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Hrist répond étrangement à ma petite provocation concernant Kariny. Sortant du jeu de couple de faussaires, elle affirme que mes œillades ne mettent sans doute pas en doute notre mensonge commun. Non, effectivement. J’aurais même tendance à penser l’inverse : un couple trop fusionnel, amoureux, parfait attirerait plus le doute et les regards soupçonneux. Alors qu’un mari volage un peu trop léger sur ses regards abandonnés aux corsages bien garnis, mais fidèle néanmoins à sa timide épouse au col relevé, me semble tout à fait crédible. Et puis, il n’y a pas de raison que je ne puisse pas profiter, au moins des yeux, des courbes que ces jolies Elysianes mettent si bien en valeur. Je note d’ailleurs, assez curieusement, une certaine propension des êtres de ce monde à nous parler des humains par leurs mâles, et absolument pas par leurs femmes. La société d’Illyria est-elle donc si patriarcale pour que le roi n’ait d’autre choix que des neveux éloignés et un bâtard illégitime comme seule succession. N’a-t-il pas épouse, sœurs ou filles en vie, ce grand souverain sur le déclin ? Est-ce une société tellement patriarcale qu’elle oublie même de les citer dans les rôles majeurs dirigeant le royaume ? Ce ne sont que vaines questions, pour l’heure. Sans y être, ni n’avoir à portée un contact savant, impossible d’y répondre.
Et j’arrête d’y songer, puisqu’enfin, Hrist me révèle ce qu’elle a appris de son espionnage. Et selon ses propres dires, pas grand-chose. Elle semble conclure que Valérian, prince de Valmarin, est l’unique héritier de son royal paternel, et probablement fils unique. Elle le décrit comme malléable. Chose que j’ai moi-même notée en lui adressant la parole : c’était sans en douter le plus ouvert des quatre compagnons, là où le sieur péteux n’était que jugement, la donzelle que soupçons, et le rouquin que rudesse renfrognée. En apparence, du moins. Et selon un premier regard bien neuf. Cela veut peut-être simplement dire qu’il a de grandes dispositions à la diplomatie, là où ses pairs, bien que probablement sympathiques, sont plus retors à la chose.
Hrist poursuit en affirmant qu’il ne souhaite que plaire à son souverain, et qu’il s’agit là une faille exploitable pour s’immiscer dans la vie politique de Valmarin, et jouer à des jeux d’influence. Très bien. Voilà de bons indices que nous pourrons mettre en place sitôt arrivés dans leur marine cité. J’opine silencieusement du chef, n’ayant rien à rajouter sur le sujet pour le moment.
Pour l’heure, nous n’avons plus qu’à nous rendre à Illyria, désormais. La direction nous est toute indiquée. Mais ma compagne décide de se saisir de la perche que je lui tends concernant sa cicatrice pour révéler sa mort passée.
(Hein ?)
Sa double mort passée, même, si j’en crois ses propos.
(Quoi ?)
Et j’ai du mal à y croire, la voyant déambuler là à mes côtés. Je ne suis pas étranger aux choses de la mort, aux possibilités de résurrection des corps défaits. J’ai été visiter les Enfers, domaine de Phaïtos. J’ai été mis en contact avec la divinité en personne, qui a proposé et réalisé la résurrection d’Andelys le Barbare, à l’époque. Et pourtant, j’ai toujours autant de mal avec ces histoires de secondes vies. Une fois mort, comment peut-on imaginer réintégrer son corps ? Une fois qu’il est devenu froid, vaincu d’avoir été trop faible pour survivre, trop imparfait pour être vraiment libre, comment peut-on l’aimer encore, sans perdre toute confiance en soi ? La vie, je le crois sincèrement, est unique. Et ceux qui s’en dotent de plusieurs, comme Hrist me l’affirme ici, gardent en eux quelque chose d’irrémédiablement brisé. Avoir le souvenir de sa, voire ses, propre mort, c’est quelque chose qui ne peut qu’abîmer la psyché.
Sans commenter, je la regarde dégainer son poignard, une arme sombre, unique, au passé lourd. Une dague de légende, ayant fait couler des litres de sang. Outre son histoire, que je ne maîtrise pas, ne m’y connaissant que peu dans les milieux de l’ombre, je reconnais en sa fabrication un outil de qualité, prêt à dispenser la mort sans jugement ni considération. Une arme d’assassin. Une main dans l’ombre qui vient poignarder dans le dos, lâchement, sans combattre. Je répugne ces activités traitresses, même si je suis conscient de leur absolue nécessité, parfois.
Mais quel plaisir de tuer, sans voir dans les yeux de sa victime la peur de la mort ?
Et avec sa dague, une révélation qui sonne comme un glas sinistre en moi : Envoyée de Xenair, l’assassin solitaire, éminent membre de l’armée d’Oaxaca, général, tout comme moi. Un des Treize. Je la fixe avec une sévérité non feinte alors qu’elle me révèle son identité, tendant le manche de son arme dans ma direction comme si elle se mettait à mon service, ce qu’elle confirme aussitôt en affirmant obéir aux ordres de son maître pour se mettre au service du Seigneur de l’Ombre pour protéger des intérêts communs. Des intérêts communs ? Qu’entend-elle, par là ? Que sait-elle de mes objectifs ? Qu’est-ce que Xenair, avec qui je n’ai eu aucun contact depuis mon accord avec la sombre déesse, sait de moi ? Je fronce les sourcils, grave. Je sais avoir des alliés et des adversaires, dans ces treize Champions de l’ombre. Aerq s’est de suite montré amical, et l’alliance s’est confirmée sur Saldana. Je sais Sisstar haineuse de ma personne pour ce que mon corps représente pour le sien. Je connais aussi la rancœur forte de Khynt, et encore davantage celle de Crean Lorener, à qui j’ai tout ôté. Mais Xenair ? Je ne connais rien de ses affiliations, de ses intérêts personnels.
Ne regardant que ses yeux, mon regard pénétrant plongé dans le sien, je replie mes doigts autour des siens, sur sa lame. Doucement, sans presser, mais pour indiquer que je ne serai pas celui qui guiderai sa lame. Et si le geste n’est pas assez clair, j’y joins la parole.
« N’espérez pas d’ordre de ma part, envoyée de Xenair, sinon celui d’œuvrer pour la sauvegarde de ce monde. Car mon rôle de Seigneur de l’Ombre, ici, n’est guère différent que celui d’Amarthan. J’œuvre à la recherche d’alliances, martiales ou commerciales, qui lieraient Tulorim à l’opulence. Opulence qu’elle me devrait, et qui ouvrirait son propre regard sur une alliance entre les cités d’Imiftil et Omyre, afin que cesse la suprématie de Kendra Kâr sur le monde des Hommes. »
Je ne sais pas si lui révéler mes objectifs profonds est une bonne idée, mais elle a fait preuve de courage et de sincérité en m’avouant son identité. Je peux lui rendre la pareille. Le rôle du Seigneur de l’Ombre, jouant des deux influences pour transformer la vision du monde d’esprits étriqués. Non, Kendra Kâr n’est pas le bien, et Omyre le mal. Entre les deux systèmes, je préfère encore celui que propose Oaxaca, sans nul doute, si tant est qu’elle n’abuse pas de son autorité, et qu’elle laisse le chaos s’installer dans un empire guidé par les libertés individuelles.
Je lâche les mains de la jeune elfe, sans reculer cependant.
« Êtes-vous là pour me surveiller ? Que savez-vous de moi ? »
Ces questions, je les pose calmement, posément, mais gravement, aussi. Il n’est plus le temps des badinages. Au moins pour un moment. Et toujours sérieux, je poursuis :
« Vous m’êtes mystérieuse, Hrist. Et plus j’en apprends sur vous, plus vous l’êtes. Je veux vous connaître. »
Par chance, notre mission commune en ces terres me permettra d’en apprendre plus sur elle, peut-être. Comment lui faire confiance, par contre, désormais ? Car si elle m’a révélé son identité, n’est-ce pas aussi pour gagner ma confiance ? Enfin, je détourne le regard pour poser les yeux sur nos montures. Et alors que j’en approche, me détournant d’elle, je cite :
« Marchons sur Illyria, si vous le voulez bien. »
Et enjambant ma monture, je talonne ses flancs pour la mener au petit trop sur la plaine, dans la direction que le quatuor nous a indiquée. Je reste sufisamment lent pour qu’elle puisse, à l’envi, me rejoindre et chevaucher à mon côté pour, je l’espère, poursuivre notre conversation. Celle-ci m’intéresse hautement, même si pour l’heure, elle ne peut me détourner de nos objectifs.
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