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Le silence tombe entre nous, comme si l’elfe n’avait pas vraiment de réponse à me fournir. Connait-il seulement le Temple des Plaisirs autrement que par son nom et ce qu’on a pu lui en dire ? Son regard pâle se perd sur l’étendue du lac dont nous quittons rapidement les abords pour retourner dans cette montagne forestière aux sentiers escarpés. Au détour d’un rocher, derrière une futaie plus touffue, nous surprenons une harde de cervidés en plein repas. Notre présence, perceptible de loin au vu de notre vive chevauchée, n’a pas l’air de les avoir effrayés d’avance. Cependant, à notre irruption, ils détalent sans demander leur reste. Mon regard se perd dans leur fuite souple et éperdue, à la fois panique et innocente, insouciante. Car ces animaux sont sauvages, et ne connaissent rien des êtres des villes. Ils sont bien loin de toutes ces intrigues de cour, ces complots visant à ébranler des mondes… Eux sont vraiment libres.
(Ah ouais ? Parce que ça te tente, toi, de courir à poil dans les bois en tendant l’oreille pour te casser au moindre bruit suspect ?)
(Heu… Non. Enfin… ça dépend la situation, je présume.)
(Il n’y a pas qu’une liberté. La tienne, tu l’acquiers par le tranchant de tes lames et le poids de ta réputation. Toi, tu n’as pas à fuir, car tu es libre de rester.)
L’elfe blanc finit toutefois par me répondre, par un propos dont j’ai du mal à cerner le but. Il affirme ne pas être contraire à servir les renseignements du royaume, et précise qu’il abhorre être utilisé à son insu. Je lève un sourcil scrutateur alors que mes yeux se tournent vers lui. Ma monture est fiable et stable : je peux me le permettre. Sans que j’aie à lui demander d’explication, il poursuit en admettant ne connaître du temple que sa façade, la comparant à une caste hédoniste sans doute hinionne nommée les Adeptes du Cristal de Neige, dont les membres étaient perclus de secrets enfouis.
Je hausse les épaules, de mon côté. Je ne connais pas ce groupe, ni n’ai envie de me prononcer maintenant sur les secrets des éminents membres du Temple. Son intervention indiquant il pourrait travailler pour les renseignements du palais est plus inquiétante, cependant. Et il confirme mon trouble en posant l’hypothèse que la royauté kendrane pourrait s’intéresser aux affaires du Temple. Le Roi est l’un de nos clients, à n’en pas douter, même s’il ne sait peut-être pas le lien entre le Temple et ses activités secrètes lui-même. Je masque mon doute par un éclat de rire moqueur.
« Ahah ! Les empoudrés de la Haute Cour seraient jaloux de ce qu’ils appellent eux-mêmes un bordel de luxe ? »
Je poursuis, l’air conspirateur, pour entrer dans son jeu.
« Et quels ont été les ordres implicites qui font de toi leur émissaire forcé, maître hinion ? Si la cour s’intéresse au Temple, les portes lui seront ouvertes. Mais je gage que Solennel ne cautionnerait pas une visite si officielle dans un tel lieu de débauche. »
Rieur, je ne prends aucune pincette avec lui. Je poursuis.
« Mais dis-leur alors que s’ils entrent, leurs propres secrets pourraient être révélés, s’ils tentent de percer ceux des habitués du Temple. Car c’est quasiment une devise de ces lieux, que de préserver les secrets de ses visiteurs. Un mot d’ordre, un code d’honneur. Et c’est ce que j’aime en ces lieux : chacun est libre de s’y sentir libre, sans crainte d’être épié ou jugé comme dans ces nobles cours où les faux-semblants font office de routine. »
Puis, tentant de capter son regard malgré notre route sinueuse à dos d’un cheval inconnu :
« N’y as-tu jamais rêvé, de tels moments où l’insouciance serait tout, durant lesquels tu pourrais t’abandonner aux plus secrets de tes vices cachés sans que nulle menace ne pèse ? Si c’est le cas, ce dont je ne doute pas, tu ne devrais pas craindre le Temple et ses secrets. Tu ne devrais pas y voir une menace, mais un havre où cela est possible. »
Ne souhaitant pas de réponse qui ne soit pas réfléchie, je frappe du talon les flancs de mon cheval pour en accélérer un peu le trot, et m’avance à hauteur d’Ixtli, notre guide, pour poursuivre la route en sa compagnie. Silencieux, je lui souris juste en la rejoignant, laissant ma monture s’accorder à la sienne. Et ainsi, nous poursuivons la route, descendant des Crocs du Monde dans un territoire sauvage, mais pas aussi hostile que Jillian semblait le prétendre. Les prédateurs n’ont qu’à bien se tenir, car en moi ils trouveront un maître. Et aucun n’aura les dents aussi longues que mes propres crocs d’acier.
Alors que le soleil décline dans les cieux, et colore ceux-ci de lueurs orangées crépusculaires, je sors une pomme fraiche de la besace de mon canasson pour la grignoter à moitié en guise de collation, avant de me pencher sur l’encolure du destrier pour glisser l’autre moitié dans sa bouche reconnaissante.
Peu après, Ixtli signale une halte de la compagnie pour la nuit. Nous dresserons ce soir le campement dans une clairière plane au cœur des bois montagneux. Les arbres nous cernant sont plus feuillus qu’épineux, attestant d’une altitude plus basse qu’Ilmatar. Bien que nous soyons encore en montagne, l’air est plus aisément respirable, et la température plus douce. Acceptant la position d’un accord tacite, nous descendons de nos montures, et les deux dames de Yuimen nous abandonnent à la recherche de bois mort pour le feu. Il nous incombe le montage d’un campe digne de ce nom. Alors que les deux demoiselles s’éloignent, je lance aux autres :
« Un seul abri sous toile sera suffisant, pour quatre dormeurs et un garde. Nous nous y tiendrons chaud. »
Aucun sous-entendu dans mes propos, c’est la logique même qui parle.
(Hem…)
Oui, bon, presque aucun sous-entendu. Mais à moins que l’un d’eux n’ait une pudeur exagérée, ce qui dans une certaine mesure ne m’étonnerait pas des masses, de la part de Pureté, ni même de ma consœur sindel, nous aurons plus vite monté ce soir, et serons plus vite partis demain en œuvrant de la sorte. Faisant choir sur le sol toile de tente et couvertures tout en lorgnant un endroit où les arbres sont suffisamment proches pour tendre la toile entre eux en une tente de fortune sans piquets, à peine juchée à cheval sur une corde bien tendue, je m’adresse à Ixtli :
« Prépare un endroit où faire un feu, pour le retour de ces dames. L’allumer ne sera pas un problème, même si le bois est un peu humide. Mais il faudra veiller à ce qu’il ne brûle pas toute la forêt. On va s’occuper de la tente. »
Elle est la seule, avec Lysis, à savoir de quoi je veux parler. Je ne souhaite pas l’écarter, mais ça me permet de rester un instant de plus avec l’intriguant elfe blanc.
« Faëlis, tu pourrais ? »
Je désigne du regard la toile dont je me saisis de deux côtés pour qu’il m’aide à la tendre pour en voir la surface, et la poser ensuite près de l’endroit tout indiqué qui me semble opportun, entre deux arbres fins, mais solides et vigoureux. D’une voix bien moins forte, je lui pose une simple question :
« Alors, mon ami. Quels sont tes propres vices ? Qu’aimes-tu faire, que ça soit ou non mal vu des tiens ? »
Je me saisis de la corde mise à notre disposition et enroule une extrémité au premier arbre, espérant que mon comparse fasse de même avec son propre bout. De corde. Parce que bon, on ne sait jamais, avec vous. Je suis curieux d’en apprendre plus sur ce singulier personnage qui semble avoir une grande passion pour l’apparence qu’il laisse. Et sans le savoir, ni que ça m’ennuie particulièrement, je me sens un peu Pulinn, dans mes interrogations. [1326 mots]
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