La vie d’Ixtli, la mienne. Bien sûr qu’il s’agit de raisons plus que valables d’avoir amené la mort sur cet ancêtre respectable, cette expérience oubliée ayant survécu à ses maîtres. Oui, elle a raison quand elle dit qu’il faudra répandre la nouvelle de cette mort, et de notre acte héroïque de ce jour. Car oui, il nous faudra le présenter comme ça : Nous avons vaincu un être à la fois puissant et ancestral, plus que quiconque ici, pour nous défendre. Pour la défendre…
Mes yeux ne parviennent plus à cesser de la regarder. Descendant douloureusement de la carcasse de la bête pour rejoindre la terre ferme, tenant ma blessure contenue par le breuvage magique que Lysis m’a fait absorber, je m’approche de l’aigail et m’accroupis à ses côtés, toujours faible malgré tout. Elle me regarde à son tour, et place une main légère et rassurante contre ma blessure. Je me crispe un peu, dans un premier temps, ne sachant pas ce qu’elle souhaite faire, mais je décide de m’abandonner à elle. Sa magie, utilisée une fois de plus d’une manière originale, place une gangue de glace dont le froid mord mes chairs désagréablement, mais qui a le mérite de cesser l’hémorragie et de préserver à l’intérieur de mon corps le sang qui est le mien, le temps que la plaie soit soignée davantage. Un sortilège de répit qui est plus que le bienvenu. Je lui adresse un maigre sourire de remerciement, que j’aurais voulu plus joyeux, mais qui se réfrène face à sa mine emplie de tristesse et de pensées noires.
Elle brise elle-même le silence gênant qui s’installe malgré moi, ne sachant que lui dire, en précisant que les Pendants d’Uraj, ces pendentifs de téléportation, ne fonctionneront pas à l’intérieur, et qu’il nous faut sortir. Lysis, rendue impatiente par la scène, et agacée de mon comportement passif, lève les yeux au ciel en grognant un soupir, avant de reprendre sa forme invisible aux yeux des néophytes, qui vient retrouver sa place dans ma tiare précieuse.
Je m’installe en silence dans la barque, et laisse l’élémentaire mener celle-ci jusqu’à un rivage que nous savons sûr, proche de la sortie. Il est inutile de nous attarder plus longtemps ici. Avant de sortir de la grotte par la porte au soleil que nous avons empruntée pour y arriver, je jette un dernier regard vers le cadavre flottant de ce monstre draconien. Par les louages de sa mort, au moins sera-t-il connu et reconnu pour ce qu’il était : un être puissant et dangereux. Ça ne le consolera sans doute pas, bien sûr… Mais puisse cela lui rendre le passage de vie à trépas moins amer que le fut sa vie de solitude et d’abandon.
Ixtli me soutient, alors que nous remontons vers la surface. Et j’avoue me laisser aller à ce soutien avec plus de plaisir et de nécessité que je ne l’aurais cru. Je me sens faible, j’ai besoin de repos. Et sa proximité, outre son aide purement physique, me rend un peu de force et de courage. Elle vit. Je vis. Oui, préserver ces vies était une bonne raison pour en prendre une autre. Celle d’une créature ayant vécu trop longtemps sans vivre réellement. Et pour son trépas, je me fais une promesse : chaque moment de ma vie sera à la recherche de plus de ferveur et d’activité que n’importe lequel de ses moments de solitude. Près de deux millénaires à tourner en rond au même endroit. C’est peut-être un peu déiste de ma part, et je m’invente peut-être des excuses, mais j’aime à penser que désormais, l’esprit de Nessie me suivra dans mes aventures, et verra pourquoi il a été bon que je survive. Je lui dédierai mes joies et mes victoires, à partir de maintenant.
Nous arrivons finalement à l’extérieur, devant un coucher de soleil annonciateur d’une nuit paisible. Le vent, lui-même, semblait apaisé de ce calme retrouvé, ne soufflant plus qu’en une légère brise soulevant à peine mes mèches défaites, et rafraichissant la peau de mon visage restée trop longtemps dans la poussière de ces ruines. Comme l’aigail, je prends une longue inspiration, mais sans fermer les yeux, pour ma part. Car ils sont posés sur le paysage splendide qui s’offre à nous, à la lueur décroissante recouvrant d’un voile tamisé les antiques ruines d’Andarsté. Je ne m’anime que lorsque le disque solaire a totalement fini de disparaitre derrière l’horizon brisé des Crocs du Monde. Au moment où je m’en rends compte, en réalité, car mes pensées se sont encore perdues dans de lointains souvenirs futurs. De ces avenirs que l’on imagine en sachant qu’ils ne seront pas tels qu’on les a imaginés. C’est la lueur que produit soudainement mon pendentif lunaire qui me ramène à la réalité, sur Elysian. Ixtli, tout aussi intriguée de cet étrange phénomène, s’approche de moi et commente d’un air intrigué :
« Il semblerait que le pendentif te soigne, lentement, mais qu’il te soigne… »
Me soigner ? Voilà une nouvelle plutôt bonne, en vérité. Je crois en avoir besoin plus que de rigueur. Voilà une bonne nouvelle, capable de faire passer les zestes d’amertumes de cette soirée naissante. Je soupire, rasséréné, et profite de l’attention d’Ixtli pour glisser une main délicate sous son menton, en une caresse du bout des doigts le long de sa ligne de mâchoire. La voix qui sort de ma bouche est enrouée et murmurante, comme si ma gorge était serrée.
« Je suis content que nous soyons en vie. Je suis content que tu vives, Ixtli. »
Cela me parait, finalement, la réponse la plus acceptable et la plus simple aux propos acides de Lysis, de trop nombreuses minutes plus tôt. Car oui, il ne sert à rien de pleurer la mort passée : c’est la vie qu’on doit se féliciter d’avoir devant nous. Dans le respect de notre adversaire vaincu, certes, mais sans en faire un martyr plus que de rigueur : c’est lui qui nous a attaqués, après tout. Je rempile :
« Merci. Merci de m’avoir aidé à surmonter cette épreuve. »
Mais il n’est plus guère temps de traîner ici sous la lune. Je prends la main d’Ixtli dans la mienne, et pose la seconde sur le pendant d’Uraj.
« S’ils fonctionnent, rendons-nous à Ilmatar au plus vite. Nous y trouverons un repos salvateur dont nous avons tous deux besoin. »
Ils devaient se recharger, entre deux utilisations, si mes souvenirs sont bons. Mais… en vérité j’ignore complètement combien de temps nous avons passés dans ces ruines. Peut-être cela suffira-t-il. Ou peut-être pas. Auquel cas il ne nous restera plus qu’à nous réfugier pour la nuit dans l’abri qu’elle s’est construit, dans ce bâtiment où je l’ai laissée se reposer. Je pense fort à la destination d’Ilmatar, espérant que le voyage se fasse.
[1789 mots (Révolution !)]
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