La grise m’indique qu’elle va bien avant de se débarrasser de ma main sur sa joue avant de se tourner vers les quatre humains afin d’expliquer brièvement les raisons de notre intervention dans leur combat. Elle s’excuse pour moi de mon comportement directif, faisant passer comme convenu qu’elle est mon épouse, et expliquant celui-ci par le fait qu’ils sont les premiers humains que nous croisons depuis notre arrivée en ce monde. Habile, même si j’ai du mal à voir le directif dans mon intervention, qui certes verbalement alambiquée, n’était au final qu’une simple question, et flatteuse à bien des égards. J’ai du mal à ne pas pouffer lorsque mon épouse annonce s’appeler Lenneth, suggérant que je me présente moi-même et me laissant ainsi le choix de mon patronyme en ce monde. Elle semble, malgré son habitude d’être assurée et distante, vouloir se montrer à la fois timide et polie. Un revirement de rôle qui ne manque pas de me surprendre. Pris au dépourvu dans cette prise de décision à laquelle je ne m’attendais pas, je tourne le regard vers les quatre humains, expectatif, les toisant tour à tour d’un regard assuré. Mon esprit, pourtant, l’est un chouïa moins.
(Merde, merde, merde… Quel nom choisir ? Il m’en faut un qui n’ait aucun lien avec Yuimen, qui ne soit ni le mien, ni celui d’une célébrité de notre monde qui aurait pu franchir les frontières sous forme de légende… Merde… merde !)
Rien ne vient. Je suis à court d’imagination, pour le coup. Par chance, mon esprit est pluriel, et Lysis tranche pour moi, fermement.
(Amarthan.)Anonnant intérieurement, et fonçant droit sur l’opportunité qu’elle me tend, je réponds franchement :
« Amarthan. Je me nomme Amarthan. »Rien besoin d’ajouter pour l’instant : ma question tient toujours, même si son effet a été réduit par l’intervention de ma chère épouse factice. Au lieu de cela, l’opportunité saisie, je m’interroge sur cet élan inventif de la part de Lysis.
(D’où tu tiens ça ? Si tu me dis que c’est la traduction de « merde » en langage faerique, je te défonce !)(Oh, mais je n’attends que ça.)(…)(Non. Il est vrai que j’aurais pu, mais ce nom a une toute autre signification. Amarthan, destiné, ou condamné, dans la langue originelle des sindeldi. Comme autrefois tu m’as donné le nom que je porte aujourd’hui, je te donne celui que tu portais alors, lorsque tu vins au monde : Cromast d’Amarthan.)Je reste interdit, silencieux et muré dans mon for intérieur, regard dans le vide posé sur ces quatre inconnus. Mon nom. Quel nom ? Je n’en ai qu’un, Cromax, celui que je me suis forgé à la pointe de mes épées. Celui par lequel on me connait. Que signifie ce nom que m’ont donné mes parents, dont je n’ai aucun souvenir, et qui m’ont abandonné ? Rien. Strictement rien. Et pourtant, nombre de fois, j’ai voulu le connaître, l’apprendre, avant d’abandonner toute recherche sur mon passé pour prôner l’intérêt de ma vie actuelle et future. De mes aventures. Je n’ai rien d’un noble pendouillant mollement au bout d’une longue et prestigieuse lignée. Je ne suis que moi, Cromax, indépendant en tous points.
(Et pourtant, c’est ton nom.)Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Rageur, je mure mon esprit à ces pensées, et me concentre sur les êtres qui consentent enfin à se présenter, dussé-je paraître dur de mine.
Ainsi, c’est l’homme à la rapière qui le premier prend la parole, et présente tour à tour ses compagnons. Lui-même est plutôt grand, mince, les cheveux mi-longs de charbon et le regard clair et déterminé d’un homme qui sait ce qu’il fait. La qualité et la noblesse de ses habits de voyage en cuir fait aisément de lui le chef de cette petite expédition. Et c’est en cette qualité qu’il prend la parole pour manifester une certaine reconnaissance de notre intervention pour l’assurance de leur survie. Il commence, galamment, par présenter la demoiselle du groupe : Kariny. Il dit de cette jeune femme au teint clair, aux cheveux d’or ondulé et mi-longs qu’elle est sa sœur en tous points, hormis celui du sang. Je souris intérieurement devant ce miroir inverse de ma propre situation avec Sisstar. Car ce qui me lie à elle, bien qu’elle ait le corps de ma jumelle, n’est plus que le sang qui coule dans nos veines. Alors, que veut-il dire en la nommant sœur ? Est-ce ainsi, dans sa ville d’origine, que l’on nomme les amantes illégitimes ? La donzelle a un joli minois, et son décolleté pigeonnant fort bien garni n’est qu’un indice agréable sur la beauté suggérée du reste de son corps. À moins que ce ne fut son amie, sa confidente depuis des temps ancestraux. Une connaissance fidèle de longue date.
Quoi qu’il en soit, la belle salue brièvement, polie mais pas souriante pour un sou. Rapière toujours en main, elle a la mine boudeuse, et ses yeux d’émeraude se font analytiques alors qu’ils se posent sur nous. Mais je ne puis la juger sur son armement toujours apparent : moi-même, si j’ai rengainé ma métamorphe, je suis toujours appuyé, tel sur une canne, sur mon élégante rapière, les toisant d’un air non moins revêche que le sien. Un rôle pas naturel pour un sou, que les circonstances me poussent néanmoins à adopter à la perfection.
Le suivant sur la liste des présentations est le guerrier en armure, qui débarrassé de sa barbute orné de crin carmin arbore un visage tel que Faëlis a dû souvent en voir, dans les cours de nobliaux. Loin d’être un guerrier rude couturé de partout, ser Selirant de Lanholt, puisque tel est son nom, semble plutôt être un jeune premier, chouchou des courtisanes. Sa belle gueule aux longs cheveux lisses et châtain donnent au personnage un charisme puissant qui n’est pas dénué de charme. Le héros générique, modèle beau-gosse, en somme.
(Une tafiole, quoi.)Il est vrai que selon les standards, un humain garant de la force qui a la tronche d’un elfe et les manières de ceux-ci est souvent considéré comme… un peu efféminé. Mais étant moi-même elfe de mes origines, je suis mal placé pour le juger, sacrebleu. Habile dans le domaine de l’oralité diplomatique il nous remercie en grandes pompes, me surnommant dès lors Sieur Sauveur, pour mon plus grand amusement.
Vient alors le dernier, le plus rustre du groupe : ce guerrier rouquin barbu à la hache, dont les cheveux sauvages forment comme une crinière de lion autour de sa face burinée et rude, celle d’un vrai guerrier, et non celle d’un peigne-cul anobli. Egil est présenté comme le garde du corps de notre locuteur, et ne fait que grogner en réponse aux présentations de son maître. Lorsque vient le tour pour l’homme à la rapière de préciser son nom, Kariny s’interpose vivement, pleine de méfiance, pour l’en empêcher, mais il a tôt fait de la rabrouer pour indiquer qu’il serait inconvenant de ne pas se présenter à nous alors que nous venons de les sauver. Aussi le fait-il, et j’ai du mal à maintenir un visage fermé lorsqu’il annonce être le prince Valérian, fils du Roi de Valmarin. Et héritier, sans aucun doute, vu l’unicité du terme de fils employé. Valmarin… c’est de sa régence que le pamphlet anti-Aaria que j’ai lu à Ilmatar a été écrit. Sont-ils toujours aussi fermés sur la question des élémentaires ? L’heure n’est pas venue pour nous de l’apprendre. Trop tôt, il serait mal avisé d’en parler. Ce qui compte, ici, c’est les points que nous marquons d’entrée de jeu : garants de la survie de l’héritier d’une grande ville humaine de ce monde, on commence fort. Autant poursuivre sur cette voir, dès lors.
Vient alors le juste retour de ces présentations, car de nous ils ne connaissent finalement que le nom. Le prince demande, prudemment, si nous sommes des elfes. L’occasion d’amener à l’avant de la scène notre couverture, à Hrist et moi. Lenneth, pardon. Ne me départissent pas de mon port altier, j’engage la réponse à sa question.
« Des elfes, oui. Encore que nous ne sachions pas à quoi ressemblent ceux de votre monde, n’en ayant jamais rencontrés. »De quoi troubler leur précieuse assurance, et doubler la soupçonneuse vigilance de la demoiselle du groupe, que je reluque de plus belle, plongeant mon regard corbeau dans l’émeraude des siens avant de revenir sur ceux, céruléens, du prince de Valmarin. La notion d’un autre monde ne devait pas être connue de tous, si elle l’était seulement tout court pour l’un d’entre eux. Je ne devrai pas douter de mes mots, en les prononçant. Avoir rejoint les Amants, le Temple a au moins exercé sur moi des talents dans l’art du mensonge et du jeu d’acteur que je n’avais pas soupçonnés jusque-là.
« Autrefois, les nôtres, elfes d’argents, parcouraient ces terres en conquérants. Andarsté était une colonie prospère de notre monde, Eden. Mais voilà de longues années que toute vie sindel a été éradiquée de vos contrées. Les sages d’Eden, soucieux de retrouver les accords brisés d’un passé révolu, nous ont mandés ici pour que nous enquêtions sur les puissantes cités de ce monde, afin de rétablir de fructueux accords commerciaux entre nos peuples. Nous nous rendions, mon épouse et moi, à Illyria, dont on dit qu’elle est la plus riche cité d’Elysian. »Je laisse mes mots faire leur effet. J’ai sciemment fait jouer le poids des rivalités entre Valmarin et Illyria, pour le coup, afin que le prince perçoive une opportunité de taille dans mes propos. Je poursuis, énigmatique :
« Mais peut-être est-ce le destin qui a placé sur notre route de si qualitatifs représentants de Valmarin. On dit de votre cité qu’elle possède une flotte de renom. Mais ces informations doivent dater… Sont-elles toujours d’actualité ? »Je laisse Hrist poursuivre éventuellement, si elle croit cela pertinent. De mon côté, même si j’aurais encore beaucoup à dire, je m’en tiens là, en attente de réponses et, surtout, de réactions.
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