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Si j’ai espéré apaiser et recentrer les esprits par mon discours, c’était sans compter l’intervention de Hrist, qui, véhémente, s’interpose à son tour devant la monture de Faëlis, répétant mes propres paroles mais en des mots moins… diplomatiques. Elle a l’air d’appeler un chat un chat. Et pour Faëlis, c’est le crétin qui échoit. La froideur du ton de la grise n’a d’égal que celui du regard que lui lance en retour le nobliau immaculé – le cochon – pour consentir à mon plan visant à les écarter tout en envoyant balader Hrist et sa confiscation de carreaux d’arbalète. Une initiative dont nous nous serions bien passés. Instaurer, si près d’une longue séparation qui verra sans doute nos allégeances bousculées, une tension dans le petit groupe que nous formons n’est guère la meilleure idée qu’elle ait eue jusqu’ici. Si elle en a déjà eue, par ailleurs, depuis sa récente arrivée. Parce qu’à part dompter les rongeurs et faire des pactes de sang, la baronne rouge n’a pas fait preuve de grand discernement, si ce n’est celui de prêter attention à mes propres paroles sages.
(Woh l’aut’, comment il se la pète.)
Là où je ne rejoins pas foncièrement Faëlis, dans ses paroles, c’est qu’il dit qu’on est censés sauver les gens. Leur venir en aide en trouvant le responsable du drain de magie, et sauver temporairement la mise aux élémentaires pour éviter une guerre ouverte avec les humains à cause de la crise de succession d’Illyria, oui… jouer les gardiens protecteurs et preux chevaliers allant sauver la veuve et l’orphelin (mais surtout la veuve, faut pas rire, non plus), y’a des limites. Le loyal con, ça n’a jamais été ma tasse d’infusion de plantes parfumées dont le nom sera sans doute démocratisé plus tard, quand on le généralisera et le vendra en sachets préservant le goût et l’arôme de la plante originelle séchée.
(Thé.)
(Enrhumée ?)
Du coup, je me contente de hausser les épaules à leurs successives interventions, modérant le propos d’un geste visant à l’accalmie.
« Tempérez vos humeurs, bon sang ! A Illyria, des écarts de ce genre ne nous serons pas permis. Alors blindez-vous, et gardez pour vous vos vexations. Il y aura suffisamment de peigne-culs pédants et trop sûrs d’eux là-bas pour devoir vous rabrouer à la moindre maladresse. »
J’opine ensuite aux dires de Pureté, qui se fait la voix de la raison dans ce groupe de dégénérés. Cela conclut ce petit conciliabule, et les deux combattants les moins aguerris de notre quatuor exotique se taillent un bout de chemin pour sortir de notre vision, alors que la grise mienne propose l’ébauche d’un plan d’attaque contre ces créatures, séparant notre duo – couple, désormais – en deux rôles distincts, l’un fonçant dans le tas, l’autre regroupant les humains combattants en un tas impénétrable d’armures d’acier. Défense serrée, stratégie prévue d’avance… je n’entends à son discours qu’une chose : elle est prête. Et j’aime entendre une femme me dire ça ! Inutile, face à une harde de bestioles inconnues, de plancher trop longtemps sur stratégie complexe : leur défoncer la tronche en frappant partout et de toutes ses forces, ça fonctionne aussi très bien. Ça vaut aussi pour d’autres sujets, à certaines occasions, mais… ce n’est pas le thème du jour.
Aussi, j’opine vivement du chef, et lorsqu’est venu le moment d’entrer dans la danse, je commente brièvement :
« D’accord. Je prends la charge. »
Et sans plus lui laisser le choix, finalement, du rôle qu’elle compte emprunter, je lance ma monture au grand galop, dégainant ma lame métamorphe pour la changer en une lance de cavalerie aussi pointue que longue – comme ma vantardise – qui s’enflamme, sous l’impulsion de Lysis qui est toujours mêlée à ma propre essence corporelle. Car voilà ma vraie nature : le combat. La rage d’une bataille, l’incertitude d’en sortir vivant, le sang, la mort que je sème. Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes, comme dirait un légendaire connard barbant connu de tous. Un instant, alors que le galop fait voler mes cheveux bigarrés derrière moi, je m’amuse du spectacle que doivent vivre sans pouvoir s’y attarder ces rudes guerriers trop pleins de leur humanité. Celui de deux elfes majestueux fonçant droit sur eux et leurs adversaires, portés par la vitesse de leur monture et par la grâce de leur espèce, imposant à la fois crainte et respect de leur charisme quasiment royal, quoiqu’éminemment salvateur et non dénué d’une certaine dose de courage épique. En un mot comme en cent : la classe, quoi.
Et c’est conscient de cette image de grande qualité que je m’élance, plein d’une ferveur retrouvée pour le sauvetage de péquenauds tous armurés. Ah, ils ont l’air fier, ces combattants caparaçonnés et bardés d’acier, à jouer les gros durs face à une colonie de ces monstres mythologiques effrayants, véritables chimères cauchemardesques pouvant effrayer quiconque les verrait.
(Manticore plus que chimère, en vérité.)
(Quewa ?)
Qu’importe, au final, le nom de ces abominations, le quatuor armé semble ne pas bien les gérer. Et c’est de cette délicate posture qu’il nous échoit de les tirer, désormais.
L’une de ces bêtes semble apercevoir notre ambitieuse approche, et prend son envol pour prendre Hrist comme cible. La jugeant assez grande pour s’en charger toute seule avant de jouer la chienne de berger pour rassembler ses pieux moutons, je fonce comme un barbare vers le gros du troupeau, en plein dans la mêlée, là où sang, boue et pisse se mêlent dans la peur, la haine et le courage des combattants. Les voyant dans leur élément, tout en m’approchant avec une rapidité que d’aucun jugerait inconsciente, je les détaille brièvement, tour à tour. Le premier est un grand rouquin bataillant furieusement avec une lourde hache de guerre, arborant pour seule protection une cotte de mailles. Je vois en lui toute la brutalité d’un grand guerrier barbare des steppes sauvages, se complaisant avec une bestialité sauvage dans sa manière de tuer. Il hurlait de rage et de colère, faisant face sans pouvoir y échapper à l’une de ces créatures monstrueuses, qui le menaçant de ses griffes acérées, parées tant bien que mal par le manche de son arme, et par les mailles déchirées de sa frêle protection de fer noué. C’est l’animal qui, le premier, rencontre la fureur de mes armes, alors que je projette vers lui ma monture, plantant dans son flanc ma lance embrasée. Il se tord, il se cabre et s’écroule sur le côté, rugissant sa douleur comme il vomissait sa rage. Ainsi déséquilibré et meurtri, il fait une fort bonne victime à la hache de l’autre, à laquelle je laisse volontiers la priorité pour lui déformer le portrait à grands coups hargneux visant à lui défoncer la mâchoire. Il y a bien assez d’ennemis pour ne pas disputer celui-ci, aussi retiré-je ma lance du corps sans interrompre mon élan, la faisant prendre la forme plus archaïque d’une hache d’assaut, toujours aussi enflammée, qui vient cueillir la cuisse postérieure d’une seconde bête, en proie à un nouvel humain, une demoiselle, à laquelle je pourrais pareillement lui mettre quelques coups, sans arme cette fois, sur le postérieur qu’une fine protection de cuir masque savamment. Sa rapière est de bien piètre utilité face à de tels mastodontes, d’autant que la pauvrette, sans doute emprunte de phéromones puissants, attire à elle trois mâles de la harde, dont elle peine à se débarrasser seule.
Au moins, mon action aura détourné l’attention d’un d’entre eux, qui grogne férocement en se retournant vers mon cheval, qui file déjà plus loin pour établir un large arc-de-cercle pour effectuer un demi-tour sans perdre d’élan, afin de ressurgir tout aussi fort et puissant dans la mêlée confuse que je ne fais, pour l’heure, que traverser subrepticement. Blessé à la patte et non aux ailes, le carnassier s’envole à ma suite, battant de ses ailes membraneuses avec une frénésie calculée. La souplesse d’action de ma jument est suffisante pour rendre temporairement son vol confus, alors qu’au loin je vois un autre guerrier léger à la rapière luisant de sang s’échiner à planter successivement les créatures l’encerclant. Avant que je n’ai eu le temps de m’y plonger pour faire voler plus loin ces lions ailés, le dernier d’entre eux, un vaillant guerrier à la lourde armure de plates, et équipé d’une large épée, vole à son secours en balançant sa lame autour de lui comme s’il fauchait les blés des champs. Une forte carrure, qui aurait tout aussi bien pu naître paysan que chevalier. Je n’ai plus donc qu’à me contenter de balancer mon arme modifiée en fléau lourd tintant au bout d’une chaine clinquante sur le mur de droite que forment ces bestiaux, semant la pagaille dans leur organisation, et brisant l’une ou l’autre aile, ou articulation.
Certains s’envolent, d’autres continuent le combat avec férocité. Au moins, la pagaille est totale, maintenant. Je vois Hrist fondre de sa monture sur l’un d’eux, menaçant l’homme à la rapière en le dominant de tout son poids, prêt à lui arracher la tête d’un coup de patte. Bien. Au moins n’hésite-t-elle pas à donner d’elle-même pour sauver ces âmes condamnées.
Je n’ai guère plus le temps de l’admirer que la vindicte sauvage s’impose à moi et me rattrape dans la charge héroïque : le blessé de la cuisse de plus tôt se rappelle à moi en me prenant en traître. Par derrière, et par les cieux, il me percute de dos de ses pattes antérieures. Pris de court, et ne m’y attendant pas à cet instant, je vole littéralement de ma monture, qui s’en va dériver à toute vitesse à l’écart du combat, s’éloignant naturellement de tout danger, sans disparaitre toutefois, bien éduquée qu’elle est. Pour ma part, c’est après un vol plané totalement inesthétique que j’atterris sur l’herbe de la plaine, me réceptionnant sur mes pieds, habilement, mais trébuchant sous la vitesse du choc, et roulant sur moi-même ensuite sur plusieurs mètres, alors que la bestiole se rue sur moi, boitant de l’arrière-train, mais pas moins désireuse de me planter ses crocs dans la gorge. D’un bond leste, malgré la chute qui m’a malmené, je me redresse et lui fais face, tenant à deux mains la hache qui me tenait lieu d’arme plus tôt. Un manque d’inspiration sans grande conséquence, puisque l’animal sauvage bondit d’un saut que je n’aurais pas jugé possible pour se retrouver à portée de moi. Je repousse sa gueule acharnée d’un revers du manche de mon arme, mais la bête me prend de vitesse et engloutit mon coude dans une douleur vive qui étreint mes chairs. Je grogne, plus de peur que de mal, avant qu’elle ne me le libère… intact. Abasourdi, je reste hébété une seconde de trop, ne comprenant que trop tard que je dois cette consistance particulière à la nature faerique de Lysis, avec qui je partage ce corps même si d’apparence, c’est le mien. Le monstre en profite, donc, pour m’asséner un coup de griffes horizontal qui me balaie littéralement non loin de la position de Hrist, sans qu’elle semble s’en apercevoir, trop prise par son combat. Je n’ai moi-même guère le temps de m’y attarder : la manticore me charge de plus belle, et je me relève avec la promesse autosuggérée de ne plus le laisser me toucher, désormais.
Et de fait, cette fois, c’est moi qui la prend de vitesse, la cueillant avec la lame de ma hache sous la gorge, l’ététant à moitié dans une large gerbe de sang qui ne manque pas d’éclabousser tout au passage, et particulièrement l’elfe grise non loin, aux proies avec un autre monstre ailé. Les giclures m’atteignent sans pitié également, rougissant mon armure et pointillant de carmin ma peau d’argent.
Le carnivore, toujours agité de soubresauts, trouve la mort en un ou deux autres coups réduisant sa tête léonine en charpie sanglante, en bouillie épaisse de grumeaux rouges qui restent un instant collés à ma lame avant que je ne l’essuie d’un revers sur le sol, me lançant cette fois à pieds dans la bataille, avec une ferveur combattive retrouvée. La charge cavalière a beau être plus efficace, on ne ressent la vie d’une bataille, cette frénésie meurtrière qu’une fois au même niveau que les autres combattants. Là où tout n’est que chaos, où le plus fort l’emporte tant par la chance que la technique ou la force brute. Et des trois, j’en possède au moins deux. Et je n’hésite pas à en abuser sur ces ennemis puissants, dégainant ma rapière en plus de la hache que je tiens toujours fermement. Le concret s’efface pour ne devenir que confusion, et je frappe des coups successifs sur des ennemis pluriels, qui ne sont plus, dans ma danse effrénée et meurtrière, que des tas de chair à découper sans a moindre pitié. Leurs corps confus et blessés crachent des flots carmin à chaque estafilade, à chaque plaie, sans qu’ils ne parviennent à m’atteindre. Rapide, j’entends leurs mâchoires claquer sur mon passage, je sens sur ma nuque le vent produit par les coups puissants de leurs pattes monstrueuses, mais si quelques-uns me percutent, aucun ne me blesse réellement, et ma danse macabre ne s’en retrouve que magnifiée, à peine déséquilibrée dans la perfection de chaque mouvement.
Lorsque dans ma vision, plus aucun n’apparait, je cesse tout mouvement et me retourne vers la bataille. Mes pupilles noires se posent par hasard, mais presque prophétiquement, sur celles violettes de ma grise pseudo-épouse. Indemne dans cette marée sanglante de cris et de plaies, elle semble apprécier aussi puissamment que moi cette frénésie incontrôlable qui anime les combattants baignant du sang de leurs ennemis. Elle m’adresse un clin d’œil en embrassant sa dague ensanglantée sans peur de s’en salir les lèvres. Lèvres sur lesquelles une pulsion sauvage me donnent envie de plonger, passant ma main dans sa nuque jusqu’à saisir ses cheveux pour dévorer sa gorge de morsures voluptueuses. Je sens l’animal en moi, la bête incontrôlable, liée à ses instincts les plus primaires. Aussi, sans lâcher son regard, le mien se faisant incandescent, je plonge ma rapière dans la bouche d’une des bêtes jusqu’à ce que mon poignet passe ses crocs et traverse sa collerette serpentine, rougissant sa nuque de son propre sang. J’en dégage alors l’arme et le bras, laissant choir le cadavre sur le côté.
Sur la bataille, même si elle n’est pas finie, nous avons désormais l’avantage. La majorité des créatures est blessée, sinon morte, et rares sont les indemnes qui se ruent encore avec la ferveur primale au combat. Nos partenaires humains ne sont pas en reste, s’organisant enfin pour s’offrir mutuellement protection et efficacité dans le combat.
Je profite du passage effréné d’une créature aux ailes brisées plus paniquée que prédatrice, désormais, pour m’accrocher à sa collerette reptilienne afin de grimper sur son dos, saluant le retour des actions dangereusement classes dans mes combats acharnés. Pour me maintenir sur son dos parcouru des spasmes de sa course, je plante mon arme métamorphe sous la forme d’un poignard courbe dans le cartilage de sa crinière saurienne, m’assurant un contrôle partiel sur ses mouvements. Du moins le pensé-je, jusqu’à ce qu’il prenne une toute autre direction que celle vers laquelle je le destinais. Dans mon esprit, je sens celui de Lysis trépigner d’impatience devant la vanité de mes efforts.
(La dominer ? Mais il fallait le dire tout de suite !)
Instantanément, je perds presque conscience de moi-même alors qu’elle prend possession de notre corps pour insuffler sa sombre magie dans le corps de la manticore sous moi. L’animal a beau résister, il ne peut faire autrement que d’obéir aux ordres qu’elle lui donne, le dirigeant littéralement en contrôlant sa chair, l’amenant à foncer droit vers ses semblables pour leur asséner coups de griffes et de dents jusqu’à ce qu’ils finissent par se retourner sur lui pour le massacrer unilatéralement, traitre à sa nature.
Je reprends alors brutalement possession de mes moyens alors que le corps du monstre que je chevauchais se fait réduire en bouillie par sa propre meute. Je suis expulsé en arrière, tombant sur le sol sans retenue en voyant cet horrible spectacle cannibale et fratricide sous mes yeux. Hébétées elles-mêmes devant cette nécessité horrible, quoique je leur prête là peut-être des sentiments anthropomorphiques un peu trop prononcés, elles ne voient pas arriver ma fureur meurtrière poursuivie, qui me voit paré de mes deux lames, rapière et sabre, qui viennent faucher leurs gueules béantes et remplies de sang, leurs flancs offerts à la morsure de l’acier, et leur fourrure se faire grignoter et noircir par les flammes qui l’embrasent. En posture de combat, dans un cercle d’ennemis mourants, je frappe et frappe encore là d’où vient le moindre mouvement, dernier témoin d’une vie gâchée par le meurtre. Lorsqu’enfin, il n’y a plus que mort partout autour, je me redresse, droit et fier, parmi mes victimes, cherchant du regard tant la grise que les quatre humains.
La plaine baigne de sang et de cadavres. Je ne sais pas, au final, combien j’ai pu en tuer moi-même, mais le massacre semble unilatéral. L’adrénaline retombe et j’exhale un soupir d’essoufflement mêlé d’un plaisir aussi physique que mental. Droit, le port noble malgré mes mèches rougies et ma peau maculée de sang, je me tourne vers les survivants pour m’exclamer d’une voix claire et impérieuse, entrant finalement dans mon rôle d’ambassadeur pédant d’un peuple croulant sous la richesse et la technologie :
« A l’allégeance de quelle cité sont ces lames que vous maculâtes du sang de ces menaces pour le peuple que vous défendîtes au péril de vos vies ? »
(Ah, ben comme ça au moins tu donnes raison à Hrist sur ta grandiloquence !)
Au péril de leur vie. Une façon détournée de leur signifier qu’ils nous la doivent, désormais, tout en les encensant de leur acte de bravoure. Je ne connais pas un peuple qui y soit insensible. J’enjambe les cadavres des monstres défaits, préservant une grâce à laquelle je ne prête aucune attention d’habitude, même s’il ne me parait pas aberrant qu’elle me soit naturelle, et m’approche de Hrist, tentant de plonger mon regard dans le sien en posant une main délicate sur sa joue, demandant d’un silence entendu des nouvelles de son propre état suivant le combat. Le mari se souciant de la survie de sa tendre et froide épouse, ou le compagnon s’enquérant des plaies de son acolyte d’aventure ? Les deux rôles, ici, se mêlent à merveille. Ça ne sera pas si complexe que ça a pu paraître, au final. Je me sens déjà grisé de ce masque improvisé.
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